chapitre V. 22,Rue de l'Abbaye

Il faisait plus froid que les jours précédents ce matin-là. Il avait encore neigé, la rue était une patinoire, une piste de bobsleigh. Heureusement la 607, qui avait déjà une tenue de route exceptionnelle, était chaussée de pneus contact. Ce n’était pas le cas de tout le monde apparemment, vu le nombre de voitures en travers,croisés sur son parcours, tous feux de détresse allumés. Les carrossiers devaient adorer un hiver de cette trempe-là. Un des rares avantages d’un officier de Police nationale était de rouler dans un véhicule puissant, très bien équipé, confortable, sans trop se soucier du code du bon conducteur, un vrai plaisir… le sésame était la petite lumière bleue clignotante.

Une jeune femme avait été retrouvée morte dans le lit conjugal au petit matin. Le mari rentrait d’une virée en boite avec ses potes, encore un couple qui devait fonctionner du feu de dieu. L’adresse de l’homicide était située rue de l’Abbaye, 22 rue de l’Abbaye, exactement. Cela lui disait quelque chose. Elle ne se rappelait plus… Ça y était, ça lui revenait, alors qu’elle entrait dans l’impasse ce n’était pas possible, il devait y avoir une erreur, pourtant elle reconnaissait le pavillon, le périmètre était déjà délimité. Elle abandonna son véhicule juste derrière la 307 aux couleurs de la république, bondit en brandissant sa plaque professionnelle et interpella vertement le planton :

— C’est bien la famille Chaffut qui habite ici, qui est la victime ?

— Il s’agit de madame Chaffut, Marjorie Chaffut, inspecteur !

— Ni bonjour ni merde, elle se prend pour qui ? Cette merdeuse ! pas fichue d’être polie ! Marmonna le gardien de la paix !

— Les femmes dans le métier, ça ne vaut rien du tout ! Ce n’est pas Morrichon qui m’aurait traité comme ça ! Va torcher tes gamins, grognasse ! Rajouta-t-il, dans sa barbe.

Bianca avait cru entendre… oh ! Rien de grave, en fait !

Elle réalisa un peu tardivement qu’elle n’avait pas salué son subalterne, lui manquant de la plus élémentaire politesse. Elle chercha quelque chose d’intelligent à rajouter, ne trouva rien, lui tourna le dos, entra dans le jardin attenant  au pavillon. Après tout il devait être habitué à l’arrogance des gradés ! ce qui n’était pas son cas d’habitude ! Mais là en fait, elle était bouleversée. Elle connaissait Marjorie Chaffut, c’était une ancienne de « Champollion  » comme elle et la victime retrouvée dimanche, sur les bords de l’Isère. C’était surtout sa meilleure amie des années lycée, une des seules avec qui elle était restée en contact.

Marjorie était sur son lit, nue, comme si elle dormait, juste après avoir fait l’amour. Elle salua Sébastien, écroulé sur une chaise, abasourdi. Le médecin qui venait de constater le décès était encore là, elle demanda à lui parler. Elle s’entretiendrait avec le mari ensuite.

— Inspecteur, Bernardi, j’allais partir, un fonctionnaire de police m’a dit que vous vouliez me voir, j’ai deux petites minutes pour vous, je suis affreusement en retard. Je dois aller à l’hôpital Nord, je devrais déjà y être, mais je ne pouvais pas laisser Monsieur Chaffut dans cet état. J’ai été obligé de lui faire une piqure. Il était trop agité, le pauvre.

— Je ne serai pas longue, votre constatation est suffisamment claire. Mais,j’ai deux, trois questions à vous poser. Trouvons un endroit à l’écart pour parler dans cette maison. Allons dans le salon ! Nous y serons tranquilles, pour votre rendez -vous, ne vous inquiétez pas je demanderai aux motards qui sont à l’entrée de vous escorter.

— Je vous remercie, mais ce ne sera pas utile, disons que je n’ai pas envie de ressembler à un ministre en visite officielle. Si j’ai quelques minutes de retard, j’en fais mon affaire.

Bianca n’insista pas, elle avait reconnu, Dominique, décidément, toute sa jeunesse remontait à la surface, il était responsable a l’époque d’un mouvement étudiant, l’UNEF-ID, elle le voit encore, cheveux longs, keffieh blanc, noir et gris, mégaphone a la main, sur le toit d’une camionnette pourrie, chanter, scander des slogans :

« Balladur, si tu savais ! »

Ou, « Le C.I.P aux chiottes ! , CRS,SS !  El Khomri au placard !»

Elle les trouvait beaux, ces aînés, politisés, surtout Dominique, il avait, il a toujours du charme même avec quelques kilos en plus, une calvitie précoce et son costard cravate ringard, surtout la cravate, soit sa femme avait mauvais goût, soit…

— On peut se tutoyer, Dominique, j’étais au bahut avec toi. Moi en seconde, toi en terminale, j’étais sorti avec un de tes potes, Bianca Bernardi, tu me reconnais ?

— Oui, je t’avais reconnue, tu as mal tourné !

— Tu sais, on peut être flic et encore de gauche, toi par contre tu as l’air bien nourri pour un ancien anar, le costard te va bien !

— Touché, bon j’étais l’ami et le docteur de Marjorie, elle était ta copine, vous étiez toujours proches ?

— Oui toujours, essayons de rester entre professionnels !

— Je n’ai jamais cessé de l’être. Marjorie est    morte hier au soir, étranglée pour moi cela ne fait aucun doute, après    L’heure exacte… comment elle a été étranglée, si elle a été violée ou pas, à mon avis non, cela ne se sera pas moi qui le dirais de toute façon. Le mari était désespéré lorsqu’il a découvert sa compagne, j’ai été la première personne contactée, c’est moi qui ai appelé la police par la suite, je te répète, ils étaient mes patients, mais ils sont mes amis surtout.

— Sébastien est le coupable idéal ! Les apparences jouent contre lui. Si tu cherches à le couvrir, tu te rends complice de meurtre.

— Je ne cherche pas à le couvrir, je n’ai aucune preuve que ce ne soit pas lui. Il m’a juste dit qu’il venait de rentrer, je n’ai pas voulu en savoir plus, ce n’est pas mon travail, c’est le vôtre ! je préfère soigner les gens, chacun son job ! je ne suis pas obligé de le divulguer, mais le médecin légiste le verra tout de suite de toute façon alors… Marjorie était enceinte.

Un ange passa...Bianca ne s'attendait pas à ça, elle encaissa le coup ! Failli verser une larme, se força à continuer...

— Que penses-tu du couple que formaient Sébastien et Marjorie ces derniers temps .Il y avait de l’eau dans le gaz…

— Ça me semble évident, mais je ne suis pas là pour poser des questions ni pour juger. Maintenant il faut vraiment que je parte, ne soyez pas trop dur avec Sébastien, j’ai été contraint de le mettre sous sédatifs, il ne sera pas en mesure de parler, si vous pouviez attendre un peu !

— Ne t’inquiète pas, nous sommes obligés de le questionner tout de suite, mais nous ne sommes pas la Gestapo, ni la police politique d’un pays totalitaire, j’aimerai aussi qu’il ne soit pas l’assassin, il m’est sympathique ! Tu es sûr de ne pas vouloir qu’on t’accompagne ? Tu es très en retard et les routes sont plutôt glissantes ce matin !

— Je suis un grand garçon, je devrais pouvoir me débrouiller, salut, Bianca !

Le cœur serré, Bianca regardait Dominique partir, dommage, ils avaient étés amis autrefois dans une autre vie, elle aurait même aimé… C’était du passé tout ça, ils avaient changé depuis, elle pourrait l’inviter chez elle pour discuter, il refusera, elle en était pratiquement certaine, pour lui les flics sont tous des pourris, elle lui démontrera qu’il a tort, lui en laissera - il l’occasion ?

Elle n’arrivait pas à s’y faire, les gens ne les aimaient pas, pourtant c’est utile un policier, Jullien lui disait déjà :

— Allez ma belle, il faut t’endurcir, tu sais poulet, il faut prendre ça comme un métier, pas comme une vocation, on nous blaire ou pas, tu n’en as rien à foutre. Le soir, tu rentres de ton job, tu te douches, t’ es plus flic ! Tu le redeviens le lendemain matin quand ton réveil sonne.

Il avait raison, Jullien, il lui manquait, énormément. Surtout dans un moment comme celui-là, perdre une amie, être obligé d’arrêter son compagnon, être désapprouvé par un ancien copain, comme si elle faisait partie des méchants. Puis rentrer dans son grand appartement froid.

— Vous allez bien, inspecteur Bernardi ? Nous vous attendons pour l’interrogatoire du mari.

Elle ne l’avait pas vue venir celle-là, c’est bien malgré elle qu’elle sursautait, putain, la corvée du mari éploré qui va dire que ce n’est pas lui, encore un boulot de sale flic, si tu n’es pas contente change de métier ma poule, tu veux travailler dans une usine et crever à cinquante balais d’un cancer de la plèvre comme ton vieux, non, alors tu te secoues et tu y va!

Sébastien était toujours affalé sur la même chaise, le regard vitreux, un filet de bave coulait au coin de sa bouche, pathétique, Dominique n’avait pas du y aller de main morte avec les sédatifs. Elle devait tout de même essayer de  lui parler.

— Monsieur Sébastien Chaffut, nous aimerions vous poser quelques questions, monsieur Chaffut vous m’entendez ! Sébastien, tu m’entends ? puis se retournant vers le policier qui l’accompagnait :

— Ce n’est pas la peine, lieutenant, il n’y a que son corps qui est là, il faudrait attendre qu’il ait repris ses esprits. Je crois que nous n’avons pas d’autres choix que de le mettre en garde à vue. Évitez la presse si vous le pouvez !

Elle quittait la pièce, plus abattue que jamais, la scène de crime avait été fouillée de fond en comble, photographiée sous tous les angles, certains objets avaient étés empaquetés pour être étudiés un peu plus tard, ailleurs.

Un grand sac noir trônait maintenant sur le lit dont on avait enlevé draps et couvertures prêts à être analysé eux aussi, Bianca devait l’accepter. Ce suaire, contenait son amie, un corps froid que l’on allait transporter pour que le médecin légiste puisse l’examiner, dans quel état allait -on la rendre à la famille ?

Dans un coin une vieille dame pleurait, elle reconnut la mère de la victime, Marguerite, elle s’avançait pour lui dire deux mots de réconfort :

— Nous trouverons le coupable, il ira derrière les barreaux, je vous le promets.

— Tu es gentille, Bianca, je te fais confiance, ne soyez pas trop dur avec mon Sébastien, je suis certaine que ce n’est pas lui l’assassin, je l’aime comme mon fils, tu sais. Ne te fie pas aux apparences la vieille même abattue par la douleur est capable de supporter tes questions, tout ce qui pourra faire avancer l’enquête et faire coincer ce salopard… J’allais être grand-mère, le sais- tu ?C’est terrible !

Enfin une ouverture, la mère avait envie d’aider, il fallait en profiter

— Savez-vous si le couple traversait une crise ?

— Tu me tutoyais autrefois, as-tu oubliée ? Vous étiez si proches toutes les deux.

Non la vieille dame n’avait pas perdu sa tête, Bianca était surprise par sa maîtrise, d’ailleurs elle n’était pas si âgée que ça, soixante ans tout au plus, c’était la vie qui l’avait usée prématurément, la lente agonie de son mari, employé dans la même usine que son père, décédé du cancer de la plèvre, lui aussi. Elle, avait survécue a son deuil. Sa mère, elle, en était morte !

— Oui, le couple semblait traverser une crise, l’herbe est toujours plus verte dans la prairie d’en face, Sébastien est un homme comme les autres ni pires ni meilleur, le bébé les aurait remis d’aplomb tous les deux, Marjorie savait qu’il allait voir ailleurs, elle voulait lui pardonner, elle attendait le bon moment pour le lui apprendre. Il aurait été content, cela faisait tellement longtemps qu’ils espéraient, je crois qu’ils avaient renoncés.

— Tu n’as pas répondu a ma question, pourquoi ne s’entendaient - ils plus ? Pourquoi ne lui a-t-elle pas parlé de sa grossesse ? C’est la première personne à qui on l’annonce en principe, non ! Ce bébé était -il vraiment de lui ?

— Une fille ne dit pas toujours tout à sa mère, je suis certaine qu’il est de Sébastien, de toute façon vous allez faire des tests, alors. Par contre elle m’avait avoué qu’elle se sentait transparente ces derniers temps, elle avait l’impression de ne plus exister pour lui et elle en souffrait. Elle attendait le bon moment pour lui annoncer qu’il allait être papa, je pense qu’il y avait encore de l’amour entre eux.

Bianca décida qu’il fallait orienter la discussion sur d’autres sujets.

— Le couple, avait - il des problèmes d’argent ?

— Tous les deux faisaient des heures supplémentaires chaque fois qu’ils le pouvaient, ils leur restaient deux ans à payer et ils avaient soldé le crédit de la maison, c’était leur projet immédiat, rembourser ce fichu crédit le plus vite possible. Marjorie savait que j’ai une retraite bien suffisante pour moi, entre ma pension, la réversion de mon mari à laquelle j’ai droit, plus tout ce que j’ai touché à sa mort et que j’ai placé, bien placé. En cas de coups durs, je les aurais aidés, je l’ai fait dans le passé et il était convenu qu’ils ne se gênent pas, au moindre souci…

Sauf si , Sébastien cherchait à refaire sa vie tout seul dans son coin. Avec qui l’époux aimant passait-il les après-midis et peut-être les nuits ? Rien n’excluait qu’il l’ait tué dans l’après-midi et qu’il n’ait programmé son retour au petit matin, juste avant sa prise de service, en faisant semblant de découvrir, ce qu’il savait déjà.

Il faudrait attendre qu’il soit en état de répondre à leurs questions pour connaître sa version des faits. Tout était possible en fait.

Il fallait qu’elle finisse son interrogatoire, elle devait poser une dernière question à Margueritte Wolkosky

— Margueritte, quel rapport entretenait Sébastien avec Évelyne Cornais ?

— Je n’en sais rien… en tout cas si Marjo avait été copine avec elle du temps où vous étiez ensemble au lycée, depuis elle ne pouvait plus la saquer.

Elle faillit juste dire, les deux meurtres sont peut être liés, mais cette brave dame voulait tellement que son gendre soit innocent, qu’elle préférait se taire, elle en restera là pour cette fois, au besoin elle la convoquera, non elle ira prendre une tasse de son excellent thé.

— J’ai fini Margueritte, je te souhaite beaucoup de courage !

— Merci Bianca, nous les Polaks ce qui nous tient c’est notre foi, dans ce sac, dit-elle, en montrant du doigt la forme sur le lit. Il n’y a plus que le corps de ma fille chérie, son âme est à cette heure auprès de la vierge Marie, elle a retrouvé son papa aussi, lorsque le seigneur le décidera, je les rejoindrais, nous serons alors  tous réunis.

— Nous, les Italiens c’est pareil ! Mais moi, j’ai perdu la foi depuis que je fais ce métier. Je t’embrasse Margueritte.

Cette dernière se levât, pris Bianca dans ses bras et lui dit.

— Tu es une brave fille ma Bianca, je sais que tu trouveras la vérité, mais si tu as perdu la foi je te plains ! Si après toute cette merde, il n’y avait rien ! À quoi servirait donc la vie ?

Et elle sortit.

Bianca, la suivit des yeux, la regardait s’éloigner dans la rue. Rien dans sa démarche ne laissait penser qu’elle venait de perdre une fille, sa fille unique.

Dans quel état serait -elle a sa place?

Une sonnerie de portable la fit sursauter, le temps qu’elle réalise que c’était le sien… Son interlocuteur lui avait laissé un texto, elle l’ouvrit :

Clara Michot l’attendait, rue Jules Flandrin, dans un nouvel immeuble, au dernier étage. Ce qu’elle voulait lui montrer et lui dire l’intéresserait sûrement.

Elle pensa la rappeler, non, elle ira directement, ce n’etait pas très loin, elle devait juste s’assurer que sa présence ici n’était plus indispensable

. Elle avisa le Major Herman de son départ et lui indiqua sa destination. Il lui signifia qu’il était apte à boucler les dernières procédures et qu’il ne manquerait pas de l’avertir au besoin. Il lui souhaitait une bonne journée. Bianca n’était pas dupe, l’homme était de la vieille école, sous ses dehors débonnaires de papi gâteau elle savait ce qu’il pensait d’elle, il ne l’alertera qu’en cas d’extrême nécessité et encore… C’était dommage, mais elle n’y pouvait rien, les préjugés machistes étaient encore très forts dans la police ! De toute façon, elle n'aimait pas ce vieux crouton.

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