Affalée sur la table de cuisine, j'attendais la fin de la cuisson du ragoût en fixant ma fronde, pensive. Maintenant que je savais comment fonctionnaient les voiles, je désirais plus que tout retourner sur le pont pour aider les marins à les manipuler. Seulement, je devais prendre mon mal en patience. Ce n’était pas en m’imposant maladroitement et en gênant ceux qui savaient faire que j’allais m’attirer les faveurs du capitaine ! Je réfléchissais donc activement à la manière de me rendre utile aux yeux de Ferguson : que pouvais-je faire pour qu’il décide de me garder à bord ? Les idées ne manquaient pas, mais mon travail en cuisine ne me laissait aucune liberté. J’épluchais des légumes du matin au soir et ne quittais la cuisine qu'à la nuit tombée. On se rapprochait dangereusement de notre destination et, à défaut de trouver une solution, je commençais à envisager le pire.
Enfin, ça, c'était jusqu'à ce qu'Isiah et moi nous entendions une cohue se déchaîner sur le pont d'artillerie.
« Ça, c’est pas bon, dit le cuisinier. Allons voir ce qui se passe là-haut ! »
Il a saisi ses gros couteaux de cuisine et a éteint le feu sous la marmite. D'instinct, je l'ai imité en m'emparant de ma sacoche. Après l'avoir fixée à ma ceinture, j’ai suivi mon compagnon hors des fourneaux.
Dehors, le couvercle gris des nuages commençait doucement à se dégager tout comme le vent devenait plus doux. En conséquence, la houle s'était apaisée. Mais il ne fallait pas se relâcher : le mauvais temps n'était peut-être pas très loin.
Sur le pont, une grande partie des pirates s’était rassemblée près du grand mât. Devant eux se tenaient le capitaine Forbes et La Guigne. L’un avait la main posée sur son pistolet, quand l’autre l’avait sur son épée. La meute de pirates était menée par un marin à la gueule cassée, que j’ai tout de suite identifié comme le loup de mer que j’avais percuté lors de ma dernière montée sur le pont. Isiah et moi, nous nous sommes postés à l’écart : « Mieux vaut ne pas se mêler à la confrontation, » m’a-t-il conseillée.
Le loup de mer a défié Ferguson du regard.
« On vous a sauvé la vie, Capitaine, et on trime pour vous depuis un moment déjà. Jusqu’à présent, personne ne l’a ouvert, mais faut vraiment qu’on en discute maintenant. On a pillé notre dernier négrier y a un mois, la marine anglaise est intervenue et on vous a enlevé. Personne, je dis bien personne, sur ce rafiot, ne voulait perdre son temps et risquer sa vie à aller vous chercher, mais votre second et le cuistot ont fortement insisté. Ils ont même persuadé l’équipage de voter pour eux pour reprendre le commandement jusqu’à ce qu’on vous récupère. On a risqué nos vies pour vous sortir de ce merdier et beaucoup de nos camarades y sont restés. Quand je pense à tout ça, et aussi aux réparations que le navire a besoin, il y a une question qui me trotte dans le crâne depuis un petit moment : Quand allons-nous être payés et, surtout, combien ? »
Le capitaine et le bosco sont restés silencieux face aux interrogations de leur gabier. Ils ont marmonné entre eux, à la recherche manifeste d’une réponse acceptable pour l’équipage.
« Sa question est légitime, m’a murmuré Isiah. D’habitude, un abordage rapporte pas mal d’argent, surtout quand on attaque des négriers, même si le salaire de l’équipage peut varier drastiquement d’un butin à l’autre. Seulement, la dernière fois, on a abordé et on n'a rien pu prendre, vu que Ferguson s’est fait capturer. Pire encore, sa libération nous a coûté cher en hommes et en moyens. Quand il s’agit d’argent, les hommes ne sont pas des imbéciles : ils savent que, cette fois, ils ne seront pas payés malgré les jours en mer et les risques encourus.
— Il va se passer quoi, alors ?
— Selon nos règles, tous les membres de l’équipage sont égaux. Si les hommes sont insatisfaits de leur capitaine, ils peuvent faire entendre leur voix en demandant une nouvelle élection.
— Ils vont virer le capitaine ?
— Possible. »
Isiah a froncé les sourcils, les muscles contractés, prêt à se jeter sur le premier fou furieux qui s’en prendrait à Ferguson.
Après un moment de discussion avec La Guigne, ce dernier a annoncé la nouvelle :
« Vous connaissez déjà la réponse et sachez que je la déplore. Mais je m’engage à vous rembourser ce salaire perdu sur les prochaines prises en vous laissant ma part. La Guigne s’engage à faire de même si ma garantie ne vous suffit pas. »
Le loup de mer s’est renfrogné. Il s’est tourné vers le reste de l’équipage, qui semblait tout aussi mécontent. Certains ont secoué la tête pour signifier leur insatisfaction.
« Ça sent pas bon, » a marmonné Isiah.
Le gabier à la gueule cassée s’est rapproché du capitaine, jusqu’à ne se trouver qu’à quelques centimètres de son visage. Pendant un court instant, il l’a toisé, agressif. Mais Ferguson ne s’est pas laissé démonter. Quel sacré type, quand même ! À sa place, j’aurais déjà tourné de l’œil. La tension est montée : un danger imminent se préparait, pour sûr. En observant les prunelles du vieux gabier, aucun doute ne pouvait perdurer : Ferguson était en danger de mort.
Il fallait agir. Si jamais le loup de mer le descendait, mes chances de rester sur le Nerriah deviendraient nulles. Avec la fuite de Portsmouth, j’avais déjà eu ma dose de pagaille. Hors de question que toute cette galère recommence ! Donc pas le choix : il fallait encore que je sauve la mise de ce foutu pirate !
J’ai discrètement abandonné Isiah pour me diriger vers l’enfléchure1. Le cuisinier n’a même pas remarqué mes mouvements, trop inquiet de la tournure des événements. Doucement et silencieusement, j’ai commencé à monter les échelons pour rejoindre la plate-forme du grand mât, qui servait habituellement de poste d’observation. Un pas après l’autre, j’ai progressé dans mon ascension, m’accrochant avec force au cordage. C’était autre chose que de grimper sur les toits ! Comme le bateau se balançait au rythme des remous de la mer, il fallait tout faire pour garder l’équilibre sur les grosses cordes grinçantes. Et je ne parle même pas de la brise et de la vitesse, qui donnait cette sensation étrange de voler au-dessus de la mer.
Soudain, mon pied a glissé de la corde. Maintenue par la seule force de mes bras, j'ai dû rassembler toutes mes forces dans mes tripes pour pouvoir remettre les bottes sur l'enfléchure et reprendre mon ascension.
En bas, les pourparlers continuaient.
« Alors qu’est-ce qu’on décide, camarades ? a demandé le loup de mer aux autres. Est-ce qu’on accepte le marché du capitaine ? Ou peut-être préférez-vous qu’on s’en débarrasse ? Après tout, que nous a-t-il apporté, ces derniers temps ? Beaucoup d’ennui, beaucoup de risques et peu de reconnaissances. Si c’est ça, être capitaine, n’importe lequel d’entre nous peut prendre sa place ! »
L’équipage s’est esclaffé. Il parlait bien, le gaillard ! Je devais me grouiller, sinon Ferguson allait y passer avant que je ne puisse tenter quoi que ce soit. J’ai accéléré la cadence : Scuic, Scuic, Scuic ! Enfin, me voilà sur la plate-forme. Faite de bois, celle-ci a craqué quand j’y ai posé le pied. Craaac ! Pas très rassurant, en termes de sécurité. Mais le temps manquait. Le balancement du navire me paraissait bien plus violent, alors je me suis agenouillée pour gagner de la stabilité. J’ai alors ouvert ma sacoche, sorti ma fronde et mes munitions. Seulement cinq. Ça ne me laissait pas beaucoup de marge de manœuvre, surtout que, si je ratais mon coup, les pirates allaient me viser avec leurs armes à feu et, clairement, face à ça, ma fronde ne ferait pas le poids. Prendre son temps, se stabiliser, viser bien, viser juste, puis tirer. Dit comme ça, ça paraît simple, mais crois-moi Gamine, du haut du grand mât du Nerriah, ça exigeait une incroyable dextérité.
En bas, la situation a commencé à dégénérer. La Guigne a tenté de calmer le jeu en disant au vieux gabier que ça ne valait pas le coup. Mais cela n’a fait qu’exploser la colère du vieux loup de mer, qui a dégainé son pistolet. Ces joujoux-là, ça demande une certaine manipulation pour les recharger… Il avait déjà prévu son coup, le bougre ! Mais sa méthode présentait de vrais risques : s’il manquait Ferguson, c’était terminé, car Isiah a quant à lui brandi son couteau de cuisine. Cela m’a surprise : jamais je n’aurais pensé qu’il les affûtait régulièrement pour ce genre d’usage ! Quant aux membres de l’équipage, certains gardaient une main très proche de leurs armes, prêts à entrer dans la mêlée.
La situation devenait particulièrement tendue.
Mais l’intervention d’Isiah, quelle aubaine ! Grâce à son couteau, le vieux loup de mer restait figé, pile dans mon angle de tir. S’il l’avait immobilisé ne serait-ce qu’un mètre de plus sur la gauche, Ferguson se serait tenu exactement entre ma cible et moi. Mais dans ces conditions, je pouvais viser parfaitement le vieux gabier, juste entre les deux têtes du bosco et du capitaine.
J’ai inspiré profondément. Un coup, voilà tout ce que je pouvais me permettre. Si j’échouais, ce serait la panique générale. Mon avenir sur le Nerriah se jouait sur ce petit caillou qui occupait ma fronde, déjà en tension entre mes deux mains. La lanière était si étirée que je craignais sa soudaine rupture. Courage ! n’ai-je cessé de me répéter. Puis l’occasion parfaite s’est présentée : en bougeant légèrement sur la droite, La Guigne m’a complètement laissé le champ libre.
Alors j’ai lâché la pierre.
SCHWIIIITTT ! Tout droit, elle est allée s’écraser avec force entre les deux yeux du loup de mer qui est tombé à la renverse. Du sang a coulé : je venais de rajouter une blessure à ses incalculables balafres. Résultat, le gabier, assommé, ne s’est pas relevé.
Isiah en a profité pour maîtriser l’homme. S’emparant d’une corde, il l’a retourné sur le côté pour ligoter ses poignets. Le visage de l’équipage s’est décomposé, surpris de la tournure des événements. Du haut de mon perchoir, j’ai perçu chez certains de la crainte. Voilà le sentiment qui permettait de remettre de l’ordre à bord. Après plusieurs années en mer, Gamine, je peux t’assurer que c’est comme ça que ça fonctionnait. Pour un capitaine, diriger des pirates se révélait une affaire délicate : tous revendiquaient une indépendance, tous se comportaient comme des brutes, si bien que tous sautaient sur la moindre occasion de mutinerie. Mais bien souvent, comme ça a été le cas ce jour-là, la crainte se manifestait dès que leur plan échouait, par peur de représailles.
Après un court moment de confusion, les hommes se sont mis à regarder autour d’eux pour savoir d’où venait le tir. Les rayons du soleil ont soudain transpercé les nuages et réchauffés mon dos. Ferguson, quand il m’a trouvée perchée au sommet du grand mât, a mis sa main en visière pour mieux me percevoir. La Guigne l’a imité et, quand il m’a reconnu, un sourire énigmatique s’est dessiné sur sa figure. Hé hé ! Peut-être se rappelait-il notre conversation… Ou peut-être que mon action du jour l’avait simplement diverti.
Quant à moi, je me suis assise au bord de la plate-forme, fière de mon coup. J’ai levé ma fronde en l’air pour signifier que c’était bien moi, la tireuse. En bas, pas un applaudissement, pas un bruit : juste de la surprise, de l’admiration, car même si j’avais fichu en l’air la rébellion de l’équipage, tout le monde savait qu’à ma place, personne n’aurait fait mieux.
Ce tir à la fronde, Gamine, a probablement été le plus décisif de toute ma vie, mais pas seulement parce que je m’étais rendue utile à Ferguson autrement qu’en épluchant des pommes de terre. C’était comme si, soudainement, j’avais trouvé ma place, ma raison d’être au sein du Nerriah. Ma nouvelle identité se construisait. Saoire Fowles, l’enfant des rues, a commencé à s’effacer pour laisser son entière liberté à Adrian, le tireur de fronde d’un navire pirate. Pour la première fois depuis le début du voyage, le fait d’avoir renoncé à mon nom et à ma condition de fille ne me touchait plus.
En bas, le capitaine Forbes continuait de me fixer, une main au-dessus de ses yeux. Un rictus est apparu sur ses lèvres : un rictus de satisfaction et d’éblouissement dû aux rayons du soleil. Ses derniers mots, pour sûr, restent encore clairement gravés dans ma mémoire :
« C’est la deuxième fois que tu me sauves la mise, petit ! »