CHAPITRE VI

Par Aramis

Le bureau de Samigina était un petit habitacle sans prétention. Ni fleurs, ni marbre, ni colonnades dorées, mais plutôt trois paravents gris, une table et deux chaises aux teintes tristes. Sur les façades, quelques polaroïds mettant en scène des démons aux visages similaires. L’ange inspectait autour de lui à coups d’œil traqués, les sens en alerte, comme si de l’angle de la pièce pouvait surgir un énième corps décharné.

Samigina s’était assis et avait croisé les jambes.

— JUSTE UN TRUC, RAPPORT À TOUT À L’HEURE... dit-il. Saraphiel se figea, cilla, et se rappela qu’il n’était pas seul.

— ON EST COMME VOUS.

— De quoi ?

— NOUS, ICI. ON EST COMME VOUS : DES ANGES.

L’assertion tira Saraphiel de l’univers où il était plongé.

— Certainement pas, asséna-t-il

— ON ÉTAIT FRÈRES, JE TE SIGNALE.

— Peut-être. Mais à l’instant où vous avez quitté le Paradis, votre nature a changé.

— HA ! Samigina garda le silence un moment, comme s’il réfléchissait. ON N’A PAS QUITTÉ LE PARADIS. ON A EXPRIMÉ UN DÉSACCORD, DÉSACCORD AUQUEL LA HIÉRARCHIE A RÉPONDU D’UNE MANIÈRE JE DOIS DIRE, FORT PEU ÉLÉGANTE.

— Ne retournez pas les choses, répliqua Saraphiel et sa voix prenait des intonations hargneuses, on vous a laissé un choix, vous avez fait celui de venir ici. D’ailleurs, personne ne vous a forcé à inventer toutes les...

Il allait dire horreur, mais se reprit.

— ... tous les dispositifs dont vous avez l’usage et...

— HA NON ? C’EST MARRANT PARCE QUE, TU VOIS, DEPUIS QU’IL Y A UN TAS DE GENS SUR TERRE, IL ME SEMBLE QU’IL FAUT QUELQU’UN POUR FAIRE NOTRE BOULOT ET J’AI PAS L’IMPRESSION QUE TU TE SACRIFIERAIS POUR LA CAUSE.

Saraphiel dévisagea Samigina. Sa tête étrange, semblable à un trou noir encadré de gigantesques cornes de bouc dessinées d’onyx et d’or, était profondément illisible. L’ange chercha dans cette nébuleuse instable l’indice d’une expression, d’une pensée. Il n’y trouva rien de plus que le mystère et avant qu’il n’ait pu répondre, Samigina reprit :

— LAISSE-MOI TE POSER UNE QUESTION, SARAPHIEL.

Du pouce, ce dernier ouvrait et fermait, sur un rythme fébrile, le capuchon de son stylo. Samigina avait abandonné sa légèreté et bien que l’ange n’eut aucune confiance en son guide, le découvrir si sévère renforçait son malaise.

— SI NOUS AVIONS LA MÊME NATURE ET QUE LA NÔTRE A CHANGÉ APRÈS NOTRE EXIL, ALORS COMMENT EXPLIQUES-TU QUE CERTAINS D’ENTRE NOUS AIENT PU FAIRE CE CHOIX EN PREMIER LIEU ?

Le regard invisible de Samigina pesa lourd sur Saraphiel.

— POUR NOUS LE NATUREL N’EXISTE PAS, MON ANGE. IL N’Y A QUE DES CHOIX, ET LEURS CONSÉQUENCES.

Ses plumes se hérissèrent. Submergé par l’intensité de son désaccord, quelques secondes passèrent avant qu’il s’assagisse et se rétracte. Il était inutile d’argumenter avec un démon ; ils trouveraient toujours le moyen de vous donner tort. Inconscient qu’il évitait de se confronter à ses contradictions, Saraphiel balaya la réthorique d’un geste incisif et rapporta la discussion à ce qu’il maîtrisait.

— J’ai ici une liste de Règlementations qui devront être appliquées aux infrastructures que l’Administration Archangélique et moi-même aurons choisies pour la nouvelle salle, dit- il en faisant flotter jusqu’au démon un parchemin qu’il avait jusqu’à présent gardé sur lui.

De ses grandes mains noires de suie, Samigina déplia délicatement le document.

— Tut-ut, l’arrêta Saraphiel, ce document est destiné à votre plus haut gradé.

Le démon releva la tête sans réagir.

— ... Ce document est destiné à Lucifer, insista l’ange.

D’une manière inexplicable, il fut certain que Samigina souriait. Il se souvint alors de tous ces responsables qui s’adressaient à lui avec déférence. Il se rappela l’ordre donné à l’ouvrier qui avait ouvert la trappe, puis celui qui, d’intimidation, n’avait plus osé travailler devant lui. Et Saraphiel comprit.

— Vous... articula-t-il, vous ne faites pas la logistique... C’est vous, Lucifer.

— EN VOILÀ, UN PETIT GÉNIE !

Saraphiel balbutia, le démon baissa son absence de regard en direction du parchemin.

—HMM.... lut-il, par la présente nous... blabla... Art 1.2... châtiment... doit pas altérer la psyché du Pénitent... ajout et/ou l’aggravation de traumatismes.... hm... 1.4... Pénitent doit pouvoir bénéficier de temps de repos... Mhmh... hydratés toutes les demi-heures... bénéficier d’un endroit où dormir... Au moins huit heures... Environnement sec... 21,5 degrés C°, marmonna Samigina en parcourant le parchemin.

Lorsqu’il en eut conclu sa lecture, il conserva un instant de silence étudié.

—VOS RÈGLES LÀ... C’EST SUPER... dit-il enfin, MAIS VOUS AVEZ CONSCIENCE QUE CONCRÈTEMENT, C’EST IMPOSSIBLE À APPLIQUER ?

Saraphiel se mit à transpirer. Il se mordit la langue, tangua sur son fauteuil et se tordit les doigts.

— Ô Vénérable Prince des Enf...

— PARLE NORMALEMENT.

— Je heu... Hé bien.. Ce ne sont pas nos règles, mais celles de l’entreprise... Donc heu... les vôtres aussi, par extension. Surtout les vôtres, d’ailleurs.

— D’ACCORD, MAIS AUCUNE DIFFÉRENCE. JE VOIS PAS UN SEUL ARTICLE DONT LA MISE EN APPLICATION VA PAS CAUSER DES PROBLÈMES. LE PREMIER PAR EXEMPLE ? QU’EST-CE QUE C’ÉTAIT ? Il inclina à nouveau la tête et lu : » LE CHÂTIMENT NE DOIT COMPORTER DANS SA FORMULATION AUCUNE INTENTION DE RABAISSER ET/OU D’HUMILIER LE PÉNITENT. »

— Heu, oui...

— OK, SI TU LES MENACES PAS, ILS VONT CONFONDRE ÇA AVEC UNE PLAISANCE, JE TE LE DIS DIRECTE.

— Je ne sais quoi vous répondre, bafouilla Saraphiel. — DU COUP, ON FAIT QUOI ?

— Je... c’est à vous de trouver des solutions.

— BEN VOYONS, s’agaça Samigina.

— Je suis seulement mandaté pour vérifier que les règles sont bien respectées et pour...

— D’ACCORD, MAIS SI ON PEUT PAS PUNIR LES PÉNITENTS COMMENT ON FAIT POUR LES PUNIR ? JE SAIS, J’INSISTE, MAIS TU SAISIS LE PROBLÈME ?

Piqué au vif, Saraphiel se tendit, ailes dressées comme s’il tentait d’intimider Samigina par son volume. Il n’appréciait pas du tout le ton du démon et se rappela qu’il était délégué par une instance bien supérieure à tout ce que Lucifer représentait. C’était certes impressionnant de tenir tête au Maître des Enfers, mais les raisons de Saraphiel dépendaient directement de Dieu. Il rassembla son courage.

— Écoutez, c’est simple, asséna-t-il, il y a des règles, chacun en prend connaissance dans la mesure où il le souhaite, et ensuite il y a des choix. Voilà. C’est comme ici. J’ai des règles, là, que je vais vous demander de respecter, et si vous ne le faites pas, il y aura des conséquences. C’est comme ça que ça marche.

—JE VOIS QUE CAUSES ET CONSÉQUENCES SONT LÀ QUAND ÇA T’ARRANGE.

— Par ailleurs, personne ne demande à personne de les commenter, le coupa Saraphiel, il y a des instances qui en décident, parce qu’elles y ont réfléchi pour le mieux et pour le bénéfice commun, un point c’est tout.

Le silence s’écrasa sur eux, crépitant de la foudre de la réunion de leurs deux colères. Les entités se firent face, l’un alanguit dans son fauteuil, un doigt seulement frappant nerveusement le bureau d’un ongle effilé. L’autre, gonflé et frissonnant. Ils se toisèrent.

— Je pense que nous avons fait le tour de la question, finis par rompre Saraphiel, vous recevrai le compte rendu de mon inspection sous quelques jours. Il vous sera demandé d’appliquer les aménagements nécessaires à ce qui aura été décidé.

Pour toute réponse, Samigina le gratifia d’un son qui aurait pu ressembler à un rire, mais qui grinça surtout dans l’atmosphère.

Un rire qui suivit Saraphiel jusque dans l’Ascenseur et résonna longtemps le long des couloirs du Paradis.

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