Plus il s’approchait du Puy-en-Velay, plus Alexandre se sentait perturbé et sur la défensive : ces dernières semaines, les nouvelles étranges et inquiétantes s’étaient accumulées. Il avait beau essayer de se persuader du contraire, il sentait que ces événements ne s’enchaînaient pas par le simple fait du hasard. Il craignait qu’un fil rouge serpentant et se nouant ne les reliât tous, prêt à resserrer son nœud autour de la cité qui apparaissait à l’horizon.
Chez Théo, déjà, au réveil, les choses avaient pris une tournure particulière. En descendant au rez-de-chaussée, Alexandre avait trouvé son hôte prêt à sortir dans le jardin avec un peu de nourriture. La tête en vrac, il ne se posa alors pas de questions. Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Théo se sentit pourtant obligé de se justifier : « Cette nuit, un ami m’a demandé de l’héberger. Comme tu occupais déjà la chambre, je l’ai installé dans la grange. », avait-il dit, l’air d’être pris en faute.
Un peu plus tard, pendant qu’Alexandre préparait son départ, Théo reçut la visite d’un homme. Il ne se présenta pas, mais Alexandre devina qu’il était une figure d’autorité, en tout cas une personne que même le hargneux Théo ne pouvait se permettre d’interrompre. Le discours plein de reproches et de remontrances dans lequel il se lança, le jeune homme l’écouta d’un air fermé mais soumis, sans dire un mot. Le curé et le patron du bar s’étaient plaints des agissements de Théo et de sa bande. Son visiteur était donc venu le recadrer.
À un moment, le ton du sermon changea, l’inquiétude s’ajoutant à la colère, et l’oreille distraite d’Alexandre devint plus attentive, particulièrement lorsque le nom de Vézelay fut prononcé. Ce mot fut le sésame qui ouvrit à Alexandre les portes d’un monologue plein de surprises. Il y était question de l’agression commise dans la basilique et de son auteur, surtout de son auteur, l’homme lugubre, le vagabond qu’Alexandre avait d’abord pris pour un pèlerin. Théo et son visiteur le connaissaient : il faisait partie de la meute du jeune homme. Il s’appelait Vincent.
Malgré la présence d’Alexandre, le sermon s’était achevé par des propos lourds de sens : « Théo, Vincent est fragile, très fragile ! Tu sais qu’il a de gros problèmes, qu’il est instable, mais toi, ça ne t’empêche pas de lui bourrer le crâne avec tes idées antireligions, antitout d’ailleurs ! Mais au fond, je crois que c’est justement parce qu’il est fragile que tu lui montes la tête : tu as toujours espéré qu’il ferait ce que, toi, tu n’as le courage de faire qu’en paroles. Rassure-toi, ton plan a bien fonctionné : la bombe humaine que tu as patiemment programmée a explosé à la face de tous. À Vézelay, Vincent a déconné. Par ta faute ! Les flics l’accusent du pire. Par ta faute ! Ils le cherchent. Ils viendront certainement ici. Protège-le. Mets-le à l’abri. Tu lui dois bien ça ! » L’homme avait appuyé son injonction d’un regard posé sur la grange, puis s’en était allé, laissant Théo crispé, tendu, haletant. À son tour, Alexandre avait regardé la grange, n’osant croire que le sinistre vagabond de Vézelay s’y trouvait. Il avait accéléré ses préparatifs, remercié Théo, qui l’ignora, puis s’était enfui aussi vite que possible de ce village maudit.
Dans l’obscurité du sous-sol où il avait été jeté, Martin avait perdu la notion du temps. Depuis combien de jours, de semaines croupissait-il là ? Il n’en savait rien. La nuit perpétuelle dans laquelle il avait été plongé n’était pas seule en cause dans son état de confusion. Son geôlier l’abrutissait de drogues. Des mixtures de sa composition, censées, selon lui, ouvrir l’esprit, sous l’emprise desquelles Martin était en proie à de puissantes hallucinations et à d’abyssales pertes de mémoire. Le sort d’Antoine et de Louis lui était inconnu. Il se souvenait seulement de son enlèvement et, plus que tout, de cette main terrible et ferme qui l’avait extirpé de sa tente et maintenu au sol, de cette main terrible et ferme dont il sentait encore la marque et dont il redoutait qu’elle ne sévît de nouveau.
Après qu’il se fut suffisamment éloigné du village pour que celui-ci n’eût plus l’air que d’un brouillon griffonné sur l’horizon, Alexandre se trouva une hauteur d’où il observa avec anxiété la route qu’il venait de parcourir. Depuis qu’il avait refermé la porte de chez Théo, il ne cessait de se repasser la bande-son de sa surprenante matinée. Cet homme qui avait prononcé toutes ces paroles compromettantes, n’allait-il pas regretter de s’être ainsi livré devant un inconnu ? N’allait-il pas inciter Théo et sa meute à le prendre en chasse ? Voilà ce qu’il avait pensé pendant qu’il s’éloignait du village. Voilà les craintes qui l’avaient incité à sacrifier un peu de temps pour s’assurer que personne ne le suivait. Cependant, cette pause lui permit de prendre un peu de recul. Le visiteur de Théo s’était effectivement répandu plus qu’il n’aurait dû le faire devant un étranger, mais à force de se rejouer chacune de ses paroles, chacune de ses phrases, Alexandre décela le murmure de non-dits et de sous-entendus. Il réalisa alors que sa présence avait incité l’homme à peser et choisir ses mots. Peut-être même avait-il reporté à plus tard certaines révélations. Cela intrigua Alexandre, mais le persuada surtout qu’il n’avait rien à craindre. Il reprit la route, rassuré, d’autant plus que son observation du paysage ne lui avait rien révélé de suspect.
Il aurait pu ne plus penser à cette étrange épisode pendant qu’il approchait du Puy-en-Velay. Il aurait pu, oui, si d’autres pèlerins ne lui avaient révélé le meurtre de Vézelay, si deux jeunes hommes au crâne fracassé par des coups de hache n’avaient été retrouvés dans une tourbière, si les rumeurs d’églises vandalisées le long de son parcours ne s’étaient multipliées.
Quand il avait appris le meurtre du moine, Alexandre avait immédiatement fait le lien avec les sous-entendus du visiteur de Théo – et avait donc compris que la police soupçonnait le vagabond, Vincent. La découverte des corps, elle, l’avait stupéfié, la tourbière se trouvant au cœur d’une forêt qu’il venait de traverser. Le choc avait été d’autant plus fort qu’il avait pris beaucoup de plaisir à parcourir ce livre de contes vivant, à la recherche des créatures légendaires dont l’imagination de centaines de générations l’avait peuplé. Quant aux actes de vandalisme, ils semblaient le suivre à la trace, au point qu’il craignait d’en être accusé. La rumeur parlait de rituels énigmatiques pratiqués presque partout où se trouvait une Vierge noire, nombreuses sur la route d’Alexandre. Le Puy-en-Velay possédait la sienne. L’arrivée d’Alexandre y était imminente.
Au-dessus de lui, Martin entendit piétiner, comme chaque fois que son geôlier venait le nourrir, le droguer et lui procurer un minimum d’hygiène (le garder présentable était son leitmotiv). Cette fois, cependant, des pas inhabituels, lents et pesants, firent soudain résonner le plancher, puis une voix rauque grommela des mots qu’il ne comprit pas, et alors le piétinement cessa.
Au-dessus de lui, Martin n’entendait désormais plus que le martèlement des pas inconnus, puis, tout à coup, le silence tomba. Malgré l’obscurité, Martin comprit qu’il n’était plus seul : il ressentait la chaleur d’un corps et d’un souffle. Une créature venait de pénétrer son sous-sol.
Sans un bruit, une main saisit ses cheveux et le força à s’agenouiller. Alors il sut. Il sut que la créature intruse était cette main qu’il redoutait tant, la Main. Elle venait de sévir de nouveau. « Pour la dernière fois », pensa-t-il, persuadé qu’il allait être mis à mort. Mais la Main lui enfouit la tête dans un sac et le tira hors de sa prison. Comme le jour de son enlèvement, il fut jeté à l’arrière d’un véhicule et le bruit d’une portière coulissante se refermant retentit. Avant de démarrer, de sa voix rauque, la Main s’adressa à Martin : « Remercie-moi, mon ami. Bientôt, grâce à moi, tu serviras la Mère. Elle nous attend tous, au Puy-en-Velay. »