Chapitre V : La prison

Par mehdib

     « Toutes les nuits, je fais des cauchemars. Je rêve de meurtres, de violence, de torture. Je rêve de portes fermées, de grilles, et pire encore : je rêve que je n'arrive pas à fermer ma porte. À chaque fois, la mort entre, et malheureusement, à chaque fois, je me réveille. Je me réveille en hurlant, dans ma nouvelle cellule, réveillant la moitié du bloc. J'ai le droit à un « ta gueule », ou « que quelqu'un le bute », mais rien de plus. Dans l'ancienne prison, celle de Duli, on m'aurait planté pour ça, et bien pire encore. Mais ici, tout le monde a peur de moi. Les nouvelles vont vite, mais ils ne savent pas un centième de ce qui s'est passé cette nuit-là ; et ils sont déjà terrifiés.

     Je n'ai personne à qui parler (ou plutôt, personne ne veut m'entendre), mais je suis fatigué de garder tout ça pour moi. J'ai besoin de raconter mon histoire, alors je vais prendre mon stylo et tout écrire. Je ne sais pas qui va lire ces lignes (peut-être même que personne ne lira jamais ça) mais j'espère que vous êtes loin, très loin de Duli, et que jamais vous n'y (re)mettrez les pieds. »

 

     Raphaël s'arrêta, interrogeant les adolescents du regard après cette sinistre mise en garde. Il n'eut droit qu'à un haussement d'épaules de Thomas :

« Il a raison ce con, cette ville fout les morts... »

Cette introduction ne semblant pas les intéresser plus que ça, il poursuivit :

     « Il a suffi d'une seule connerie pour foutre toute ma vie en l'air. Mon casier vous dira que j'ai commis un « homicide », il vous donnera tous les détails de cette journée-là, et bien mieux que moi. Pour cause, le matin, j'étais en train de me concocter un mélange d'opiacés et tranquillisants pour chevaux avec mes « amis », et je me suis réveillé dans une chambre d'hôpital le lendemain. Quelques heures plus tard, sans comprendre ce qui m'arrivait, j'atterrissais en enfer. On m'a dit que j'ai poignardé le type quarante-huit fois. Que j'aurai pris la fuite, qu'il y aurait eu un témoin, ou quelque chose comme ça. Je planais à des milles au tribunal, je ne me souviens de presque rien.

     Peut-être que j'ai vraiment tué cet homme (je crois que c'était un sans-abri). Peut-être que je me défendais, peut-être même que j'étais innocent, juste au mauvais endroit au mauvais moment. J'ai eu le temps d'y penser pendant toutes ces années en prison, mais ça ne fait aucune différence : la pire erreur de toute ma vie, ça, je suis sûr que j'en suis responsable. Je n'aurai jamais dû toucher à la drogue.

     Ça a commencé après mon accident. J'étais tout jeune, encore quinze ans et sans permis, mais ça ne m'empêchait pas de faire le con en moto. Apparemment, une voiture m'a percuté, et c'était la première fois mais pas la dernière que je me réveillais à l'hôpital. J'avais eu les vertèbres brisées, et les toubibs m'avaient filé un nouvel opiacé pour la douleur, dix fois plus puissant que la morphine. Sauf que ce qu'ils ne savaient pas (ou justement, c'était peut-être fait exprès...) c'est que c'était dix fois plus addictif. En sortant de là, j'avais la fièvre et tout le corps qui me piquait. Au début, les douleurs étaient insoutenables, mais ce que je ne savais pas, c'est que c'était le manque, et pas l'accident. Alors on m'a redonné des opiacés. Quand mon ordonnance s'est terminée, j'ai vécu le pire moment de ma vie (du moins à l'époque...). La douleur que je croyais insoutenable s'était multipliée par dix. Alors je suis sorti dans la rue, et j'ai commencé à trainer.

     Au début, on ne trouvait rien de plus fort que l'héroïne, alors je me suis mis à me piquer : je ne ressentais rien, mais la douleur était un peu moins pire. Et puis, très vite, les dealers se sont adaptés, et on pouvait trouver les nouveaux opiacés des laboratoires pharmaceutiques dans la rue, cent fois moins cher et cent fois plus dangereux que l'héroïne. J'étais déjà piégé sans espoir de pouvoir m'en sortir, je vivais dans la rue, je faisais des petits boulots ou volait pour me payer ma came : c'était tout bonnement impensable de me retrouver en manque, comme si j'avais fait la fête des années sans jamais m'arrêter de boire pour repousser la gueule de bois, sachant que plus j'attendais, pire elle serait.

     Et pourtant, je n'avais pas touché le fond. Après quelques années à faire des aller-retours à l'hôpital, à me réveiller sur un matelas dans un immeuble désaffecté avec des chaussures qui n'étaient pas les miennes ou sans le pull que j'avais la veille, les chimistes de la rue avaient poussé le bouchon encore plus loin : ils s’étaient mis à mélanger tranquillisants et opiacés. Et là, les gens commençaient à tomber comme des mouches.

     Deux pièces, c'est tout ce qui me fallait pour prendre ma dose. Et mon dieu, qu'est-ce que c'était puissant : par trois fois je me suis réveillé à coté de cadavres. Et le pire, c'est que c'était un cercle vicieux sans issue : lorsque le manque arrivait, même en prenant de l'héroïne ou des opiacés, rien n'y faisait pour éviter la crise et les convulsions. C'était de la drogue de petit joueurs à côté. Des fois, même les crises de manque étaient mortelles. Alors il fallait en reprendre pour ne pas mourir. Mais c'était TELLEMENT puissant, qu'on ne savait jamais si on allait aussi tomber raide d'une overdose en reprenant un cocktail.

     Durant cette période-là, ma mémoire était de gruyère. J'ai perdu deux ans de ma vie, effacée ou embrumée dans mon cerveau malade. Du moins, jusqu'à ce qu'un jour je tue un homme. Et là, j'ai quitté un enfer pour en trouver un autre. On m'a sorti de l'hôpital en menottes, et après un long trajet en voiture de police, je me souviens de mon arrivée comme si c'était hier, avec une clarté impeccable : les hauts grillages avec des fils barbelés, l'immense bâtiment en briques rouges avec ses fenêtres sinistres, la lourde et imposante porte noire. Lorsque je suis entré, et qu'elle s'est refermée derrière moi, un sentiment m'avait frappé comme un coup de marteau : je ne sortirai jamais de cette endroit vivant. Même si je n'écopais pas de la perpétuité, je mourrai avant de purger ma peine.

Et mon dieu, comme j'aurai aimé que ce soit vrai... »

 

***

 

     « Eh bah putain, il plaisantait pas l'ancien ! fit Thomas. Sacré cocktail explosif ! Et dire que je flippais de prendre de la cocaïne... Mais j'ai entendu parler de toutes ces drogues, ça fait pas rire. »

Raphaël ne rajouta rien, même s'il le savait très bien. Ses mains tremblaient, et sa bouche s'était faite sèche en entendant ce discours et ces expériences qu'il connaissait bien.

« Allez, reprit le jeune, c'est le moment d'aller faire un tour là-dedans. »

     Ils s'engagèrent tous les trois en direction de l'entrée maintenant sans porte, suivis par Raphaël. Arrivé au pied du bâtiment, il jeta un œil en hauteur et fut saisit par la hauteur de la structure : « Encore un pas en avant, et elle ne fera qu'une bouchée de moi », se dit-il. Au-delà du pas de la porte, la lumière de l'après-midi filtrait à travers les barreaux et éclairait la pièce par rayures. Les murs sales étaient couverts de graffitis, sur le rang de chaises adossées au béton souillé, seules deux étaient encore intactes.

« Alors, le conteur ! entendit-il crier à l'intérieur, par où on va ? C'est quoi ce guide qu'on m'a refilé ? »

Il soupira et marcha sur la lourde porte noire gisant au sol. En entrant, il crût être frappé par la même pensée qui avait traversé Eustass, l'assommant presque : « PERSONNE NE SORTIRA D'ICI VIVANT ». Mais c'était son imagination. C'était juste ça, pas vrai ? Il vit les trois adolescents sur sa gauche, adossés au comptoir de verre renforcé. Personne n'était là pour les accueillir par contre ; seulement quelques stylos se cachaient sous une couche de poussière. Quelqu'un avait essayé tant bien que mal de briser la vitre - était-ce pendant ou après les émeutes ? - mais n'avait réussi qu'à la fêler. La porte qui donnait de l'autre côté du comptoir était fermée, sa petite vitre couverte de crasse noire. Le couloir donnait sur plusieurs portes avec différents écriteaux – « TOILETTES », « BLOC 1 », ou encore « NE PAS LAISSER OUVERT » - ainsi qu'une grille en acier renforcée mais grande ouverte donnant sur un autre couloir qui semblait sans fin.

« Alors, ça vient ? Ou t'as les chocottes ? »

Thomas fit rire ses deux acolytes.

Raphaël s'exécuta malgré lui, se demandant pourquoi il n'était toujours pas parti – « parce que Jordane me tuerait, » pensa-t-il - et il s'approcha d'eux. Soudain, il entendit un craquement sec sous ses pieds et sauta sur place : en baissant la tête, il vit qu'il avait marché sur les débris d'une bouteille de bière. L'assemblée éclata de rire, le son résonnant dans l'édifice, et il cacha sa frustration du mieux qu'il put.

     — T'inquiète, on rigole juste, fit Michelin qui sortit autre chose qu'une simple insulte pour la première fois de la journée.

— Mais oui, reprit Thomas, on est là pour se faire un petit coup de flippe quand-même.

Puis, il invita Raphaël d'un geste cérémonieux de poursuivre la lecture. Celui-ci s'exécuta, mais pas tout à fait à contrecœur : il commençait malgré tout à se sentir intéressé par cette histoire.

 

     « De là où j'écris ces lignes, sur mon tout petit bureau, je peux voir le ciel (à travers des barreaux, mais c'est mieux que rien) et les matons passent de temps à autre tranquillement ou en sifflotant. Quelque part, je suis aujourd'hui dans la plus belle chambre que j'ai connue depuis que je suis parti de chez mes parents. C'est beaucoup mieux que la rue, mais surtout tellement mieux qu'à Duli.

     Quand je suis arrivé, j'ai vite compris que cet endroit allait être un enfer. À l'époque, j'étais surtout en train de souffrir du sevrage. J'étais occupé à vomir, trembler, m'évanouir (et lorsqu'ils m'ont interrogé après l'émeute, ils ont mis tout ce que j'ai raconté sur le dos de mon addiction, disant que j'avais halluciné, mais à ce moment-là, j'étais clean depuis plus d'un an...). Mais je me souviens encore comment ils m'ont fait rejoindre une ligne d'autres types, tous avec un sale regard, des tatouages ou cicatrices. Ils nous ont déshabillés et douchés au jet d'eau glacée. Je crois que sur le coup, je n'avais rien senti tellement le manque était puissant. Ils nous ont fait rejoindre le bloc 3 (j'ai appris plus tard qu'on appelait ça Le Trou) : bien sûr, pour accéder au bloc 3 au fond du complexe, il fallait passer devant les blocs A et B.

À poil.

Il fallait sortir à l'extérieur et passer dans un couloir formé par deux hauts grillages pendant que les prisonniers de la cour du bloc A à gauche et B à droite se moquaient, nous intimidaient. Certain choisissaient déjà leur futures proies, annoncées à voix haute. Moi, je regardais le ciel, probablement avec de la bave qui me coulait de la bouche, les doigts agrippés à mon uniforme plié de prisonnier comme si ma vie en dépendait et les orteils pliés à m'en faire mal, les ongles grattant la terre froide. Une fois arrivé Au Trou, je... »

     — Attends attends attends ! s'exclama Émilie, on est en retard là ! Il faut qu'on trouve son fameux couloir et qu'on arrive devant le bloc 3 !

— T'as raison Mimile, fit Thomas, tu peux même te foutre à poil si tu veux pour être historiquement authentique.

Elle se mit à rougir et voulu le frapper à l'épaule, mais il esquiva et son poing alla taper contre son sac à dos, produisant un son métallique.

— Arrête ! cria-t-il, quelque peu paniqué. Ça vaut plus cher que toi, tout ce qu'il y a dans mon sac !

— Pff, siffla-t-elle, qu'est-ce que t'as de si précieux là-dedans de toute façon ? Tes bijoux de famille ? Je croyais qu'ils étaient dans le sac à main de ta mère...

Il lui claqua l'arrière de la tête en faisant mine de rire, mais son sourire retomba un instant lorsqu'il croisa brièvement les yeux de Michelin.

— Arrête tes conneries, fit-il, et en avant. Allons visiter le trou.

Il s'engagea en premier en direction de la grille ouverte, et il fut rejoint par les trois autres. Raphaël consulta son téléphone : pas de nouvelles de Jordane. Il pensa à lui demander où elle en était, mais se ravisa, ne voulant pas être laissé en arrière.

     Ils entrèrent dans le long couloir parsemé de portes d’un côté comme de l’autre : aucune n'avait été laissé intacte. Certaines gisaient par terre dans l'ouverture, laissant distinguer un vestiaire aux bancs renversés et casiers éventrés, d'autres étaient restées debout mais enfoncées comme si un rhinocéros s'était jeté dessus. Une autre était même coupée en deux, se dressant à moitié comme une porte de saloon de vieux western. Cette partie semblait être réservée au personnel : sur leur gauche, ils avaient vu une marque noire se répandre au plafond en sortant de l'embrasure de la porte, comme si un ectoplasme s'échappait de la pièce en rampant au plafond. Ils étaient tombés sur une salle à l'intérieur complètement carbonisé, si ce n'était les structures métalliques des rangées de casier qui sortaient des cendres comme des bambous d'acier. Sur la porte grise et gondolée par l'ancien incendie était encore inscrit « DOSSIERS DES DÉTENUS », et Raphaël semblait avoir compris qui y avait mis le feu, et pourquoi. Peut-être qu'ils pensaient que s'ils détruisaient leurs dossiers, personne ne pourrait prouver qu'ils devaient purger une sentence ?

« Les temps étaient différents avant l'informatique, » se dit-il.

Il vit Thomas sortir son téléphone devant lui et le déverrouiller pour prendre une photo - 6969 était son code PIN, oui c'était mal de regarder, mais c'était juste de la déformation professionnelle...

Il se prit lui-même en photo avec la pièce incinérée derrière lui, et fut rejoint par Arnaud et Émilie, gloussant et éclatant de rire, comme les jeunes qu'ils étaient.

« Ouais ouais quoi de neuf les losers ! chanta-t-il avec entrain, se battant avec les deux autres pour avoir une place sur l'écran du téléphone. Pendant que vous zonez comme des zonards, nous on s'amuse au Pénitencier de Duli, rien que ça ! À nous les fantômes ! »

Raphaël prit les devants et se dirigea vers le bout du couloir, où une lourde grille avec trois barreau sciées laissait filtrer la lumière de la cour principale. Arrivé dehors, le vent doux lui caressa les mains et le soleil lui réchauffa les joues. Le ciel bleu était dégagé ; seuls quelques nuages d'un blanc immaculé semblaient se prélasser calmement au gré des courants d'air. Devant lui, l'immensité des cours des blocs A et B, déserts et désolés. Un des deux grands grillages était couché au sol à divers endroits, les tiges en acier pliées comme des roseaux, leur donnant un accès direct au bloc A. Le bâtiment était un simple rectangle de béton armé aux multiples fenêtres barrées et espacées régulièrement. Les cours n'étaient que des terrains vagues où quelques timides touffes d'herbes poussaient par-ci par-là. À sa droite, derrière les fils de fer et barbelés, son bloc jumeau, le B, se dressait tout aussi interdit. Et puis, en face de lui, le fameux trou. C'était un grand bloc, plus ancien, lui aussi de brique rouge. Il n'y avait pas de fenêtre, et en son coin, une immense tour de garde pointait son chapeau en bois pointu.

     — Tu pouvais en entasser, du bestiau là-dedans, fit Thomas derrière lui.

Raphaël acquiesça :

— Tu sais combien de prisonniers il y avait à l'époque ?

— J'en sais fichtre rien, répondit-il en haussant les épaules, en tout cas, les gens disent qu'ils étaient carrément en surpopulation, les uns sur les autres.

Il prit ensuite les devants, puis ils traversèrent tous les quatre le chemin qui amenait les nouveaux au Trou, visualisant l'horreur et la violence qui les attendaient de chaque côté des grillages. Les doubles portes du bloc étaient ouvertes, tout comme les lourdes grilles qui isolaient autre fois les différentes parties du bâtiment. En entrant, ils virent sur leur gauche un poste de contrôle dont les vitres de sécurité avaient toutes explosé. Il y avait un panel rempli de boutons, la structure trop vieille pour avoir connu les écrans et les caméras. Le siège du poste, ou plutôt une vulgaire chaise en plastique, gisait en trois parties au sol.

« C'est donc là qu'il a atterri, le bougre, lança Thomas. C'était quoi sa cellule ? »

Il fit un signe de tête à Raphaël, qui comprit qu'il devait reprendre son histoire. Il s'éclaircit la gorge, et lu à voix haute :

 

     « Une fois arrivé au Trou, je n'avais rien d'autre à faire que de combattre mon addiction. Cet endroit était censé être une zone tampon ou on attendait son jugement, l'affaire de quelques jours. Mais pour moi, ça a duré un mois. Peut-être qu'ils étaient débordés là-bas avec cette vague de drogue qui commençait à attaquer la région, ou peut-être qu'ils attendaient que je sois clean pour me juger. En tout cas, les débuts ont été un vrai cauchemar. On m'a donné la cellule tout au fond du bâtiment, celle qui avait le luxe d'avoir une fenêtre, mais surtout celle qui n'était pas isolée du froid. Et la première semaine, toutes les nuits je me réveillais en sueur mais tremblant d'un froid glacial, gelé jusqu'aux os. Je dormais sur un matelas aussi fin qu'une feuille d’un livre, aussi sale qu'une feuille de papier toilettes. En parlant de ça, les chiottes, c'était juste un trou dans le sol, dans un coin de la cellule (deux mètres par trois mètres, je manquais de mettre le pied dedans par mégarde pendant la nuit). Il n'y avait rien pour s’essuyer, et la chasse d'eau faisait partie d'un système de distribution d'eau unique : une fois par jour, on avait droit à l'ouverture des vannes pendant une petite minute. La chasse se vidait d'un côté, et de l'autre le robinet se mettait à couler. Il fallait être alerte et en profiter pour boire, se laver et se brosser les dents (il m'a fallu deux semaines pour avoir un seau que je pouvais remplir d'eau). En plus de ça, les arrivées de flotte n'étaient pas régulières : des fois ça tombait le matin, des fois l'après-midi. À ce moment-là, j'étais tout le temps desséché, et une fois l'arrivée d'eau s'est produite pendant que je dormais : j'ai passé une journée supplémentaire sans boire, j'avais l'impression que ma langue était du papier de verre.

     J'ai perdu pas mal de poids aussi, car on ne recevait qu'un bouillon de légumes et une tranche de pain rassie par jour et du riz tous les trois jours. J'étais entre quatre murs, avec une porte d'acier avec une visière qui s'ouvrait une fois par jour pour y laisser apparaitre un plateau repas. J'étais isolé, malade, luttant contre les symptômes, le froid, la faim, la déshydratation.

     Un mois est passé comme un an. J'avais l'impression de vivre un rêve éveillé, ou d'être un zombie. Des fois je me parlais tout seul dans le noir, je fermais les yeux une seconde pour les rouvrir en plein jour, le corps en sueur avec des crampes partout, de les refermer une seconde pour les rouvrir et tomber en pleine nuit, le corps tremblant de froid. Au bout du compte, on est venu me chercher. Pendant le procès, j'étais dans le coaltar. Mon commis d'office me parlait, et je hochais la tête. J'ai été jugé à vingt-cinq ans de prison, je n'ai pas bronché. Je suis retourné à Duli dans un car des flics, avec d'autres détenus, et cette fois-ci, je ne suis pas entré par la grande porte, comme la dernière fois. Cette fois-ci, je suis entré par la porte de derrière, directement dans la jungle. »

 

     Émilie plongea dans le couloir pour être la première arrivée dans la cellule du fond. Ils passèrent devant plusieurs portes, toutes lourdement fermées. Ce bloc semblait pouvoir accueillir une bonne quarantaine de personnes au vu des différentes ailes qui se perdaient perpendiculaire à celle-ci. Le sol était de béton brut, les murs d'un rouge oppressant et un système de vieux néons - la plupart cassés, rendant le sol croustillant sous leurs pieds - courrait le long du plafond. Ils arrivèrent au bout du couloir, la fameuse première cellule d'Eustass : Émilie se jeta sur la porte fermée pour l'ouvrir, mais rien ne bougea.

     — Putain, fit-elle, c'est verrouillé !!

Elle utilisa tout son corps pour tenter de tirer sur la masse d'acier, mais la cellule resta aussi condamnée que ces dernières décennies.

— Fait chier, pesta-t-elle, c'est de la merde !

— Détends-toi, ordonna Thomas avec lassitude, c'est pas la mort...

Il s'approcha en la bousculant amicalement de l'épaule, lui arrachant un cri de frustration enjoué. Il tenta sa chance lui aussi, secouant la porte, actionnant la poignée, mais tout était figé. Il voulut tirer la petite glissière pour au moins jeter un coup d'œil à la cellule, mais elle était bloquée elle aussi. Il soupira et s'affala contre la porte, produisant un son lourd et creux qui emplit le couloir. Amusé, il toqua contre la porte trois fois, le bruit résonnant indéfiniment dans le sanctuaire de brique. Une seconde plus tard, on lui rendit ses trois tapes depuis l'intérieur, beaucoup plus fort. Il cria en reculant d'un bond. Tout le monde sursauta, et Émilie hurla, cassant les oreilles de Raphaël.

— Putain mais t'es vraiment un trou du cul !! hurla-t-elle en tapant Thomas, figé sur place. Arrête de faire le con, tu m'as foutu la trouille de ma vie !!

Celui-ci ne réagit pas, les yeux rivés sur la porte.

— Y'a que lui pour être aussi con putain ! s'enragea-t-elle. T'es vraiment pas drôle !

Elle quitta les lieux comme un ouragan, et Raphaël vit Michelin ricaner en regardant Thomas, lui tapant l'épaule et en lui glissant un « bien joué ma couille ! » Puis, il scruta son visage : il n'y vit que de la confusion et de la peur.

Celui-ci lâcha un petit rire nerveux, et repartit sans mot dire.

     Dehors, Émilie s'était calmée. Ils la rejoignirent, rassurés d'être en pleine lumière du jour et loin de ce bâtiment délabré. Thomas fouilla dans son sac pour en retirer une cigarette, et Raphaël le vit l'allumer d'une main tremblante, en tirer à peine deux bouffées avant de la jeter à terre avec agitation.

     — Bon, c'est quoi la suite ? fit-il comme pour chasser des idées de sa tête.

— De ce que je sais, fit Émilie, il y a quatre blocs dans ce taudis, en plus du trou. Le bloc A et B pour les rigolos, le C pour les balances, les pédés et les violeurs d'enfants, et le D pour les durs des durs, les télépathes ...

— Les psychopathes, crétine... lâcha Michelin, visiblement en forme.

Pendant que les deux se disputaient, Raphaël aperçût Thomas glisser discrètement une pilule dans sa bouche.

— Qu'est-ce que c'est, lui demanda-t-il malgré lui.

— Pourquoi, rétorqua-t-il, t'es flic ?

— Non...

— Bah t'occupe, chef. Alors ? C'est quel bloc ou il est allé ce couillon de la lune ?

 

     « On m'a balancé au bloc A, en 'population générale'. La 'pop gen', ça veut dire que tout le monde est mélangé, et qu'il n'y a plus personne pour vous protéger. On m'a mis dans une cellule avec Clarence, un type maigrichon, et le maton m'a donné ma brosse à dent et ma tasse. Ensuite, il m'a dit 'C'est trois cent balles pour un matelas', et lorsque je ne comprenais pas, il est revenu avec une simple paillasse en guise de lit : ça m'a tout de suite donné le ton.

     La première journée, il ne s'est rien passé. Je me suis trouvé un coin tranquille ou m'asseoir dans la cour sans déranger personne, et personne n'est venu me déranger ; mais il y avait les regards. Des regards en coin, toute la journée. J'avais même cru avoir été pointé du doigt par un groupe, à un moment donné. Mais le soir est arrivé, et j'ai regagné ma cellule entier. J'ai cru, comme un idiot, que tout allait bien se passer. Sauf que Clarence est venu me voir, et m'a dit d'un ton calme en me regardant droit dans les yeux : « Mathia t'as choisi pour être sa salope. Tu sais ce que ça veut dire, pas vrai, ou t'es neuneu ? Ça veut dire que tu vas en baver tous les jours, tu vas être tout en bas de la chaîne alimentaire. Lui et ses potes vont s'occuper de toi, se défouler sur toi. Bonne chance, mec. »

J'ai pleuré toute la nuit.

     En prison, tout marche à la réputation. Tout en haut de la chaîne alimentaire, il y a les matons. Parce que eux, ils font partie du système. Ils peuvent vous foutre une raclée à coup de bâtons, vous envoyer en chambre d'isolement (cette putain de chambre...) ou vous refuser les visites. Il fallait pas se les mettre à dos. Ensuite, il y avait les 'damnés'. Eux, ils avaient pris perpète : ça veut dire qu'ils n'avaient rien à perdre. La plupart était au bloc D, le bloc des fous furieux, des criminels les plus violents, mais il y en avait certains au bloc A. Et la plupart d'entre eux, dont Mathia, avaient déjà tué en prison. Ensuite, commençaient les victimes : il y avait les 'poissons', comme moi, qui purgeaient une peine fixe et qui allaient sortir un jour. Généralement, moins ils restaient longtemps en taule, pire c'était. Vu qu'ils avaient la chance de pouvoir sortir un jour de prison, ils devaient le respect aux 'damnés'. C'était comme ça. Certains poissons s'étaient transformés en damnés, ça s'était vu. Par exemple, un type nommé Niño était tombé pour possession de drogue, cinq ans max. Il s'est tout de suite fait emmerder, ne s'est pas laissé faire et s'est défendu. Il a tué deux damnés avec une brosse à dent pointue (le truc c'est de viser l'estomac, même si ça perce pas bien loin, c'est les infections qui tuent la victime. Elle agonise des jours à l'hosto et clamse.) et on lui a filé la perpétuité. Il a fini au bloc D.

'Chienne de vie', comme disait mon père.

Enfin bref, ensuite il restait le bas du panier, ceux qui devaient toujours regarder derrière leur épaule : les 'poupées'. Ça c'était les violeurs d'enfants, des gens qui perdaient tous leurs droits dès qu'ils foulaient un pied en taule. Des victimes désignées. Ils étaient censés vivre au bloc C qui leur était réservé pour leur sécurité, mais des fois le transfert n'était pas instantané, il pouvait y avoir des 'erreurs de dosser', et autres magouilles et coups du destin. Et puis pour finir, il y avait les balances. Ça, c'était le pire.

     La prison marche avec la réputation et le respect : l'ordre était bien établi, mais d'une certaine manière, ça restait toujours les détenus contre les matons. Les joueurs contre le système. Ces connards d'enculés de matons venaient toujours nous faire chier, et il fallait toujours serrer les dents. Du coup, quand un mec 'vendait son âme' et jouait les balances pour les faveurs du personnel, c'était la pire trahison possible. Une balance était envoyée au bloc C, ou elle ne craignait pas trop les tafioles, mais un détenu pouvait si facilement glisser un billet pour qu'il y ait une 'erreur de dossier' ou un 'transfert temporaire', vous renvoyant au milieu de la jungle en A, B ou même des fois D !!! avec un panneau 'venez vous défouler sur moi !' qu'il fallait vraiment être demeuré pour jouer à ce jeu. Une balance en pop gen tenait même pas la journée. Ou alors, on décidait vraiment de vous punir et on vous faisait passer entre les détenus pendant des semaines, les matons le dos tourné et les poches pleines.

     N'empêche, le lendemain matin, n'ayant pas fermé l'œil une seconde de la nuit, je suis resté assis dans le lit. Toutes les portes se sont déverrouillées, Clarence a décampé comme une souris, sentant la tempête arriver. Moi, je suis resté immobile. J'avais gratté ma brosse à dent contre le sol pour la rendre à peu près dangereuse : j'allai sauter sur Mathia, et le planter jusqu'à ce que ses intestins soient de la bouillie. J'avais soi-disant poignardé le clodo quarante fois, ben là j'étais prêt à taper une centaine de fois. Jusqu'à ce que je sois sûr qu'il ne se relève pas. J'allai prendre perpète, mais j'en avais plus rien à foutre.

     Puis, une ombre arriva au point de la porte, et Mathia débarqua avec ses trois potes. Il faisait un bon mètre quatre-vingt-cinq, peut-être cent dix kilos de muscles. Il était chauve, rasé de près, le sourire mesquin et l'œil lubrique. C'était le moins costaud des quatre. J'étais foutu, c'était fini.

« Tu sais comment ça marche ? fit-il d'une voix grave mais étrangement suave. Tu m'appartiens maintenant. Quand je te dis viens, tu viens. Quand je te dis suce, tu suces. Quand j'ai besoin de me défouler, ou que je ne veux plus voir ta sale gueule pendant quelques jours, tu dis 'Oui Monsieur Mathia', et quand tu reviens de l'infirmerie, tu dis 'Merci Monsieur Mathia'. »

Ses potes ne riaient pas, ce n'était visiblement ni une blague, ni une façon de parler. Je suis resté sans rien dire.

« Ça va être vingt-cinq longues, très longues années... Mais t'en fait pas, une fois le passage fait, on sent plus rien. Et une fois trop vieux, tu ne serviras plus que de punching-ball. »

Je me suis mis à trembler, et j'avais envie de mourir sur le champ. Une crise cardiaque, un AVC, s'importe quoi, pourvu que ma vie s'arrête maintenant. À peine arrivé dans cet endroit, j'avais déjà trouvé ma place : une victime. Je n'étais pas fort, ni courageux. Je n'avais rien pour survivre. 'Tout ça à cause de cette fichue moto', je m'étais dit.

« Ou alors... reprit Mathia, tu m'es utile. Un damné n'a pas espoir de regoûter à la liberté. Mais un damné a une famille, des amis dehors. Et il a besoin aussi d'un peu d'argent dedans, pour s'offrir quelques plaisirs. » Il fit semblant de fumer une cigarette.

« Dans l'immeuble en face de l'ancien cinéma du centre-ville de Reigner, on peut escalader le muret sur la face ouest. On arrive devant un jeu de garages. Le quatrième en partant de la droite n'est pas verrouillé. Si on l'ouvre et qu'on retire la sixième brique de la troisième rangée au fond, on trouvera un sachet avec pour cinq cent billets de drogue. »

J'avais parlé d'une traite, sans réfléchir : je me suis même entendu parler de loin, débiter comme si c'était mes derniers mots. Mathia resta un moment sans bouger, me toisant comme s'il avait la faculté de détecter les mensonges, toujours le sourire aux lèvres.

« Attention baby girl, si tu fais perdre mon temps à moi et mes amis, ça va très mal se passer pour toi. Mais si tu dis vrai, tu viens de t'offrir une semaine. »

Puis, il partit tout simplement comme il était arrivé. Je sentis un poids lourd d'une tonne me tomber dessus, comme le contre coup d'avoir survécu à un évènement horrible, et ai fondu en larmes.

     D'une certaine manière, j'avais été malin dans ma connerie monumentale : à l'époque, quand les nouvelles drogues venaient de sortir, les dealers savaient pas trop comment doser. Du coup, il arrivait que des gens meurent d'une overdose sur un certain lot de 'production'. Les nouvelles tournaient vite, et les camés, au lieu de fuir ce lot, se ruaient dessus car ça voulait dire qu'il était plus dosé que les autres. Les gens sont stupides. Mais moi j'en profitais : je faisais mon possible pour le racheter avant tout le monde le fasse, et le revendais plus cher. Ou alors, je le mettais de côté, comme celui du garage en face du cinéma. Moi aussi, j'étais stupide.

     Quoiqu'il en soit, j'avais fait l'inventaire mental de ce que j'avais de côté, des bons plans que je pouvais partager, et j'avais calculé que je pouvais survivre environ trois mois. Trois mois sur vingt-cinq ans. Il fallait que je trouve une solution durant ce temps de répit, mais même sous la protection de Mathia, je devais être sur mes gardes : les deux premiers mois, j'appris le fonctionnement et les rouages du centre pénitencier de Duli. Tant que je restais à ma place, personne ne venait m'agresser ; mais les tensions montaient petit à petit, car tous les jours on emmenait de la chair fraiche à l'abattoir, et on commençait à suffoquer avec tout ce monde. La plupart des nouveaux revenaient plus amochés qu'ils n'étaient arrivés, mais je regardais ailleurs. Les conditions étaient de pire en pire : la bouffe était dégueulasse, on nous servait de la viande avariée, et certains sont tombés gravement malades. L'hygiène dans les cellules était lamentable, avec de temps à autre l'eau des égouts qui remontait dans les toilettes et la merde qui inondait la cellule pendant plusieurs jours. Je m'étais payé un matelas à peu près correct auprès du connard de maton, mais certains n'avaient pas les moyens, et un jour un mec est même mort dévoré par des punaises de lit !!! Sérieusement !!!

     En parlant des matons, la ville avait moins d'argent depuis que la mine du coin avait fermé. Leur paie avait baissé, du coup la plupart des gardiens à peu près sympas ou qualifiés étaient partis ailleurs, et on les avait remplacés par de gros enfoirés, qui n'avaient aucune formation et étaient probablement trop louches pour faire autre chose. Alors maintenant, en plus de se faire racketter par les damnés, on se faisait raquetter par les matons. Ces fils de pute avaient le bras long : y'en a un qui m'a retiré mon matelas une semaine parce que je ne l'avais pas appelé 'Monsieur', d'autres s'étaient fait passer à tabac à cause d'un simple soupir pendant que l'officier faisait une inspection de cellule et avait tout ravagé. Ils utilisaient aussi la cellule d'isolement. Et ça, ça faisait pas rire : ils vous laissaient dans une pièce complètement noire tout juste assez grande pour s'asseoir, mais pas se coucher pendant des jours. Pas de sortie, rien. Une trappe s'ouvrait une fois par jour pour un bouillon, on rendait le sceau en échange (des fois, il revenait aussi sale qu'il était parti). Bizarrement, c'était ce qu'on craignait le plus : je n'y suis jamais allé, mais lorsqu'on envoyait un mec là-bas, il revenait changé. Et on racontait des tas de trucs sur cet endroit : ceux qui y allaient racontaient avoir entendu et vu des choses. On parlait de grand yeux qui vous fixaient du coin de la cellule, dans le noir, jusqu'à vous rendre fou. À l'époque, je mettais ça sur le stress psychologique ou je sais pas quoi, mais maintenant...

En tout cas, tout le monde trouvait cette punition inhumaine, et ça foutait en rogne.

     La situation commençait à devenir alarmante : plus les conditions étaient difficiles, plus les regards noirs envers les matons ou les bagarres entre prisonniers se déclenchaient, plus on nous rendait la vie infernale. C'était vite devenu une vrai cocotte-minute prête à exploser : je ne me souciais même plus de mes vingt-cinq ans, ou du mois qui me restait avant de me retrouver devant Mathia sans rien à lui offrir que mon cul, mais de savoir si j'allai passer la journée, si j'allai finir dans cette putain de cellule d'isolement pour avoir fait un pet de travers (un mec y était resté plus d'une semaine !! Il avait sauté sur un maton parce qu'il avait attrapé les fesses de sa copine lorsqu'elle est venue lui rendre visite. Ils l'ont aussi tabassé bien comme il faut, et depuis il est resté assis toute la journée sans bouger, en regardant le plafond).

     Le seul truc qu'on avait pour tenir, c'était l'alcool. Un mec, Mitch, savait concocter des supers breuvages à partir de fruits pourris. Il faisait fermenter ça dans un sachet plastique pendu au rebord extérieur de sa fenêtre. Son truc tournait partout en prison, même au bloc D. On se faisait exploser le crâne avec son truc, il était très populaire. Ces putain d'enfoirés de matons étaient fous, ils inspectaient toutes les cellules pour essayer de dénicher la gnôle, déchirant les matelas à coup de couteau, arrachant les pages des livres et fracassant les tasses. On en avait assez d'eux, mais personne avait cafté : ils étaient maintenant devenus encore plus détestés que les gens du bloc C.

     Les jours passaient, l'ambiance devenait palpable : on envoyait les prisonniers à tour de bras soit à l'infirmerie, soit à l'isolement. Un mec est revenu de l'infirmerie paralysé à vie, et on entendait de plus en plus d'histoire sur la cellule d'isolement. Certains revenaient et se mettait à prier la vierge Marie toutes les nuits. D'autres faisaient des paralysies du sommeil depuis y être passés, voyant des silhouettes se glisser entre les barreaux de leur cage, des monstres sortir du lit, et plus encore. On disait que cette cellule était hantée, que le diable vivait dedans. C'était devenu la punition ultime. Et comme les prisonniers ne pouvaient pas se venger sur le personnel, ils se déchiraient entre eux. On a eu plusieurs meurtres, des 'poissons' qui se faisaient atrocement torturer, des abus sexuels en hausse... J'avais l'impression que gratter une simple allumette au bloc A aurait fait sauter toute la prison.

     J'étais tellement préoccupé par ça, que c'est lorsqu'un soir, en me dirigeant vers ma cellule, que Mathia et sa bande m'ont pris à part en me disant que je n'avais rien fourni depuis deux semaines, que je me suis rendu compte que j'avais donné tout ce que j'avais à l'extérieur.

« Alors ? » avait répété Mathia, entouré de deux colosses croisant les bras. Le dernier montait la garde.

Je n'avais rien répondu : je n'avais rien à répondre.

« Tu sais ce qui va t'arriver, pas vrai ? Un jeune pas encore amoché comme toi, ça ne se trouve plus ici... »

Vingt-quatre ans et neuf mois.

Il n'y avait personne autour, bizarrement. Tout le monde avait emprunté le couloir annexe pour rentrer.

Il hocha la tête en direction de son compagnon qui commença à retirer son pantalon. Mon cœur se mit à battre à tout rompre, j'avais même l'impression qu'il allait sortir de ma poitrine. Et putain, j'aurai aimé qu'il le fasse, même après coup. Ils se sont approchés de moi, me coinçant contre un mur : il n'y avait plus de sourire mesquin, d'œil lubrique ; simplement des lèvres serrées et des yeux vides, comme s'il n'y avait là-haut plus que l'instinct du prédateur, emplissant leur crâne. Puis, un sifflement, au coin de l'entrée : les trois brutes se sont ravisées instantanément, avant que je comprenne que c'était le signal du quatrième qui faisait le guet. Quelques secondes plus tard, le même salaud de maton qui m'avait extorqué de l'argent pour le matelas fit son apparition. Reiner, c'était. Mais purée, en cet instant je lui aurai baisé les pieds.

« Qu'est-ce que fous foutez ici, les filles ! beugla-t-il, matraque à la main. »

Personne ne répondit ; tout le monde regarda le sol. Ces trois raclures se sont barrés les pattes entre les jambes sans demander leur reste, mais ce n'était pas pour autant que j'étais complètement rassuré.

« C'est ça, fichez le camp avant de finir en isolement, bande d'abrutis ! reprit-il. Moi j'vous y emmènerait tout ça direct à l'infirmerie ! Alors filez droit ! »

Ils sortirent sans protestation, ni même un soupir : il faut dire qu'à ce moment, même les plus coriaces pouvaient blêmir si on ne faisait qu'évoquer l'isolement. Tout le monde s'était mis d'accord pour dire qu'elle était hantée par Satan en personne, et qu'on y laissait son âme. Mais moi, je ne bougeais pas : il les avait simplement remplacés pour me mettre dos au mur.

« Alors fiston, le bruit court que Mathia t'as mis la main dessus... »

Je hochais la tête, regardant toujours le sol.

« Pas de chance, pas de chance... (un putain de ton faussement désolé) Ça fait un moment que je côtoie cette énergumène, et il en a brisé, des mecs. Et plus costauds que toi... On en a fait des points de sutures à l'infirmerie, et les mecs peuvent plus s'asseoir pendant des semaines, si tu vois ce que je veux dire ! Et quand il a plus envie de toi, qu'il t’a fait tourner à tous ses petits potes, et qu’eux non plus ils n'ont plus envie de toi, alors là c'est aller-retour chez le toubib, et pas qu'au trou du cul, les sutures, je te le dis ! C'est pas beau à voir. »

Je le savais déjà, tout ça. Les réputations tournent vite ici. Mais je ne disais rien et attendais la suite :

« Vingt-cinq ans c'est ça ? C'est pas une vie ça ! » (Ce fils de pute était un vrai tortionnaire, je me suis demandé comment il ne s'était pas retrouvé au bloc D, de l'autre côté de la grille. Du moins, avant l'émeute...)

Une fois encore, j'ai hoché la tête.

« Tout ça, c'est à cause de l'alcool. C'est un vrai poison qui court dans cette foutue prison, et grille le cerveau des gens comme lui. Après, il va se défouler sur des types honnêtes comme toi ! »

C'était des conneries, mais il le savait. J'avais compris ce qu'il allait me demander par la suite, et pendant un instant, j'ai regretté qu'il soit venu me sauver.

« Si on s'en débarrassait, tout rentrerait dans l'ordre. Tout le monde se calmerait, et serai plus apaisé. Fini les psychoses à cause de l'alcool frelaté. Tout ce qu'il me faudrait, c'est un peu d'aide. Quelqu'un qui pourrait pointer du doigt le responsable. »

J'ai ouvert la bouche pour protester, mais je n'ai même pas eu le temps de sortir un son avant qu'il me coupe :

« Je sais, ducon !! Les balances, c'est pas bien vu ! Mais je te promets que tu seras récompensé ! Bloc C pendant vingt-cinq ans, rien que ça ! Tu seras peinard toute ta vie ! Tu seras le roi au milieu de toutes ces tantouses ! Personne pour t'emmerder ! Pas 'd'erreurs de dossier', ou de 'transferts provisoires', t'as ma parole. Tu seras mieux traité que dans un foutu hôtel, et en sécurité pour le reste de ton séjour ! Personne aura à savoir que c'est toi. »

Je savais que c'était faux : tout se sait en prison. Si je donnais un nom, j'étais un homme mort. Mais bon, était-ce si grave ? Quelques heures à souffrir, comparé à un quart de siècle à me faire élargir le fion ? Et puis, peut-être avait-il raison, peut-être que je finirai avec les autres balances et toucheurs d'enfants, comme au paradis pour criminels. Je crois que sur le coup, j'y croyais vraiment à ce qu'il disait. Je crois que j'aurai pu croire n'importe quoi pour pas finir en brochette humaine, mais c'est surtout ce qu'il m'a dit après qui m'a décidé :

« Tu sais, sinon, peut-être qu'une petite semaine bien isolé t'aideras à y réfléchir... »

     Et là, c'est sorti. Les yeux rivés sur mes baskets, la voix pas plus haute qu'un gamin qui s'est fait prendre à voler les bonbons dans le pot : « ...Mitch... Sous la fenêtre... »

 

***

 

     Raphaël marqua une pause, la gorge sèche d'avoir autant parlé. Les trois adolescents avaient été captivés par le récit, même si Thomas semblait agité, bougeant les doigts et serrant la mâchoire : « À mon avis c'est pas du paracétamol que t'as avalé... » se dit-il.

     — Quelle putain de balance ! s'exclama Émilie. Mais bon, à sa place, j'aurai pas fait la fière...

— Ouais, rétorqua Michelin, toi au moins tu te fais du fric en te faisant ramoner comme ça !

— Ta gueule, petite bite ! cria-t-elle. Tu sais même pas ce que c'est, le sexe !

Cette dispute sembla être la chose la plus drôle que Thomas n’ai jamais entendu, et il éclata de rire, jusqu'à avoir les larmes aux yeux. Les deux autres rirent un peu nerveusement avec lui : tout le monde avait remarqué ses pupilles maintenant dilatées.

— Bon alors, on y va dans cette prison ? On fait quoi depuis tout à l'heure au milieu de nulle part ? lança-t-il.

— C'est clair, renchérit Émilie, bloc A c'est juste à droite, le grillage est plié juste ici...

— Alors on y va, putain ouais ! s'excita Thomas.

Raphaël suivit le mouvement : il marcha sur la grille couchée par terre et évita les barbelés en hissant les jambes. Il longea la cour, un peu en retrait. L'entrée du long bâtiment était aussi ouverte, et il s'y glissa à son tour.

     L'endroit était bien différent du trou : la structure était sur deux niveaux avec un grand hall, faisant penser à un grand centre commercial. La brique rouge avait laissé place à une immensité de béton gris. Le sol était inondé de grosses flaques d'eau croupie pleine de tas solides noirâtres et visqueux, peut-être un mélange de terre et d'autre chose. Chaque cellule avait une face de barreaux d'aciers et on pouvait y voir des sommiers renversés et des toilettes de porcelaine brisés. Par une seule cellule n'était intacte, comme si chacune avait abrité un sanglier ou un ours enragé qui avait tout retourné. Ils avancèrent, chacun de leur pas résonnant dans l'immensité de béton armé. Certains murs étaient zébrés de taches noires, s'étalant des fois sur le sol. Ils rencontrèrent un poste de contrôle au centre du bloc illuminé par un trou dans le plafond. L'ouverture laissait couler le rideau d'or comme un projecteur naturel. Un arbre aux feuilles d'un vert intense avait poussé dans le poste, profitant des fenêtres brisées pour étaler ses grandes branches. Les éclats de verre encore au sol brillaient au soleil comme des pierres précieuses.

Émilie s'extasia face à ce spectacle, tandis que Thomas enfournait un second cachet dans sa bouche.

« Nul, fit-il. Où sont les fantômes ? »

Puis il ramassa une barre de fer qui trainait, et partit de son côté en frappant bruyamment les barreaux d'acier.

« Quel abruti celui-là des fois... commenta Émilie. »

Raphaël fit un tour lui aussi : si ce n'était l'état des cellules complètement détruites, l'endroit semblait tout simplement abandonné. Les traces noires aux murs pouvaient être de l'eau de pluie, les vitres avaient peut-être été brisées par des gamins de la ville. Que fallait-il qu'il trouve ? Une trace d'un monstre ? Un cadavre ? Il ne savait pas du tout quoi chercher. Il pourrait terminer le récit d'Eustass et se tirer d'ici, avec un peu de chance toute cette aventure s'en tiendrait à ça.

     Il monta des escaliers et arriva à un niveau entre deux étages qui semblait être la cantine. Une centaine de plateaux étaient renversés au sol, des couverts éparpillés un peu partout. Quelques tables avaient été carrément arrachées de leur socle, et ça, ça ne pouvait pas être les éléments. Ni des gamins. Plutôt des adultes enragés.

« Ou un monstre, pensa-t-il. »

Un objet au sol attira son regard : il se pencha pour le ramasser et l'examina entre ses mains. Il s'agissait d'une lame grossièrement taillée avec un manche en sparadrap. La partie aiguisée était couverte d'une tache marron : du sang séché, pas de doute.

     — Tu trouves quelque chose d'intéressant ? entendit-il derrière lui.

Il sursauta et l’arme tomba au sol avec un tintement métallique. Thomas l'avait rejoint. Il avait les yeux rouges.

— Rien du tout, mentit-il. Juste un gros bordel.

Quelque part au-dessus d'eux, au loin, ils entendirent une porte grincer bruyamment avant de claquer avec fracas. Raphaël sortit de ses chaussures, mais Thomas regarda simplement dans la direction du bruit, un sourire distrait aux lèvres, laissant l'écho se perdre dans la grande salle sans mot dire.

Son regard revint sur Raphaël, et il ajouta comme si rien ne s'était passé :

— C'est clair que pour être un bordel, c'est un bordel... Quand tu traites les gens comme des animaux, ça devient des animaux.

Raphaël resta perplexe, lorsque Émilie vint les rejoindre en courant, affolée.

— Vous avez entendu ? C'était quoi ce bruit ? On n’est pas seuls ?

— Surement un fantôme, répondit Thomas avec un sourire sardonique.

— Bah qu'est-ce qu'on attend ? Faut le filmer ! fit-elle.

— Non, rétorqua Thomas. Je veux voir la cellule d'isolement d'abord. Guide nous chef.

— Bah, je ne sais pas où c'est, moi, répondit Raphaël.

Thomas haussa les bras et pointa le livre du doigt : si l'information était quelque part, c'était ici. Raphaël râla, agacé de faire le narrateur, mais poursuivit néanmoins.

 

     « Je suis rentré dans ma cellule sans rien dire. Clarence m'a lancé un regard inquiet, mais il se désintéressa et retourna très vite à ses affaires. Moi, je me suis assis sur mon lit : qu'est ce qui allait m'arriver ? Que je reste ici, ou qu'on découvre que j'ai balancé Mitch, j'avais une cible sur le dos de toute façon. La chose à faire aurait été de retourner ma brosse à dent contre moi, m'ouvrir les veines avec, mais je n'avais pas le courage, je suis un lâche.

     À un moment, on a entendu du bruit venant du bout du couloir : des gens parlaient fort, quelqu'un renversait des objets. Des coups de matraque ont retentit dans tout le couloir, bientôt surpassés par des hurlements de douleur. Le tout a duré cinq bonnes minutes, jusqu'à ce que les cris meurent. Le passage à tabac dura encore un peu alors que la victime ne produisait plus aucun son, comme si on frappait un sac à patates. Ensuite, j'ai vu apparaitre deux matons qui trainaient un homme inconscient au sol, laissant une trace de sang au sol devant ma cellule : ils se dirigeaient vers l'isolement, tout au fond du couloir transverse.

     Clarence me demandait ce qu'il se passait, mais je n'en savais pas plus que lui. Enfin si, je savais, mais je ne voulais pas me l'avouer. Un murmure monta de cellule en cellule, comme la marée haute, et la nouvelle atteint bientôt notre cage : Mitch avait été balancé. Ils avaient trouvé l'alcool. Il était bon pour un tour en isolement. Mon sang s'était glacé en entendant ça. Pas pour Mitch, mais seulement parce que j'étais terrifié qu'on découvre que c'était de ma faute. Oui je sais, c'était égoïste, mais chacun sa merde.

     Les nouvelles ayant fait le tour, les murmures se mirent maintenant à discuter, supposer et conjecturer. On parlait de coup de chance, de balance, de vengeance. Moi, j'essayais de ne pas entendre, de me boucher les oreilles et de me forcer à m'endormir. Les voix continuèrent bien après l'extinction des feux, maudissant les gardes, les balances. Planifiant les tortures qu'ils allaient infliger au cafteur. Mais ça ne me concernait pas. Moi, demain matin à la première heure, je serai au bloc C. Loin de tout ça, et des conséquences. Du moins, c'est ce que je croyais, naïf comme j'étais, en m'endormant enfin.

     J'étais enfoui au plus profond dans mes rêves, lorsque le hurlement monta doucement. Au début, il était très lointain, et mon cerveau bataillait pour me garder plongé dans mes songes. Mais les cris de terreurs se faisait de plus en plus fort, se faisant entendre par-dessus les voix de mon rêve, et je fus réveillé en sursaut. Les hurlements d'horreur et suppliques remplissaient toute l'aile, se mélangeant aux échos que les murs renvoyaient. Tout le monde semblait réveillé, et les prisonniers des autres cellules criaient à leur tour : « Bon dieu, aidez-le ! » « Que quelqu'un fasse quelque chose ! » Clarence avait la tête collée entre deux barreaux, et il balançait : « Bande de fils de pute !! Allez l’aider !! Vous allez rien faire bande d’enculés ?! »

C'était Mitch qui hurlait à la mort depuis la cellule d'isolement au loin : « AU SECOURS !! VENEZ M’AIDER !! IL EST JUSTE LÀ, DERRIÈRE MOI !! »

Il poussait des cris d'angoisse, pleurait et implorait. J'émergeais, me demandant encore ce qu'il se passait.

« LES YEUX SONT LÀ !!! QU'IL ARRÊTE DE ME REGARDER !! FAITES-LE S'ARRÊTER DE ME REGARDER !!! JE VAIS DEVENIR FOU !!!! AU SECOURS !! SORTEZ-MOI DE LÀ JE VOUS EN SUPPLIE !! »

« Ces enculés de chiens !! » hurlait Clarence à son tour, secouant les barreaux avec une force que je ne connaissais pas. Puis il me regarda droit dans les yeux :

     — Eustass !! Si on trouve la petite merde qui a balancé Mitch, on va déchaîner l'enfer sur lui !! Être la salope de tout le bloc D sera une promenade de santé à côté, pas vrai mon pote ?

— Oui, m'entendis-je dire de loin, très très loin.

— Tu m’entends !! reprit-il en hurlant et secouant les grilles de plus belle, salopard de cafteur, t'as vu ce que t'as fait ? Je sais que tu m'entends, on va tous venir pour toi !!! 

J'ai cru que j'allai m'évanouir si j'entendais un mot de plus de sa part, et heureusement, Mitch monta au créneau et sa voix éraillée couvrit tout autre son.

« IL VA ME TUER !!! IL A DES YEUX QUI BRILLENT, IL EST JUSTE LÀ !! OUVREZ JE VOUS EN PRIE JE VOUS EN SUPPLIE AIDEZ MOI JE VEUX PAS NON JE VEUX PAS MAMAN JE NE RECOMMENCERAI PLUS PROMIS MAMAN AU SECOURS MAMAN VIENS M'AIDEEEEER... »

Sa voix mourut, et ce fut le silence complet pendant les minutes qui vinrent. Pendant même le reste de la nuit, jusqu'au petit matin.

     Ce ne fut pas un murmure qui monta le matin suivant, mais un grondement. La nouvelle était tombée, et elle faisait le tour du pénitencier comme une bourrasque : Mitch a été retrouvé mort en cellule d'isolement. Il a été retrouvé la bouche béante, les yeux écarquillés de terreur. On supposait que les matons l'avaient salement amoché avant de le mettre là-dedans. On disait même qu'ils en avaient remis une couche pendant la nuit, et qu'ils l'avaient tué. Trop c'était trop, la colère montait en même temps que le soleil, et vers midi, le centre bouillonnait de rage.

     J'ai appris plus tard que ce jour-là, trois matons s'étaient fait porter pâle et étaient rentrés chez eux. Les deux chefs qui servaient à la cantine avaient fait leur service et avaient déserté les lieux sans rien dire : ils avaient senti l'explosion imminente. Moi, j'étais escorté en secret au bloc C ; mais même si je traversais des couloirs vides, avec mes menottes, mes chaines et mes deux gardes du corps, je sentais l'atmosphère électrique. L'orage arrivait, il n'y avait aucun doute. De loin, j'ai aperçu quelques taulards : messes basses, regards par-dessus l'épaule.

C'était sûr et certain, la poudrière allait prendre feu.

     J'ai traversé le centre en passant par des couloirs de service. À chaque ligne droite, on s'arrêtait pour que la centrale ouvre les grilles et qu'on puisse avancer. À chaque tournant, j'avais la certitude qu'une bande de détenus enragés allaient me déchirer en morceau ; mais non, je suis arrivé au bloc C sans encombre, comme promis. Juste à temps pour m'installer avant le début de l'émeute. »

 

***

 

     — Putaaaaiiiin !! s’exclama Émilie, c'est tellement cool !

Raphaël acquiesça malgré lui : ses mains tremblaient, comme si quelque chose n'allait pas.

— Suivez-moi, renchérit Thomas, je sais où trouver la cellule d'isolement !

     Ils le suivirent lorsqu'il s'engagea au second étage. Il bougeait les bras et la tête de manière incontrôlée par moment, comme pris de spasmes, et Raphaël imputa ce phénomène à la drogue qu'il avait prise, quel qu’elle soit. Ils longèrent une rangée de cellules toutes aussi délabrées que les premières : une avait même son lit encastré en travers de la porte. Les grilles de sécurité étaient toutes ouvertes, leur ouvrant grand le passage. Il aperçût un reste de corde accrochée fermement à un pilier de béton et pendant dans le vide : il espérait qu'il n'y a pas eu de nœud de pendu à l'autre bout, mais il pensait qu'il avait tort.

     Ils s'engagèrent dans un long couloir ne contenant plus aucune cellule, qui rappela à Raphaël avec un frisson irrépressible la mine qu'il avait visité ce matin. Thomas s'arrêta sans hésiter devant la pièce à la lourde porte entrouverte au bout du couloir.

     — Magnifique, pas vrai ? fit-il en gobant une autre pilule.

— Doucement avec ce truc, haleta Michelin, épuisé d'avoir grimpé tant de marches d'escalier.

— T'occupe, répondit Thomas.

Raphaël fit comme les autres et s'approcha prudemment de la cellule. L'intérieur était plongé dans le noir et il était difficile d'y voir clair ; pourtant, il lui sembla distinguer quelque chose sur les murs.

— Tu l'as remarqué, pas vrai ? lança joyeusement Thomas. Approche et regarde ce que c'est, tu vas adorer.

Michelin et Émilie s'écartèrent lentement de lui, visiblement de plus en plus mal à l'aise. Thomas lui tenait la porte entrouverte et l'invitait avec un sourire carnassier au visage. Ses pupilles étaient totalement dilatées.

— Allez, t'inquiète, il y a rien là-dedans !

Il ouvrit grand la porte comme pour illustrer ses propos. Raphaël s'approcha encore, intrigué. Il se tenait maintenant juste en face de l'ouverture, le jeune lui soufflant son haleine sur la nuque. Il s'approcha encore, examinant le mur de plus près, et compris enfin ce qu'il regardait.

— Et ouais mon vieux, c'est bien ce que tu penses.

Toutes les parois de la cellule étaient barrées de griffures d'ongle, sur toute leur surface. Comme le cercueil d'une victime enterrée vivante, des dizaines d'hommes avaient gratté le béton, et même la porte en acier, pour tenter de s'échapper. Ou était-ce seulement l'œuvre de Mitch ?

— Ouaip, fit Thomas derrière lui, c'est bien Mitch qui a fait tout ça.

Puis il le poussa dans la cellule et referma la porte derrière lui.

 

***

 

     « Hé ! Au secours ! Sortez-moi de là ! » hurlait Raphaël, tapant de toutes ses forces contre la porte. Il sentait le poids de Thomas juste derrière, poussant la porte et ricanant comme un fou. Plus loin, il entendait les deux autres paniquer, lui crier d'arrêter et lui demandant ce qui le prenait. Petit à petit, les cris se firent plus lointains, plus étouffés. La porte, qui s'entrouvrait quand-même d'un ou deux millimètres lorsqu'il tapait dedans, sembla maintenant se souder au cadre et il n'entendait plus que l'écho froid de ses paumes contre l'acier.

« Où vous êtes ?? Laissez-moi sortir ! » cria-t-il, mais un silence complet fût sa seule réponse.

« Putain putain putain, pensa-t-il frénétiquement, qu'est-ce que c'est que ça ? »

Il s'était retrouvé dans le noir complet, comme isolé du reste du monde. Son cercueil à cinq faces de béton rayées de griffures ne lui laissait pas beaucoup de place pour bouger. Il continuait de pousser la porte, mais elle semblait peser une tonne ; de cogner dessus, mais personne ne répondait ; de crier, mais même son écho semblait maintenant absorbé par les ténèbres. Il essaya de reprendre sa respiration et son calme : sur le moment il s'en fichait de se donner en spectacle, d'être pris pour un trouillard, mais il lui semblait que s'il cédait place à la panique, elle s'emparerait de lui comme un monstre et il se mettrait à hurler jusqu'à la mort.

« Calme-toi... Ne panique pas... » pensa-t-il, mais déjà des idées folles se bousculaient dans sa tête : « Il est là, dans cette pièce avec moi, et il me regarde ! » Il repensa malgré lui à Mitch, ce qu'il avait hurlé juste avant de mourir, et une pensée parasite lui disait qu'il allait lui arriver la même chose.

« Il a juste à tendre la main vers moi, souffler son haleine de mort sur ma nuque, et je deviendrai fou là-dedans, je le jure » se dit-il. Il se força à contrôler sa respiration, fermer les yeux et ne penser à rien, mais le poison de la panique se répandait dans son crâne, lui intimant de hurler, se jeter contre les parois, griffer, griffer avec ses ongles jusqu'au sang, jusqu'à ce qu'il les perde dans ce cercueil.

« Si je me retourne, je vais le voir, il existe vraiment et il est juste derrière moi, on est deux dans cette petite pièce j'en suis sûr ça je le sais » soufflait sa voix intérieure ; mais il se força à se concentrer, fermer les paupières jusqu'à s'en faire mal. Pendant qu'il priait en silence dans le noir, il ne vit pas derrière lui les deux yeux ronds qui le fixaient du coin de la pièce. Des pupilles d'un bleu délavé. Un regard qui l'enveloppait comme deux mains griffues. La chose ne bougeait pas, tapie dans l'ombre, observant juste.

« Ne panique pas ne panique pas ne panique pas ne regarde pas derrière toi ne regarde pas derrière toi » récitait Raphaël à voix haute comme un ancien mantra. Les deux yeux commencèrent à s'approcher lentement de lui, et c'est à ce moment que la porte s'ouvrit.

     Il tomba en avant et s'étala au sol devant trois paires de basket. La lumière l'aveuglait presque, et les cris des adolescents lui vrombissaient dans les oreilles. Il se redressa du mieux qu'il put, toujours tremblant. Michelin s'agrippait toujours au bras de Thomas pendant qu'Émilie lui criait dessus :

     — Putain mais qu'est-ce que tu peux être con des fois ! Faut que t'arrête cette merde, ça te rend vraiment con !

Lui, en revanche, riait toujours.

— Ça fait vraiment rire que toi, reprit-elle, tu mériterais vraiment un coup de pied dans les couilles !

— Je m'en chargerai avec plaisir, répondit Michelin.

— Ça va ? demanda-t-elle en se retournant vers Raphaël, l'air gênée.

— Oui, à peu près...

— Mais oui, c'était juste une petite blague de rien du tout ! coupa Thomas.

— Tais-toi, j'en ai marre de toi ! se plaignit Émilie.

Il avait maintenant les yeux rouges et exorbités, et il bougeait dans tous les sens. Il se détacha de l'étreinte de Michelin, pourtant beaucoup plus lourd que lui, et lança d'un air jovial :

— C'était juste pour déconner, il y a rien dans c'te pièce ! Si on peut plus rigoler !

Il retira son sac à dos de ses épaules, l'ouvrit et trifouilla dedans :

— Et puis, même s'il y avait un monstre dans cette foutue prison, qu'il essaie un peu de me casser les couilles pour voir ! Moi je l'accueil avec ça !

Il retira sa main et brandit triomphalement un pistolet. Émilie glapit d'horreur face à cette arme, mais Michelin ne dit rien : il devait sûrement être au courant. Le pistolet avait l'air lourd, vrai, et mortel. Thomas le pointait erratiquement comme s'il s'agissait d'un simple pistolet à eau. Le chargeur dépassait du manche d'acier de dix bons centimètres et une petite plaque mécanique sortait d'en dessous du chien.

— Regarde-moi ce bijou, chef ! fit-il en le pointant maintenant sur Raphaël. Cette petite merveille a été modifiée, elle a un bidule de conversion automatique !

Il pointa d'un doigt tremblant la petite plaque métallique.

— Avec mon chargeur allongé de quarante munitions, j'ai juste à laisser le doigt appuyé sur la détente et ce pète-feu fera l'effet d'une putain de mitrailleuse ! Je te parie qu'il se vide complètement en moins de deux secondes !

Raphaël restait bouche bée, horrifié : où est-ce que ces gamins avaient pu se procurer une arme illégale, et y appliquer une modification encore plus illégale ? Thomas avait maintenant l'œil plongé dans le canon, pour essayer d'y voir dieu-sait-quoi.

— Fais gaffe avec ça, mec, fit Michelin avec méfiance. Tu devrais le ranger...

— MAIS OÙ T'AS EU ÇA ? explosa ensuite Émilie. T'ES COMPLÈTEMENT TARÉ ?! C'ÉTAIENT PAS DES CONNERIES CE QUE ME RACONTAIENT LES PUTAINS DE FLICS ??

— Who who who, calme toi Mimile, rétorqua-t-il en pointant maintenant négligemment l'arme sur elle comme s'il la pointait simplement du doigt, mais qui la fit taire immédiatement. Tu m'explose les oreilles là, t'es pas drôle ! Je dis juste que vous pouvez pas être plus en sécurité qu'avec moi ! Même s'il y a des fantômes, des monstres, ou un putain d'ours sauvage, j'ai tout ce qu'il faut ! Alors détendez-vous !

Il rangea son arme dans son sac, au grand soulagement de Raphaël.

— Regardez, moi aussi j'y vais si vous voulez, on est là pour s'amuser !

Avant que quiconque ait pu réagir, il se jeta dans la cellule d'isolement à son tour et tira la porte derrière lui : elle claqua avec une force surnaturelle qui fit sursauter tout le groupe.

— Vous voyez, tout va bien ! fit sa voix étouffée de l'autre côté de la porte d'acier. Mais putain, fallait pas être trop grand bordel ! Je touche presque le plafond ! Hey, Nono...

On l'entendait pouffer de rire, n'arrivant pas à poursuivre sa blague :

— Nono... Sérieusement... Si on avait voulu t'enfermer en isolement...

Sa phrase était coupée par les ricanements.

— ... Je crois que la porte aurait pas pu se refermer ! Putain mon cochon, tu passerais tout juste là-dedans !

Arnaud ne répondit rien, il avait juste les sourcils froncés et les poings serrés. Ils entendirent Thomas essayer de pousser la porte de l'intérieur, mais celle-ci ne bougea pas. Des coups mats résonnèrent ensuite.

— Ha-ha-ha... Super drôle les mecs, j'en reviens pas d'une si bonne blague...

Il se jeta contre la plaque d'acier, mais même si Raphaël, Émilie et Arnaud étaient à un mètre de distance, tous les trois hébétés, elle ne s'ouvrit pas.

— Bon d'accord, c'était relou comme blague et c'est pas drôle, je suis désolé. Maintenant faites pas les gamins et ouvrez cette putain de porte !

Il porta une demi-douzaine de coups puissants et sourds contre le milieu de la porte, comme s'il se servait de sa tête. Émilie fut la première à sortir de sa torpeur :

— Toi, fais pas le gamin !

Et elle se jeta sur la porte pour tenter de l'ouvrir ; toujours solidement ancrée.

— Allez, quoi les gars... soupira-t-il. Puis : PUTAIN MAIS C'EST QUOI CE TRUC ??

Plus rien.

— Thomas ?? appela Émilie en tirant sur la porte de plus belle. Qu'est-ce que tu fous putain ouvre cette putain de porte !

Arnaud la rejoint et tira avec elle, les deux ados ne réussissant même pas à la faire bouger d'un pouce. À l'intérieur, Thomas s'était tu. Plus aucun son ne sortait de la cellule d'isolement.

     Raphaël recula d'un pas devant cette scène : il n'avait qu'une envie, les laisser en plan et partir d'ici. D'abord un voyou qui se drogue, et maintenant une arme... Peu importe, il ne remettrait jamais les pieds dans cette ville, ni même toute la région. Mais qu'il prenne Jordane et qu'il s'en aille tout de suite...

Sans prévenir, la porte lâcha et les deux jeunes furent projetés au sol. Thomas était assis dans la cellule, l'air absent.

— Heu ? fit-il simplement avant de se relever lentement. Il passa sa main dans sa touffe de cheveux bouclés pour les dépoussiérer, mais avait toujours l'air calme et hébété, les yeux injectés de sang. Les deux autres se relevèrent, mais au lieu de l'incendier, Raphaël remarqua qu'ils prenaient un air méfiant à son égard, comme s'ils attendaient de jauger de son état. Il profita de ce point mort pour essayer de se retirer poliment :

— Bon, j'ai vu ce que j'ai à voir, mais j'ai un rendez-vous et je vais devoir rentrer. Si vous voulez rester plus longtemps, je peux vous laisser...

— De quoi tu parles, mec, fit Thomas calmement.

— Il a raison, glissa prudemment Émilie, maintenant clairement apeurée. On devrait tous rentrer, j'ai dit à ma mère que je ne tardais pas.

— Mais, protesta-il, on a pas fini l'histoire ! On a même pas attaqué la partie de l'émeute !

— On pourra toujours la lire en ville, au café, suppliait-elle presque.

— Non, c'est trop nul ! Puisqu'on est déjà ici, profitons-en ! Chef, vas-y envoie la suite !

— Écoute, répondit Raphaël comme marchant sur des œufs, il faut que je rentre. On finira une autre fois.

Il était soudain complètement désintéressé du carnet, et toute cette foutue prison. Le malaise s'était déjà bien installé, mais il voyait Émilie de plus en plus horrifiée en regardant Thomas, comme si elle comprenait quelque chose de très grave. Il était grand temps de s'éloigner de ce fou furieux. Mais justement, celui-ci replongea la main dans son sac, et une seconde plus tard il avait Raphaël en ligne de mire.

— File. Le. Carnet. Je veux entendre la suite, même si c'est moi qui la lis.

Puis, d'un mouvement de tête en direction d'Émilie :

— Et quand j'aurai terminé avec cette histoire-là, c'est toi qui vas me raconter la tienne Mimile. Tu vas me dire tout ce que tu as bavé aux flics, surtout sur cette arme. Y’a pas que dans ce foutu carnet qu'ils aiment pas les balances...

 

***

 

     Raphaël, Émilie et Arnaud marchaient derrière Thomas le long des couloirs du bloc A, la peur au ventre et l'esprit en surchauffe. Raphaël essayait d'analyser la situation avec le peu d'informations dont il disposait : ils avaient rencontré Émilie au poste de police, où elle s'était visiblement fait interroger. Au vu de sa réaction en voyant l'arme, et ce qu'avait dit Thomas à propos des balances, c'était sur ça que devait être porté l'interrogatoire. Thomas s’en était déjà-t-il servi ? Il ne pouvait pas répondre à cette question, mais il savait que ce jeune homme était dangereux : drogue, et arme à feu. Il n'avait été que trop témoin des effets et méfaits accompagnant l'abus de substance, mais c'était bien la première fois qu'il voyait quelqu'un lui agiter un pistolet sous le nez, et ça le rendait extrêmement nerveux. Bien sûr, il pouvait tenter de s'enfuir ; mais il ne savait pas s'il irait jusqu'à faire cracher le feu et il n'avait pas envie de le tester pour le savoir.

     Les autres n'avaient pas l'air de vouloir lancer d'initiatives, et ils le connaissaient visiblement bien : donc il lui semblait plus sage de les imiter et de répondre à ses caprices. Il avait l'air bien stone, peut-être qu'il se poserait quelque part à un moment, ou les laisserai partir, et qu'ils pourraient rejoindre la voiture avant de s'enfuir vers la ville. Là, la police n'aura d'autre choix que le prendre au sérieux.

« Ça ressemble à la sortie, » fit Thomas devant eux en pointant une série de grilles toutes grand ouvertes.

Raphaël lui avait donné le carnet d'Eustass sans faire d'histoire, et il avait dit que vu que l'émeute avait commencé au bloc D, ils allaient d'abord tous s'y rendre avant de poursuivre la lecture. Émilie était blême, Arnaud avait les lèvres tellement serrées qu'elles en étaient devenues presque blanches, mais ils continuèrent à le suivre sans protester. Raphaël se demanda ce qu'Émilie avait dit à la police, et jusqu'où irait Thomas en l'apprenant. Il en arriva à la conclusion qu'ils pourraient très bien tous les trois mourir ici.

     Le bloc D, celui des détenus les plus dangereux, était aussi un grand complexe de béton gris ; mais les grilles sur la face avant des cellules avaient laissé place à de lourdes portes d'acier de la même trempe que la cellule d'isolement. Les postes de garde étaient beaucoup plus nombreux, plusieurs ayant été incinérés. Les grilles d'isolement de zones étaient plus rapprochées et plus grosses, quoiqu'aussi toutes ouvertes. Les quelques taches marrons au sol ne faisaient pas douter de leur provenance : on y trouvait des traces de main et trainées imprimées. À leur centre, le sol était encore creusé par les impacts d'objets tranchants.

     « Même si le carnage a eu lieu dans tous les blocs de la prison, annonça Thomas d'une voix puissante comme s'il s'adressait au bâtiment entier, c'est ici qu'il a eu sa genèse. J'ai l'impression d'être un pèlerin enfin arrivé en terre sainte, au berceau de ses croyances. Vous sentez ça ? Vous sentez cette énergie qui hante les lieux ? »

Il fouilla dans sa poche et en sortit une poignée de pilules qu'il s'enfourna dans la bouche comme des skittles. Personne ne dit rien, peut-être que tout le monde espérait qu'il tombe raide d'une crise cardiaque et que ce serait la conclusion de cette affreuse journée.

« Même le silence a une saveur particulière ici. Comme si les murs chuchotaient leur histoire à qui voulait bien y prêter l'oreille. Nous sommes dans un lieu qui a été baptisé par le sang cette nuit-là, et il a gardé toute sa splendeur. Ça devrait être un lieu de culte, pas de doute. »

« Ça y est, il a complètement pété les plombs, pensa Raphaël. »

« Très bien, reprenons notre récit. Certains pourraient dire que c'est la lecture de la Bible de cet endroit bénît que je vous récite... »

Il produisit un rire léger en prononçant ces paroles. Puis, d'une voix presque cérémonieuse :

 

     « Lorsque je suis arrivé dans ma nouvelle cellule au bloc C, l'information avait déjà fait le tour. Pas mal, pour un bloc qui était censé être protégé et isolé des autres. Même ici, la fureur commençait à monter. Les détenus, tous des moins que rien qui avaient commis les pires catégories de crimes, commençaient à se poser des questions : les balances étaient partout, tout le monde était sous surveillance et pouvait se faire pincer à n'importe quel moment. Et les matons pouvaient maintenant assassiner un détenu sans aucune gêne ni conséquence : jusqu'où ça allait escalader ? Ici aussi, les gens en avaient marre de regarder par-dessus l'épaule, de se faire maltraiter par le personnel, et de vivre dans des conditions insalubres.

     Moi, j'avais la tremblote : je savais qu'il n'était qu'une question de temps avant qu'on découvre que j'avais cafté. Je regrettais amèrement ma décision, et me détestais d'avoir été aussi faible. J'aurai dû prendre mon courage à deux mains et endurer la souffrance, pourvu que je respecte la seule chose qui nous restait ici : le code d'honneur. Maintenant, je n'avais même plus ça, et il me semblait que quel que soit le chemin que j'empruntais pour essayer de fuir mon malheur, j'atterrirais forcément au même endroit.

     La journée passait, et tout le monde n'avait que l'incident de Mitch à la bouche. Ici, l'ambiance était quand même beaucoup moins prenante ; mais pendant ce temps, la pression montait encore au bloc D. Les détenus étaient outragés d'avoir perdu leur seule source d'échappatoire liquide, de rayon de soleil en flasque. Ils en voulaient aux matons d'avoir confisqué l'alcool, ils voulaient aussi se venger sur le mec qui avait balancé. Mais surtout, il y avait la mort de Mitch. La vie carcérale était déjà assez compliquée comme ça, mais lorsque la nouvelle vague de brutes déscolarisées se sont pointés pour remplacer les bons matons et veiller au grain pour moins cher, les choses avaient empiré. Là-bas aussi, l'uniforme était roi. Il fallait payer sous la table pour tout (ça devient compliqué de trouver de la maille pour quelqu'un qui moisi ici depuis plusieurs décennies), garder les yeux baissés et la queue entre les jambes pour ne pas se faire passer à tabac ou finir en isolement, et toujours montrer les dents pour ne pas devenir la nouvelle victime du bloc. Se battre contre les autres prisonniers était une chose : il était devenu de plus en plus fréquent que les bagarres explosent dû au manque de ressources, d'ennui ou de paranoïa. De plus, avec la récente surpopulation, tout le monde se marchait sur les pieds. Mais maintenant, les gardes envoyaient un message : qui donc défiait leur autorité serait liquidé sur le champs. C'était le dernier bafouement de leurs droits de l'homme qui fit déborder le vase.

     Comme une cage de Faraday, les ondes de mécontentement, de violence, de vengeance, faisaient écho dans tout le bloc, se nourrissant encore et encore. Ce jour-là, les altercations entre prisonniers se multipliaient à l'heure, plusieurs finissant à l'infirmerie. Les matons commençaient à avoir peur, l'air électrique envoyant des décharges à chaque regard en coin posé sur eux, alors ils jouèrent facilement de la matraque pour séparer les fauteurs de trouble, nourrissant encore plus la bête qui naîtrait à la tombée de la nuit. Puis, le soir après le repas, un petit groupe de détenu du bloc D décida qu'il était temps d'agir : les nuages noirs étaient saturés, maintenant la foudre allait frapper. L'administration les avait poussés à bout, eux les oubliés de la société, alors ils allaient rappeler au monde entier qu'ils existent. Et lorsque tout le monde aurait l'oreille attentive, ils poseraient leurs conditions.

     Le plan était simple : prendre le contrôle d'une zone, capturer le personnel qui s'y trouvait, se servir d'eux pour passer à la zone suivante en libérant le plus de monde possible, et continuer jusqu'à avoir le bloc complet. Puis passer au bloc A. Puis le B. Ensuite, ils feraient une virée tous ensemble au bloc C pour régler leur compte à toutes ces fichues balances : en plus, le soir où Mitch s'était fait attraper, des gens ont vu un détenu trainer avec un maton. Le lendemain, ce détenu était transféré au C. Coïncidence ? Non, ils savaient qui avait cafté. Cette nuit-là, ils allaient enfin déverser toute la rage qu'ils avaient accumulé depuis leur arrivée ici. La cocotte-minute allait enfin exploser, et ça allait salir les murs, pour sûr.

     La mise en œuvre étaient encore plus simple : la ville ne pouvait pas définancer les murs de béton et les grilles de sécurité en acier, mais elle avait fait bien assez de mal au niveau du personnel. Il y avait un point faible dans le système : l'infirmerie. En plus du personnel soignant, elle était gardée par un nombre fini de matons. Certes, ils avaient des armes, mais il y en avait un nombre fini. Ce qui était incroyable, et que les détenus ont su exploiter à la perfection, c'est que la communication entre des blocs isolés entre eux allait plus vite qu'entre les matons sous-entraînés et leurs radios. Alors, le groupe du bloc D fit passer le mot : envoyez le plus de monde possible à l'infirmerie.

     On sortit les belles lames et brosses à dent pointues du dimanche, et on tailla dans le gras. Partout, des bagarres se mirent à exploser : on choisissait une victime qu'on poignardait salement, puis un homme de confiance à qui on infligeait des blessures superficielles, ou même qu'on badigeonnait de sang. Ils étaient tous envoyés d'urgence à l'infirmerie, l'un agonisant et l'autre faisant semblant. Les matons de chaque bloc amenaient des blessés à la chaine, surchargeant le personnel en un instant. C'était comme un carambolage géant devant les urgences d'un hôpital, des blessés débarquant de toutes les portes. Ces idiots en ont mis du temps à comprendre : ce fût lorsqu'il y eut quatre détenus potables pour chaque garde armé, deux détenus se vidant de leur sang par infirmier, et en voyant leurs collègues de chaque bloc débarquer par son entrée, qu'ils comprirent ce qu'il se passait. De l'autre côté, les matons chargés de la sécurité des zones principales étaient occupés à tabasser les détenus qui avaient attaqués et les mettre aux quatre fers, ne se doutant pas qu'ils seraient libérés dans la foulée et se vengeraient au quintuple.

     Dans l'infirmerie, ça a commencé par un regard : Joël, incarcéré pour avoir mis le feu à un immeuble et réduit en cendre cinq familles et maintenant badigeonné du sang du pauvre bougre d'à côté, repéra un type du bloc A qui avait l'œil alerte.

Avec la chance que j'avais, il a fallu que ce soit Mathia.

Autour d'eux, c'était la panique complète : les matons avaient amené beaucoup trop de gens, et les gardes armés gueulaient sur ceux qui essayaient encore d'arriver dans le couloir. Les infirmiers couraient dans tous les sens, les blouses pleines de sang. Il y avait une quinzaine de détenus qui gémissaient et criaient, les intestins en purée.

C'est à ce moment-là que Mathia et Joël hochèrent la tête, et déclenchèrent les hostilités.

     Ce fut ce dernier qui ouvrit le bal : il repéra un garde occupé à donner des ordres à gauche et à droite, le fusil à pompe en bandoulière. Il se jeta sur lui, mais celui-ci vit le mouvement du coin de l'œil. Sans réfléchir, il porta son arme à la hanche et fit feu : la détonation, aussi puissante qu'une explosion, stoppa tout le monde dans son élan, même Joël. Il s'envola dans le sens inverse, laissant ses chaussons sur place. Il retomba au sol avec un trou dans la poitrine, et son sang se mit à couler pour de vrai. Pendant à peine plus d'une seconde, qui sembla durer une minute, tout le monde se figea et regarda l'homme au sol, les bouches grandes ouvertes et les oreilles pleines d'acouphènes. Ce fut les détenus qui réagirent en premier : Mathia fonça sur le garde qui n'eut pas eu le temps de recharger et le plaqua au sol. Il fut imité par tous les autres faux-blessés : d'autres coups de feu retentirent, un homme eut la moitié du visage arraché et s'écroula sur le ventre en travers d'un lit d'hôpital. Un autre garde, un nouveau, balaya la pièce avec le canon de son arme, paniqué, lorsqu'il croisa le regard d'un détenu agonisant pour de vrai sur sa couchette, une main plaquée sur le ventre. Le blessé eut le malheur de lever son bras libre devant le visage pour se protéger, et il fut instantanément balayé, tout comme le haut de son crâne, par une salve de plomb. Il s'écroula en avant et le contenu de sa boite crânienne, à moitié en feu, se déversa au sol. L'infirmerie se mit à bourdonner dans un chaos complet, le personnel soignant essayant de s'enfuir ou se cacher, les détenus se jetant sur les gardes et saisissant leurs armes ; mais au bout d'un instant, vingt secondes à peine, les prisonniers avaient pris le contrôle, avec seulement trois pertes humaines.

     Les sept autres assaillants, quatre du bloc D, deux du bloc B et Mathia du bloc A, avaient maintenant ligoté les gardes et le personnel avec du sparadrap et alignés à genoux contre un mur. Cinq d'entre eux avaient récupéré une arme : sans plus attendre, ils s'emparèrent de trousseaux de clés et s'enfoncèrent dans les couloirs pour rattraper les fuyards et poursuivre leur avancée. Les deux restant sur place s'emparèrent de ce qu'ils purent trouver de tranchant et achevèrent les blessés chacun leur tour, leur tranchant la gorge avec une rapidité et une efficacité de boucher. Lorsque les scalpels ou les bistouris cassèrent dans la gorge de leurs victimes, ils passèrent aux ciseaux à bandages ou aux pinces. Le travail terminé, il ne leur resta que le personnel du pénitencier, attendant leur sort. Les infirmiers furent épargnés, du moins pour le moment, mais les gardes n'eurent pas cette chance.

     De son côté, Mathia avançait d'un pas rapide le long du couloir, son fusil à pompe d'une main, le col d'un maton qu'il avait récupéré dans la foulée de l'autre. Il arriva devant le poste de garde qui le séparait des premières cellules, devant la grille de sécurité fermée. En le voyant, l'homme à l'intérieur prit une expression de surprise presque comique et commença à trifouiller sur son bureau, probablement pour y trouver sa radio. Mathia fit feu sur la vitre renforcée et elle fut instantanément blanchie par tous les impacts de projectiles, tenant bon mais effrayant tellement le maton qu'il tomba à la renverse et ne put se relever tout de suite. Il en profita pour saisir le trousseau de clés de son otage et ouvrit la porte du poste. Dedans, le jeune en uniforme le supplia de ne pas lui tirer dessus, de lui laisser la vie sauve : il avait une famille, un enfant venait de naître. Mathia l'ignora simplement et appuya sur le bouton d'ouverture de la grille : ce que le jeune aurait dû supplier, c'est qu'on le tue tout de suite. Durant la nuit, chaque garde allait subir des tortures inimaginables, et le résultat serait du pareil aux même : ils seraient tous mort au petit matin.

     Un son d'alarme très désagréable se déclencha et la grille s'ouvrit. Mathia entendait les clameurs des prisonniers des cellules adjacentes, sifflant et applaudissant.

« Si j'ouvre les portes, c'est pour que vous vous joignez à nous ! » avait-il hurlé.

Puis, quand les prisonniers l'acclamèrent avec ferveur, il actionna le bouton d'ouverture générale des cellules et repartit poursuivre son chemin, laissant le jeune là où il était : déjà, les détenus enragés se ruaient vers le poste de garde pour s'occuper de lui, tapotant l'épaule de leur libérateur au passage.

     De l'autre côté, au bloc B, tout se déroulait avec autant de rapidité : les prisonniers armés passaient les barrières de sécurité comme du beurre, ralliant de plus en plus de détenus et attrapant des matons sous-entraînés au passage. La foule de criminels inondait petit à petit les couloirs comme une contagion. Certains d'entre eux avaient décidé de rester dans leur cellule même ouverte, ne voulant pas prendre part au raid mais promettant de ne pas gêner : certains étaient presque arrivés au bout de leur peine, et n'avaient pas envie qu'on leur rallonge leur sentence. Au début, ils furent laissés tranquilles, mais lorsque les fugitifs purent gagner accès à la cantine, ils revinrent sur leurs traces et les coups de couteaux et fourchettes se mirent à pleuvoir.

     Au bloc D, c'était différent : une fois les portes ouvertes, personne ne choisit de rester. Au contraire, tout le monde participa pour attraper les matons, les entasser dans une pièce et les déshabiller : déjà, les détenus faisaient la queue pour s'occuper d'eux.

     Et ce fut en moins de vingt minutes que les blocs A, B et D du centre pénitencier de Duli furent totalement contrôlés par les détenus. Armés de couteaux, matraques, ou encore pieds de lit en acier, les prisonniers s'étaient organisés pour garder tous les matons en otages et les torturer pour passer le temps, ou bien assassiner les réfractaires qui avaient refusés de prendre part au carnage. Certains réglèrent des comptes : au bloc B, un homme qui était martyrisé par une bande de motards depuis des années eut le temps de se jeter sur l'un d'eux et lui plonger une cuillère dans l'orbite, son œil lui éclaboussant dessus comme s'il avait pressé un œuf cru. Les autres se saisirent de lui, et pendant que deux lui tenaient les bras, le blessé prit son temps pour le découper avec un couteau de boucher rapporté des cuisines, son œil maintenant unique fou dans son orbite.

     Mais la mission n'était pas terminée : il fallait maintenant gagner le bloc C, et là, le fun pourrait commencer. Les tout premiers conspirateurs, trois meurtriers du bloc D, recrutèrent deux autres types qui avaient une tête à ne pas rechigner face aux sales besognes pour partir prendre d'assaut le bloc C, récupérer toutes les balances qui étaient sur leur liste et les tenir éveillées toute la nuit. En plus, ils avaient trouvé le nom de celui qui avait vendu Mitch : un certain Eustass.

« Je sais à quoi ressemble ce type, je viens avec vous » avait dit Mathia, la fureur au fond des yeux.

La bande de cinq psychopathes, les mains pleines d'armes et de trousseaux de clés et les poches remplies de cachets d'oxycodone récupérés à la pharmacie, se dirigea vers le bloc C, assoiffée de sang et de vengeance. Avant de se lancer, pour s'amuser, ils étaient tombés d'accord pour se faire appeler « l'escadron de la mort ».

     Ironiquement, après tout ce qu'il m'a fait subir, je crois que c'est bien Reiner le maton qui m'a sauvé la vie cette nuit-là. Et c'est en entendant sa voix grésillant dans les hauts parleurs généraux que j'ai su ce qui était en train de se passer, ainsi que tous les prisonniers du bloc C : « Attention à tous ! Alerte générale ! Prisonniers échappés ! Je répète, prisonniers échappés ! Fermez toutes les issues, condamnez toutes les grilles ! Protocole d'urgence ! »

     Mon cœur a bien failli lâcher à ce moment-là. J'ai tout de suite compris ce qui se passait : ça y est, ils en avaient eu assez. La poudrière avait enfin explosé, et le carnage ne s'arrêterait pas avant que tous ceux qui ne peuvent pas se défendre soient morts. Et bien sûr, j'en faisait partie ; mais comme maintenant j'étais au bloc C, il y allait avoir beaucoup plus d'étapes avant que je ne rende l'âme. Je crois que c'est cette pensée qui m'a donné le coup de booste : l'image de ma bite et mes couilles enfoncées dans la gorge, peut-être plus d'yeux, plus de dents, le derrière en feu et en sang. C'est ce qui m'a permis de bondir, bien avant tout le monde, bien avant les matons qui lançaient des regards hébétés un peu partout, comme découvrant pour la première fois qu'on avait des haut-parleurs, et qu'ils voulaient les voir pour s'assurer qu'ils étaient bien là.

     J'ai couru jusqu'au poste de garde principal du bloc : dedans, un mec en uniforme était en train de se tirer les cheveux et se lamenter sur son sort, semblant chercher un bouton en particulier dans son tableau de bord plein bips et alarmes en tous genre. Au-dessus de lui, j'ai saisi le levier du disjoncteur de l'alimentation de la grande grille et ai tiré de toutes mes forces, avant qu'il ait eu le temps de dire « Hé ! » La lumière s'est éteinte dans le couloir devant moi, et la grille passa en sécurité, se bloquant complètement. Le maton voulut se saisir de sa matraque pour la brandir sur moi, ne sachant pas trop si j'étais de son côté ou non, lorsque des pas se firent entendre dans le noir.

     On s'est arrêté net, et on a essayé de scruter la pénombre dans le bout de couloir devant nous, de l'autre côté de la grille hors service. Il y avait plusieurs séries de pas, d'une démarche très lente et assurée. Et aussi un gémissement, avec des petits pleurs et des hoquets.

     Les pas se rapprochèrent, et l'escadron de la mort au complet sortit de l'ombre : cinq hommes armés jusqu'aux dents, dont un, qui semblait être le chef, assis sur sa monture qui avançait au pas. Son destrier, un maton à quatre pattes et complètement à poil, le visage en sang et de la merde qui coulait entre les jambes, avait un bâillon et du sparadrap autour de la bouche, mais on arrivait toujours à entendre ses pleurs.

« Putain, fit le mec tout à gauche en me pointant du doigt, c'est lui qui a balancé Mitch ! Ce fils de pute ! » J'ai reconnu Mathia, couvert de sang, mais visiblement pas le sien. Ils avaient tous les yeux rouges.

     Il s'est avancé vers nous, nous toujours incapables de bouger comme deux cons dans un poste de garde, et il a glissé la clé dans la serrure, mais rien n'a bougé.

« Salope... » puis, en levant les yeux vers moi : « c'est toi qui l'as bloqué, enculé ? »

Je n'ai même pas eu le temps d'ouvrir la bouche, même pas eu le temps de penser à le faire, que j'ai vu un reflet briller dans la main d'un des types. On s'est baissés tous les deux, le maton et moi, et une déflagration assourdissante a fait exploser la vitre du poste, juste en dessous de nos têtes. Des éclats ont volé de partout.

« Faut pas les tuer, abruti ! Il nous les faut vivant, au moins la balance ! » a crié quelqu'un.

Le maton a pris peur, et ce con a voulu s'enfuir : il a fait deux pas en dehors de l'abri, et un nouveau coup de feu lui a fauché les jambes par derrière, comme un tacle. Il s'est effondré au sol, une jambe brisée et l'autre qui pendait au genou par un fil. Il a hurlé, le sang s'est mis à couler à flot.

« Merde, cette pute s'est enrayée ! » j'ai entendu.

Ça aurait pu être une feinte, un subterfuge, mais je ne me suis pas posé la question. J'en ai profité pour détaler, m'enfoncer au plus profond du bloc C, n'importe où mais en sécurité.

« Pfeu !! Tu crois aller ou comme ça, mec ? On va te retrouver, tu peux nous croire ! On est venu pour toi, et on va bien s'occuper de toi ! » j'ai entendu dans mon dos, pendant que je courais à m'en exploser les poumons ; mais je le les ai jamais revus.

     J'ai traversé le bloc en courant, tout le monde s'activait autour de moi comme des fourmis prises de panique. Certains se barricadaient dans des salles, mais je savais qu'elles finiraient par céder sous les assauts des autres détenus. D'autres revenaient dans leur cellule et se cachaient sous leur lit, comme des enfants. Il y en avait qui parlaient de discuter, les raisonner : ils seraient les premiers à mourir.

     Je suis arrivé à la cantine, et je me suis arrêté net, essayant de reprendre mon souffle : je me suis rendu compte que j'étais comme tout le monde, j'avais couru en rond tout ce temps. Je ne savais pas où aller, ni où me cacher. Et puis, pour la toute dernière fois le haut-parleur du bloc a retenti, cette fois-ci avec une voix que je ne connaissais pas, terrifiée et en larmes : « L'escadron de la mort a réussi à trouver un passage ! Ils rôdent dans les couloirs, cachez-vous bien ! Que dieu nous vienne en aide à tous... »

Alors, j'ai trouvé un placard, un truc minuscule dans les cuisines de la cantine, et je me suis caché. Je me suis encastré dedans, j'avais même plus la place de bouger d'un centimètre, mais j'y suis resté jusqu'au matin. Et toute la nuit, j'entendais les hurlements lointains, les coups de feu, les rires et les cris.

     Mais lorsque je n'ai eu plus rien entendu pendant plusieurs heures, que j'ai compris que tout était fini, je suis sorti. Le soleil était levé, le silence implacable. J'avais des crampes de partout, mal au dos, et j'étais sur les nerfs, mais je suis sorti de la cantine.

     L'atrium principal était un vrai carnage : j'ai marché dans une piscine de sang qui recouvrait presque tout le rez-de-chaussée. Il y avait des cadavres partout, jamais en une seule pièce. Du deuxième étage étaient pendus une cinquantaine de personnes en rang régulier, comme des décorations, les pieds dans le vide. J'ai traversé le bloc entier dans un silence insoutenable, seuls les cadavres me suivaient partout. J'ai traversé la cour du bloc B, plusieurs personnes avaient été alignées contre un mur puis assassinées. Un corps pendait par les pieds d'un panier de basket, sans tête. Je suis revenu jusqu'à l'entrée principale comme si j'étais le dernier homme sur terre. C'est seulement une fois arrivé devant la toute dernière porte que j'ai vu toutes les voitures de flic, attendant un signal, ou même peut-être l'armée pour entrer. Sans poser de questions, je me suis couché par terre, les bras sur la tête, et j'ai attendu qu'ils entrent.

     Au final, sur les deux cent seize prisonniers et vingt et un membres du personnel restés sur place cette nuit-là, j'étais le dernier survivant. Ça leur a mis huit mois à identifier tous les cadavres, mais bizarrement, cinq étaient portés disparus. Trois du bloc D, et deux du A.

Mais l'histoire s'arrête là. Du moins officiellement.

     Ce que cette histoire ne dit pas, c'est que les cinq personnes disparues avaient brièvement créé un groupe, 'l'escadron de la mort', pour régler leur compte à tous ceux qui leur avaient fait du tort, prisonniers comme matons, et en particulier celui qui avait commis l'irréparable, moi. Ce que ne dit pas l'histoire, c'est qu'ils ont commencé à entasser les victimes dans une pièce, les ont longuement torturés puis tués. Ils ne manquaient pas d'imagination, ni de cœur à l'ouvrage, mais impossible de mettre la main sur celui qu'ils voulaient par-dessus tout. Ils avalaient les cachets d'oxycodone comme des bonbons, et couraient partout au bloc C, les yeux de plus en plus rouge, la bave aux lèvres, retournant tout sur leur passage. Ils étaient devenus de plus en plus enragés, se transformant lentement en monstres. La drogue leur montait à la tête, ou alors ils étaient possédés, mais ils se sont mis à tuer tout le monde sans distinction. Ils ont fait cracher leurs canons, joué de la lame et de la corde, et en une nuit, ils avaient abattu tout être vivant, sauf moi. À la fin, ils n'étaient même plus humains, leurs yeux étaient sortis de leurs orbites et s'étaient coupés la langue à force de claquer des dents comme des requins. Au final, personne ne sait ce qui leur est arrivé, mais on dit qu'ils ne sont devenus qu'un avec la prison, et qu'ils la hantent, aujourd'hui encore. »

 

     — Et voilà qui conclut le livre d'Eustass, dit enfin Thomas. Ça vous a plu ?

L'auditoire était tendu, chacun attendant de voir ce qui allait se passer ; mais ce fut Émilie qui brisa le silence d'une voix qui se voulait assurée :

— T'as inventé la fin.

— Pas du tout, fit-il simplement.

— Mais si, s'indigna-t-elle, je suis pas stupide, si personne n'a survécu à part Eustass qui était toute la nuit dans son placard, comment on sait pour l'escadron ? Et puis, t'as raconté des trucs qu'il ne pouvait pas savoir, avec l'infirmerie et tout.

— C'est vrai, mais tout ça je le sais.

— Et comment ?

Elle criait presque, au bord de la crise de nerf. Et c'est avec un calme et un sérieux à faire frissonner qu'il répondit :

— J'étais là.

     Personne ne sut quoi répondre, personne n'osa même bouger. Mais Raphaël avait une question qui lui brûlait la langue : il voulait absolument la lui poser, même s'il savait déjà la réponse, mais c'était impossible. Et pourtant, il savait qu'il avait raison. Thomas se retourna et le regarda dans les yeux, deux boules rouges aux pupilles dilatées qui allaient bientôt sortir de leurs orbites. Il sourit à pleine dent, et lui envoya un message presque télépathique : « Vas-y, pose ta question. »

Alors Raphaël prit la parole :

     — C'est toi la chose qui vit dans la cellule d'isolement ?

Thomas éclata de rire et se mordit la langue d'un coup sec : du sang perla au coin de sa bouche.

— Oui. J'ai hésité à te prendre, jusqu'à ce que je voie ce qu'il avait dans son sac.

Il sortit l'arme et l'étudia avec extase, ses yeux maintenant sortant vraiment de ses orbites :

— Elle est magnifique. Il n’aurait pas osé s'en servir contre vous, mais moi, j'adore le carnage, j'ai besoin de carnage ! Quand il a volé le livre d'Eustass chez sa mère la nuit dernière, elle était toujours debout. Il s'est servi de ça contre elle, tout jeune et tout peureux qu'il était, et c'est ça qui m'a réveillé. Et voilà que maintenant, elle est entre mes mains ! Je vous laisse dix secondes d'avance, après, le carnage commence !

Un son strident hurla dans tout le bâtiment, et les grilles métalliques de toutes les cellules aux alentours se refermèrent en unisson, produisant un vacarme métallique qui claqua dans tout l'atrium. Émilie regardait autour d'elle, en horreur et incompréhension.

— Neuf...

Le sang de Raphaël ne fit qu'un tour, lui envoyant une onde glaciale dans tout le corps : il ressentit la même chose que dans la mine, lorsqu'il avait fait face à ce monstre loup.

— Huit...

Il bondit pour prendre la fuite. Il se dirigea vers la sortie et se jeta sur les barreaux qui étaient maintenant fermés. Il les secoua, essaya de tirer, mais ils étaient bien verrouillés.

— Sept...

Il se retourna, en panique : il croisa le regard d'Émilie, qui était au bord des larmes et complètement perdue.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-elle dans l'incompréhension la plus totale.

— Il faut qu'on se tire d'ici, fut la seule chose qu'il put répondre.

Son regard revint vers l'atrium : y avait-il une autre sortie ? Il n'en savait rien du tout, et s'il s'y risquait, il pourrait se trouver piéger...

— Six...

Une pensée le frappa : le disjoncteur. S'il avait entendu l'alarme et les portes s'étaient refermées, c'est que le courant était revenu. S'il disait vrai tout à l'heure, l'inverse avait marché pour Eustass.

     Il se rendit au poste de garde vide, quelques pas plus loin, et repéra la fameuse poignée, en position fermée.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? entendit-il derrière lui, puis : — Cinq...

Il poussa le levier vers le haut : une alarme se déclencha et une lumière verte s'alluma, mais la grille ne bougea pas.

« Putain putain putain, pourquoi ça marche pas... Non, ne panique pas ne panique pas, réfléchis... » pensa-t-il.

— Tom, lança Michelin d'une voix frêle, qu'est ce qui t'arrives mec, qu'est-ce que tu nous fais ?

Il était resté planté devant lui, nerveux et hésitant, ne comprenant pas ce qui était en train de se passer.

— Quatre...

Les boutons. Il avait juste rétabli le courant, il fallait ouvrir cette foutue porte maintenant. Il se pencha sur le tableau de bord et son cœur lâcha dans sa poitrine : il y avait des boutons de partout...

Émilie était maintenant juste derrière lui, errant autour de lui comme un moustique avec une lampe, l'air hébétée.

— Il va bien ? Qu'est ce qui lui arrive ? C'est quoi toute cette histoire ?

Désespéré, Raphaël se mit à marteler les boutons au hasard.

— Trois...

Un actionneur ouvrit les cellules du premier étage derrière lui, un autre alluma les vieux néons qui explosèrent en vomissant des éclats de verre au sol.

— Deux...

Ce fut lorsqu'il appuya sur le dernier qu'une sirène désagréable lui vrilla les tympans et que la porte en face d'eux commença à s'ouvrir. Il voulut sortir du poste de garde, mais Émilie se tenait dans l'embrasure de la porte, immobile, attendant seulement qu'on lui explique ce qui se passait.

— Bouge ! cria-t-il.

Mais elle resta figée, les yeux vitreux.

— Un...

Il la saisit brusquement par les épaules et la dirigea hors du chemin, puis il lui prit le bras et il l'entraina vers la grille qui s'ouvrait lentement, beaucoup trop lentement. Pas assez pour qu'il y passe.

« Mec, tu me fais flipper sérieux ! » dit Michelin, toujours planté devant un Thomas qui claquait des dents tellement fort que Raphaël, regardant la scène derrière son épaule, aperçût un petit morceau de langue voler et s'écraser au sol.

— Zéro.

La grille s'ouvrit enfin assez largement pour qu'ils passent tous les deux de l'autre côté. Thomas leva lentement son arme et la pointa directement sur Michelin.

Celui-ci poussa un petit rire nerveux, et dit d'une voix aigüe :

— Ecoute, tout va bien se passer, on va...

Ce fut comme si un million de lions rugissaient droit dans leurs oreilles : l'arme cracha une gerbe de flamme, envoyant les balles aussi rapidement qu'une arme de guerre. Le son vint emplir complètement l'atrium, tellement fort qu'on aurait dit qu'il pouvait pousser les murs. Le ventre de Michelin explosa et il fut coupé en deux sur le champ, projetant un nuage de sang dans l'air et des centaines de morceaux rouges et gluants s'écrasant contre les murs. Une pluie de cartouches vides et brûlantes s'abattit sur le sol, mais les oreilles d'Émilie et Raphaël sifflaient tellement fort qu'ils n'entendirent même pas le cliquetis du métal sur le sol de béton ; cependant, leur nez fut envahi par l'odeur de la poudre, et bientôt accompagnée par celle du sang.

     Michelin s'effondra en deux moitiés distinctes avec un bruit sourd et guttural : son visage bougeait toujours, exprimant un mélange d'étonnement et d'incompréhension. Émilie hurla de toute ses forces, un son strident à s'en arracher les oreilles, puis elle fut couverte par le vacarme de la deuxième salve qui se déversa sur le malheureux, l'achevant sur place. Thomas se retourna vers eux, les yeux rouges lui sortant de la tête :

— J'espère que vous allez durer plus longtemps que celui-là...

Il poussa un ricanement déformé par sa mâchoire qui claquait et ses rangées de dents qui se grattaient, ou plutôt ponçaient l'une contre l'autre. Raphaël empoigna Émilie et il s'enfuit dans le long couloir. Ils arrivèrent au bout, le dernier poste de garde avant la sortie, et Raphaël se jeta sur des grilles qui étaient verrouillées. Le poste était juste en face de lui, son disjoncteur bien en évidence ; mais il était de l'autre côté des barreaux. Il secoua la structure d'acier, plus par panique que pour réellement tenter quoi que ce soit. C'était sa seule issue, et elle était bloquée : d'ici quelques secondes, ils entendraient des pas arriver accompagnés d'un rire infâme, et le feu cracherait pour désintégrer tous les deux.

« Par ici ! entendit-il. »

Il se tourna sur sa gauche, au niveau d'un embranchement, et vit le couloir un peu plus étroit se perdre dans l'obscurité. Il ne put rien distinguer dans les ténèbres. Enfin si, un très léger bourdonnement. Comme un ronronnement, presque imperceptible.

« Mais bouges toi putain ! Il va arriver ! »

Il sortit de sa torpeur et se dirigea dans la direction de la voix d'Émilie. En s'enfonçant plus loin, le son se fit plus audible : il lui sembla qu'il s'agissait d'un moteur qui force. Il tourna à un angle droit et arriva en face d’une grille qui le séparait d'une pièce remplie de lourdes machines, de crochets pendant du plafond et de paniers à linge débordant de tissus noirs de moisissure.

« Dépêches toi ! » fit Émilie, de l'autre côté de la grille : une pile de bacs à linge en ferraille avait été renversée, et l'un d'eux bloquait la fermeture. Il sauta par-dessus l'obstacle à moitié enfoncé et passa à travers la grille qui forçait dessus pour la rejoindre. Celle-ci envoya un coup de pied dans le bac, ce qui libéra le mécanisme pour permettre à la porte de se refermer derrière eux.

     La pièce était dans un état chaotique : les grands séchoirs à linge industriels avaient leur hublot brisé ou même arraché, les machines débordaient de linge pourri ou étaient renversées au sol. Le lino était noir par endroits, probablement à causes des flaques engendrées par des fuites d'eau et laissées à croupir dans l'obscurité.

Il n'eut pas le temps d'étudier l'endroit plus en détail : déjà, des claquements de dents se faisaient entendre non loin.

« Par-là ! » fit Raphaël lorsqu'il aperçût une zone de déchargement : une grille et un petit poste de garde l'isolait de la pièce, et même si la cage était bien fermée, le poste avait sa vitre de sécurité couchée au sol, entière mais salement blanchie par les impacts. Il passa en premier, suivi de près par Émilie, et de pas si loin par la voix atone du démon qui habitait Thomas : « Comment vous êtes entrés là-dedans ? »

Ils atteignirent la rampe d'accès et sautèrent pour gagner l'air libre. Ils arrivèrent dans une cour en terre avec divers marquages au sol qui accueillait autrefois les camions remplis de linge sale à l'arrivée, et propre au retour. L'un d'eux gisait dans un coin, les quatre pneus à plat et la carrosserie rongée par la rouille. Un grand portail électrique surmonté de deux tour de garde bloquait le passage ; mais à leur gauche, au bout de la cour, un pan de grillage qui les séparait d'un autre bloc était tombé à terre. Ils se lancèrent un regard, mais avant même d'avoir pu ouvrir la bouche, ils furent interrompus par l'alarme stridente d'ouverture des portes : Thomas arrivait.

     Pas d'autre choix que de tenter leur chance : ils coururent en direction de l'autre bloc, traversant la cour plate et a découvert, faisant d'eux des proies faciles. Un peu moins de cent mètres les séparait du nouvel obstacle. Raphaël sauta par-dessus le rouleau de fil barbelés posé à terre puis marcha sur le grillage pour passer de l'autre côté. Émilie essaya à son tour, mais étant plus petite, elle se prit le pied dans le fil et s'étala au sol, lâchant un cri de douleur.

— Putain ! Mon pied ! Au secours ! cria-t-elle.

Elle avait la jambe coincée dans le piège acéré, les picots bien attachés à ses jeans.

— Aide moi ! implora-t-elle en lui tendant la main. Je veux pas mourir, aide moi je t'en supplie !

Il essaya de la tirer par le bras, mais elle se mit à hurler tandis que son pantalon se déchirait : une tâche rouge apparut sur le tissu, et du sang se mit à couler sur le sol.

— Ça fait trop mal !! hurla-t-elle les larmes aux yeux.

Il essaya de réfléchir à une solution, mais déjà, la silhouette de Thomas apparut au loin, descendant lui aussi de la rampe de chargement. Ils étaient en plein milieu de la cour, rien pour se cacher ni se protéger dans les environs. Il y avait bien l'arrière bâtiment qu'ils n'avaient pas encore visité derrière eux dont l'entrée semblait ouverte, mais il y avait encore vingt bon mètres avant d'y accéder.

     Il regarda Émilie, implorant qu'on la sorte de là, puis, à une centaine de mètres, il distingua Thomas qui levait lentement son bras armé : ça y était, c'était ici qu'il allait se faire descendre. Il pensa à prendre Émilie sur son dos, la tirer de là et la mettre en sécurité. Il pensa même à s'enfuir, la laisser à son sort et s'occuper de sa survie à lui. Mais il resta simplement immobile. Il ne put rien faire d'autre que regarder Thomas au loin, la main d'Émilie toujours agrippée à sa manche. Comme un cerf qui traverse la route la nuit et se fait surprendre par les phares d'un dix-huit roues, il resta là sans bouger, regardant la mort dans les yeux. Tout se passa au ralenti : il vit d'abord une petite lumière sortir de la main de Thomas. Elle dansait comme une bougie en plein courant d'air. Puis il vit la poussière se lever en gerbes tout autour d'eux, des sifflements lui claquant les oreilles comme des coups de fouet lorsque les balles le frôlèrent. Et enfin, le ronflement lointain et étouffé de l'arme, un bruit d'origine sec et coupant émoussé par la distance et l'écho entre les bâtiments de brique rouge. Aucune balle ne les toucha, certaines s'étant écrasées sur la façade derrière, d'autres ayant laissé des minuscules cratères jusqu'à dix mètres d'eux. Émilie criait, le visage enfoui dans ses bras, des gerbes de poussières se soulevant tout autour d'elle, mais Raphaël restait debout sans bouger, tout simplement paralysé. Thomas - ou plutôt la chose qui l'habitait - rebaissa l'arme au loin, et sembla pousser un juron : il devait être à court de balles.

     Raphaël réussit, avec un effort considérable, à se sortir de sa paralysie. Il empoigna Émilie, s'excusa d'avance et tira de toutes ses forces. Les barbelés restèrent d'abord accrochés mais lorsqu'il la tira assez loin, ils furent retenus par la structure du grillage à terre et lâchèrent prise, en arrachant le bas de son jean, la chaussure et lambeaux de peau avec. Elle hurla davantage, mais une fois libérée elle se cramponna à lui pour se remettre debout. Elle prit appui sur lui pour boiter jusqu'à la porte derrière eux, un pied en sang et une chaussure manquante. Ils arrivèrent tant bien que mal à atteindre le bâtiment en laissant une trainée rouge sur le sol en terre. D'un coup d'œil derrière eux, ils virent Thomas qui avançait d'un pas posé dans leur direction.

 

***

 

     L'écriteau « BLOC C » avec une flèche se dirigeant en bas trônait au-dessus de la porte en métal devant eux. Ils se trouvaient dans un vestiaire dédié au personnel qui était en aussi piteux état que le reste de la prison : peut-être étaient-ce les prisonniers qui avaient saccagé tous les casiers, arrachant certaines portes, ou étaient-ce les adolescents qui étaient venus s'amuser dans ce lieu abandonné et en profiter pour dégrader les lieux sans se faire prendre - peut-être que certains s'étaient vraiment fait prendre, mais pas par la police de la ville. Quelques vêtements et équipements de sécurités poussiéreux étaient étalés au sol. Dans un recoin, derrière une palissade, on apercevait des morceaux d'urinoirs en céramique sur le sol rendu marron par des années de fuite d'eau lente.

     — Où est-ce qu'on va ? grogna Émilie.

Elle était toujours agrippée à l'épaule de Raphaël, mais une flaque de sang d'une taille alarmante commençait à se former sous sa chaussette entièrement rouge.

— Il faut qu'on traverse le bâtiment et qu'on trouve l'entrée, répondit-il. Une fois arrivé là, chaque entrée de bloc devrait être reliée à l'entrée de cette prison, non ?

— T'es quoi, un putain d'ingénieur civil en centre pénitencier ? Arrête de faire comme si t'y connaissais quelque chose et dit que t'es perdu.

Il ne sut quoi répondre, pris au dépourvu.

— Pardon, s'excusa-t-elle, ça fait un mal de chien, c'est tout.

La vérité, pensa-t-il, c'est qu'elle avait raison : il n'avait aucune idée d'où aller dans ce labyrinthe de murs et de grilles, et ils allaient avoir besoin de beaucoup de chance pour sortir d'ici. Surtout avec un tueur fou à leurs trousses.

— De toute façon, reprit-elle, j'ai pas d'autre choix avec ma jambe en putain de lambeaux. Merde, ma mère va me tuer si je reviens qu'avec une seule chaussure...

— Ta mère sera contente de te revoir en vie, essaya-t-il de rassurer, on va sortir d'ici t'en fait pas.

— Mouais, fit-elle, ça l'arrangerait bien que je disparaisse comme tous les autres. Ça lui évitera toutes les emmerdes que je lui cause.

Il ne sut trouver de parole réconfortante qui ne sonnait faux, il savait ce que c'était d'avoir un parent qui avait déjà du mal à se gérer lui-même avant de penser à son enfant. Mais le temps n'était pas à l'introspection ; plutôt à l'action. Il commença à enlever sa ceinture, et Émilie prit soudain un air outragé, les joues regagnant momentanément une teinte rosée sur son visage blafard : — Qu'est-ce que tu fous, espèce de pervers ??

— C'est pas ce que tu crois ! s'excusa-t-il en comprenant la situation. Il te faut un garrot, tu vas te vider de ton sang !

Elle ne sembla d'abord pas comprendre, puis elle regarda sa jambe, grimaçant devant l'étendue de la flaque.

— Ça va faire mal ? demanda-t-elle.

— Un peu, mais ça va surtout te garder en vie.

— Alors vas-y, et fais pas d'histoire.

Il enroula sa ceinture autour de sa cuisse, juste en dessus du genou. Elle s'appuya sur lui : elle soufflait fort et son teint était livide. Il serra ensuite le garrot, lui arrachant un cri de douleur qu'elle avait pourtant essayé de retenir. Les plaies étaient assez profondes, et il espérait que ça réussirait à stopper l'hémorragie.

— Ça va ? demanda-t-il.

— C'est bon, fit-elle entre ses dents, allons y.

Mais avant qu’ils aient pu se mettre en route, une clochette sonna dans la pièce. Ils sursautèrent tous les deux, et Émilie plongea sa main dans sa poche en grognant de douleur. Elle en sortit un téléphone portable qui clignotait avec insistance.

— Putain non c’est pas vrai ! gémit-elle en regardant son écran.

Raphaël se posa par-dessus son épaule et vit qu’elle avait une notification. Un message de Thomas.

« Vous êtes où les petits chéris ? Pourquoi vous voulez pas jouer avec moi ? »

Puis, ils faillirent crier lorsqu’un nouveau message apparut à l’écran, accompagné de la notification sonore :

« Allez, donnez-moi un indice ! Criez mon nom une fois pour que je vous retrouve ! »

Ils se regardèrent, ne sachant pas quoi faire, lorsqu’un nouveau coup de clochette retentit dans la pièce : cette fois-ci, Thomas avait envoyé une vidéo. Émilie lança la lecture, trop terrifiée pour faire autre chose que lui obéir. Ils ne virent d’abord qu’un amas de pixels noirs et gris, accompagné d’un vacarme saturé, comme s’il avait filmé en pleine tempête. Puis ils distinguèrent des branches, et le son électrique se transforma en bruissement de feuilles. Le caméraman se faufilait à travers un buisson.

Il sortit des feuillages pour arriver à l’arrière d’une maison. Il faisait nuit, et on ne voyait pas grand-chose à part qu’une fenêtre ouverte dégageait une lumière jaunâtre. La personne qui filmait avança sans bruit jusqu’à se plaquer contre le mur directement sous la fenêtre, et l’objectif se retourna pour découvrir un visage à moitié caché sous une capuche. Ses pupilles étaient totalement dilatées.

« Quoi de neuf, les filles ? chuchota Thomas dans la vidéo. Vous allez pas le croire, j’ai retrouvé l’ancienne maison d’Eustass ! Sans dec ! Selon mes sources, je vais pouvoir trouver son fameux bouquin dans son ancienne piaule ! Si vous êtes sympa, moyennant un joint ou une petite pipe, je vous laisserai le lire ! »

Puis il leva le téléphone et posa la caméra sur le rebord de la fenêtre, inspectant l’intérieur de la maison comme un périscope : on y voyait un vieux salon avec deux canapés usés jusqu’à la corde, et plusieurs tableaux à moitié cachés derrière une tonne de bibelots bon marché. Au fond, la lumière du couloir était allumée, mais mis à part ce détail, il ne semblait pas y avoir âme qui vive. La caméra se mit à tourner dans tous les sens, donnant presque la nausée, tandis que Thomas grimpait par la fenêtre entrouverte.

« J’y suis… » gloussa-t-il.

Il traversa le salon, le téléphone toujours devant lui, et se dirigea vers une chambre. Il fit un tour du propriétaire en parcourant la pièce avec son téléphone d’un mouvement de poignet : il y avait un simple lit à une place et le peu de mobilier qui habillait la chambre était vide ; mais lorsque le téléphone pointa la table de chevet, Raphaël sursauta en reconnaissant le livre d'Eustass.

« Putain c'est pas vrai! » s'exclama le caméraman.

Il s'approcha lentement, abaissant le téléphone qui filmait maintenant ses jambes. Entre ses cuisses, on voyait pendre le canon d'une arme.

     Il lança ensuite l'appareil sur le lit, peut-être pour prendre le livre, lorsqu'une voix explosa à l'autre bout de la pièce.

« QU'EST CE QUE C'EST QUE ÇA ? hurla une femme. AU VOLEUR! FICHE LE CAMP DE CHEZ MOI !! »

Le téléphone filmait le plafond, mais on entendit Thomas supplier la femme de se taire. Mais la pauvre dame hurlait, demandant à ce qu'on appelle la police, qu'elle allait lui mettre une dérouillée. On entendit un fracas d'objets tomber, des grognements comme deux personnes qui se battent, puis une rafale de coups de feu fit saturer le son de la vidéo.

Plus rien.

Si, quelqu'un qui pleure. Et vomit.

Soudain, le visage paniqué et ensanglanté apparut sur tout l'écran, et la vidéo s'arrêta.

« Mon Dieu, » souffla Émilie, tremblante.

Quelques instants plus tard, un nouveau message apparut sous la vidéo :

« Merci, j'ai entendu mon nom! Je sais par où vous êtes maintenant ;) »

Puis, directement après, apparut une photo : c'était la porte du bloc par laquelle ils étaient entrés quelques instants plus tôt.

Émilie se mit à gémir.

Et enfin, une dernière photo : le visage en gros plan de Thomas. Il avait les yeux rouges, et sa peau striée de veines bleues commençait à nécroser. Ses lèvres pendaient, pleines de sang, et son nez avait disparu, laissant apparaitre la chair noire de ses narines. Il y avait un texte avec la photo : « J'arrive. »

Émilie lâcha son téléphone.

Ils se mirent à courir.

 

***

 

     Le bloc C était le plus délabré de tous : les couloirs étaient tous maculés de tâches sombres, dont certaines accompagnées d'accrocs dans le mur. Au vu de leur nombre et leur taille, Raphaël comprenait pourquoi ils avaient mis autant de temps à récupérer tous les corps. Le massacre qui avait eu lieu ici était peut-être même plus conséquent que celui de la mine. Il pensa aux voix que les mineurs entendaient aux recoins sombres des galeries, et aux yeux perçants que les prisonniers voyaient en cellule d'isolement : cela avait-il un lien ? Est-ce que cette ville était vraiment hantée, et que les monstres se nourrissaient de carnages et désolation ?

     Il regarda la jambe d'Émilie, accrochée à son épaule : même si le garrot semblait fonctionner, sa jambe blessée avait doublé de volume. Elle était maintenant violacée, et il se demanda combien de temps il lui restait avant que la jambe commence à pourrir. À peine eut-il terminé cette pensée qu'il la sentit faiblir et manquer de se décrocher.

     — Eh là ! fit-il, reste avec moi !

— Oui, pardon... répondit-elle d'un ton faible et endormi.

Son estomac se noua : elle était vraiment dans un sale état, il lui fallait des soins aux plus vite. Elle se vidait rapidement de ses forces, maintenant portant tout son poids sur Raphaël.

« Peut-être que je peux l'emmener à l'infirmerie ? pensa-t-il. Non, déjà je ne sais même pas ou c'est, et en plus, ils ont du tout vider avant de laisser la prison à l'abandon. » Il n'y avait vraiment qu'une seule solution, trouver la sortie au plus vite. Mais avec tout son poids sur l'épaule, ils avançaient au ralenti.

« Merde, c'est un vrai labyrinthe ici ! » pesta-il, dépité.

Ils étaient entrés par l'arrière du bâtiment, ce qui lui semblait être du côté des employés. Il fallait qu'il trouve quelque chose pour se repérer, comme un atrium, ou une salle principale, qui serait connectée à la sortie, c'est à dire l'entrée du bloc. Ensuite, il fallait voir ce que donnait cette entrée : était-elle reliée au bâtiment administratif, celui par lequel ils étaient entrés tous les quatre ? Ou allait-il se retrouver encore dans une autre cour ? Devront-ils encore traverser un autre bloc, le A et le B, pour enfin retrouver le parking ?

« Fais chier, pensa-t-il, comment je vais y arriver en avançant aussi lentement ? »

     Il passa devant une pièce et lança un regard à l'intérieur : il s'agissait de toilettes. Une idée lui vint. Une idée qu'il n'aimait pas du tout, mais il se dit - ou alors il se racontait à lui-même - que c'était la chose à faire.

     — Émilie ! appela-t-il.

— Mmmh ? répondit-elle comme si on la tirait du sommeil.

— Je vais te poser quelque part en sécurité, juste le temps que je trouve la sortie. Je vais trouver comment sortir d'ici, et ensuite je viendrai te chercher. Je te porterai s'il le faut, mais on va y arriver.

Elle grogna, les yeux presque clos : elle était tellement faible qu'il fallait déjà qu'il la porte pour ne pas qu'elle s'écroule. Il prit sa réponse pour un oui, et il la traîna dans la pièce jusqu'à arriver à des cabines. Il réussit tant bien que mal à l'installer assise sur les toilettes : elle était maintenant blanche comme un linge, le sang continuant à perler lentement de ses plaies à la jambe.

— Surtout, ne t'endors pas, lui dit-il.

— ... Tu vas me laisser.

— Quoi ? Mais non, je vais juste chercher une issue, et je reviendrai c'est promis.

Elle avait les yeux à moitié ouverts, mais elle regardait le sol. Sa respiration était lente, et elle était trop faible pour bouger. La seule partie de son corps qui n'était pas d'un blanc laiteux était sa jambe qui virait presque au noir.

— Oui, reprit-elle comme si elle était somnambule : tu vas trouver la sortie, et tu vas te barrer sans moi. Tu vas m'abandonner ici.

— Non, c'est faux ! Je te le jure, je ne partirai pas sans toi !

Mais elle ne répondit pas. Il lui semblait qu'elle avait essayé de hausser les épaules, mais il n'était pas sûr. Il resta quelques secondes sans bouger, ne sachant pas s'il avait pris la bonne décision.

« Mais oui, se dit-il, tu ne pouvais pas te balader en la portant sur tout le pénitencier. Là, tu peux y aller rapidement et efficacement, mais il va falloir que tu te bouges le cul ! »

Alors il sortit de la cabine d'un pas hésitant, des toilettes en marchant, et il s'engagea dans le couloir en courant.

     Il courrait au hasard dans les différents tournants manquant cruellement de panneaux d'indication, rebroussant chemin lorsqu'il croisait un escalier : il ne savait pas si c'était le personnel qui avait fait exprès de rendre le bâtiment impraticable pour ne pas que les prisonniers rôdent, si c'était eux qui avaient arraché les panneaux comme ils avaient détruit tout le reste pendant l'émeute, ou si c'était l'administration qui avait tout enlevé après la fermeture du pénitencier. Puis, une réponse lui vint subitement à l'esprit, et il fût persuadé que c'était la bonne : c'était les monstres. Ils les avaient enlevés pour piéger plus facilement leurs victimes. Les coincer ici comme des rats de laboratoire.

     Il arriva enfin à un poste de garde : celui-ci semblait séparer la zone du personnel avec celle des détenus, avec son système de double grilles, ouvertes et inertes. Il traversa en courant, hors d'haleine, et s'arrêta aux cuisines de la cantine.

     L'endroit était complètement vide. Les réfrigérateurs étaient manquants, leur forme ayant laissé un spectre de saleté sur le mur. Les chariots qui avaient contenu les plateaux repas à nettoyer étaient toujours là, mais certains renversés au sol. Les bacs qui devaient contenir de la nourriture jadis étaient vides, tous les placards étaient ouverts, il n'y avait ni vaisselle ni couverts.

« C'est ici qu'il s'est caché, pensa Raphaël, durant la nuit de l'émeute. »

Il se demanda de quel placard il s'agissait, et même s'il pouvait l'imiter et se cacher dedans lui aussi. Il en arriva à la conclusion que ça ne servirait pas à grand-chose, à part à condamner Émilie. Il sortit des cuisines pour arriver dans le réfectoire aux tables renversées et chaises pliées, lorsqu'il entendit un son venir de derrière lui.

     Il se retourna : il s'agissait d'un grognement. Il venait des cuisines, où il était un peu plus tôt. Il crut voir une ombre se mouvoir dans l'obscurité, mais peut-être était-ce son imagination ; le bruit animal, lui, était bien réel, pas de doute.

Encore un mouvement, comme si la chose tapie dans l'ombre avançait lentement.

Il recula d'un pas : quelque chose était là, tout au fond des cuisines, qui attendait pour surgir. Il entendit un jappement : oui, ce n'était pas son imagination.

Il commença à marcher à reculons, persuadé que s'il tournait le dos à cette cuisine ne serait-ce qu'un instant, un monstre allait bondir des ténèbres et l'attraper. Ce fût à ce moment que les haut-parleurs du bloc crachèrent un crépitement perçant, comme un claquement de langue électrique, qui résonna dans toute la pièce. Il cria, pris au dépourvu, puis il entendit une voix grésillant et paniquée sortir des baffles :

« A tout ceux du bloc C... L'escadron de la mort arrive... Dieu ait pitié de votre âme... Ils entrent par les cuisines... »

Les haut-parleurs s'éteignirent, laissant un Raphaël paralysé de peur avec la chose qui sortit du noir pour se dévoiler : l'homme qui était à quatre pattes était nu, les yeux exorbités pointant dans des directions opposées. De la bave lui coulait des lèvres tandis qu'il aboyait. Il avançait lentement vers lui, portant sur son dos corpulent un autre homme assis. Celui-ci avait une tenue de prisonnier, un couteau de boucher dans une main et une tête humaine dans l'autre. Son sourire carnassier ondulait au fur et à mesure que ses rangées de dents se limaient l'une contre l'autre. Soudain, juste derrière lui :

     — T'es quoi toi mon pote, un cafteur ou une pédale ?

Un troisième homme arriva, une barre en métal entre les mains :

— Peu importe Mathia, moi je dis qu'on lui rentre une barre dans le cul jusqu'à la glotte, y'en a tellement d'autres à déglinguer ce soir...

Raphaël tourna sur lui-même : déjà quatre hommes l'encerclaient, un cinquième arrivant encore.

« Je n'ai aucune issue, pensa-t-il, je suis mort. »

L'homme à la barre de fer envoyait de grands coups en l'air, comme un batteur s'échauffant pour son match de baseball. Le maton-chien aboyait et ricanait en même temps, comme soulagé de ne plus être la victime pour les prochaines minutes.

« Ou pire, pensa-t-il, les prochaines décennies. »

L'escadron de la mort était maintenant sur lui, à quelques pas près. Il se mit à trembler, des fourmis lui parcourant la colonne vertébrale.

« C'est la fin, se dit-il. »

Puis, un éclair vint lui traverser l'esprit, rapide et éphémère, et il crut qu'il allait trop vite pour qu'il puisse le saisir au passage. Une idée, matérialisée comme une particule virtuelle, et presque aussitôt repartie. Mais il avait réussi à la saisir :

     — Je sais ou se cache Eustass, dit-il d'une voix tremblante mais affirmée.

Les hommes se stoppèrent, méfiants. Ou plutôt interloqués, comme s'ils avaient hanté ces couloirs pendant des siècles et qu'ils avaient progressivement oublié pourquoi ils étaient là. Peut-être même qu'ils le prenaient au sérieux.

« Bon dieu, c'est peut-être ma chance... se dit-il à lui-même. »

— Mec... commença Mathia derrière lui.

Alors il leva le bras et pointa les cuisines :

— Il se cache dans un placard.

Et miracle, ils tournèrent la tête dans cette direction, fronçant les sourcils et montrant les dents, comme si la solution était évidente, comme si c'était effectivement le tout dernier endroit qu'ils n'avaient pas fouillé.

« Allez, maintenant tu t'enfuis, pensa-t-il. »

Ses pieds restèrent collés au sol.

« Allez putain, cours, c'est ta seule chance... »

Il avait tellement peur, une voix dans sa tête lui disant que s'il ne bougeait pas, s'il se laissait faire, tout irait bien pour lui. Il avait les chaussures dans du ciment.

« Allez, reprends le contrôle... »

La confusion ne dura qu'un instant, mais qui fut assez pour que Raphaël réagisse. Il s'élança, bousculant au passage l'homme qui se faisait appeler Mathia. Le contact avec son épaule était acerbe : il avait le corps froid et visqueux, et la sensation désagréable lui colla à la peau.

     — Merde, choppez moi ce fils de pute ! entendit-il derrière lui, mais il sortait déjà à pleine vitesse du réfectoire.

— Tu peux toujours t'enfuir, mais on te rattrapera toujours, mon pote ! hurlait un autre.

     Il traversa un large couloir, remerciant qui voulait bien l'entendre que toutes les grilles étaient encore ouvertes dans ce bloc. Puis, il arriva dans l'atrium et s'arrêta net : une centaine de cadavres étaient pendus tout au long de l'étage, leurs pieds se balançant à la hauteur de sa tête. Les corps étaient en décomposition, certains de couleur verdâtre et à la texture ressemblant à de la mousse.

« Lâchez les chiens !! » entendit-il ricaner dans son dos. Il tourna la tête et vit le maton nu le courser à quatre pattes, hurlant et jappant. Il reprit sa course vers ce qui lui semblait être un poste de garde, mais dans la panique, tout était flou autour de lui. Une corde claqua et un corps s'effondra juste devant lui, mais il sauta par-dessus l'obstacle pour l'éviter. Il leva les yeux : un membre de l'escadron avait scié la corde depuis l'étage, il ricanait à pleine gorge. Devant, un autre homme coupa lui aussi une corde. Le cadavre s'écrasa aussi à une dizaine de mètres devant lui avec un bruit d’os brisés, mais lorsqu'il approcha, toujours en pleine course, le corps commença à se relever. Il s’aida de ses mains squelettiques pour se mettre debout et fixa Raphaël de ses orbites dépourvues d’yeux. Celui-ci fit une embardée, juste à temps pour que le revenant lui frôle le coude, mais ne réussissant pas à l'attraper. Il dépassa le poste, les poumons en feu et de l'acide lui coulant dans les veines. Il passa deux tournants barrés de plusieurs grilles, lorsque devant lui, il découvrit des portes battantes marquée « ACCUEIL ». Une vague d'espoir le traversa, une onde délicieuse qui s'accompagna d'un coup de fouet : il augmenta la vitesse et se jeta contre les portes battantes qui s'ouvrirent toutes seules juste avant qu'il les atteignent. Pris de surprise, il trébucha en quittant le couloir, et vint se frapper contre un obstacle ancré au sol. Celui-ci ne bougea pas ; c'est Raphaël qui s'étala au sol.

     Il regarda devant lui et vit une paire de chaussettes sales devant ses yeux, contenant deux pieds. Il hurla et se releva d'un bond : l'obstacle était un homme qui se tenait debout, complètement immobile. Il crut d'abord qu'il s'agissait d'un mannequin, vêtu d'une paire de jeans et d'un sweat à capuche. En plus, sa position n'était pas naturelle : il avait les jambes tendues, mais le corps plié en deux comme s'il voulait toucher ses pieds. Il avait les bras dressés en l'air, les doigts tirés dans des angles différents et improbables, comme s'il se faisait électrocuter. Même s'il ne bougeait pas d'un pouce dans cette position improbable, Raphaël sut instantanément qu'il ne s'agissait pas d'un mannequin. À côté, un homme était debout, le font collé contre le mur, une tâche d'urine à ses pieds. Non loin, une femme d'une vingtaine d'années et complètement nue était en position arquée, la tête et les pieds au sol, les seins pointant le plafond. Son visage était figé dans une expression mêlée de terreur et d'émerveillement. Sur sa droite, un homme à torse nu était assis en tailleur, la tête posée sur les genoux. Les doigts de sa main gauche étaient rongés par la nécrose, le bout des doigts noirs contrastant avec l'os blanc complètement à nu sur le reste des phalanges jusqu'à la paume, comme cinq sucettes en décomposition. Un autre avait un pied et une main au sol, les deux autres membres tendus en l'air, un filet de bave atteignant le sol. Une femme adossée au mur avant encore son aiguille dans le bras. Plusieurs étaient simplement debout, d'autres couchés et recroquevillés, parfois avec trois couche de pulls, des fois nues.

     La pièce était remplie de zombies immobiles, figés dans le temps : le cœur de Raphaël tomba dans sa poitrine, face à une scène de son passé qu'il pensait ne jamais à avoir à revivre.

« Papa ? fit-il. »

Il se dirigea lentement vers un homme qui se tenait dos à lui. Il avait le pantalon sur les chevilles, dévoilant ses jambes frêles et maigres. Il avait la tête pointée vers le ciel et les bras arqués en arrière. D'un geste craintif, il posa sa main sur l'épaule de l'homme. Mais à ce moment-là, toutes les têtes se tournèrent d'un coup vers lui, le dévisageant avec leurs visages absents. Son regard revint vers l'homme qu'il agrippait, et lui aussi le fixait. Ou plutôt, il fixait un point à travers lui, comme perdu dans ses contemplations cosmiques : il s'agissait bien de son père. Comment pouvait-il être là ? C'était impossible. Son torse commença à se soulever et s'affaisser dans un rythme frénétique, et il sentit chaque bouffée d'air répandre la panique dans son corps comme du poison.

Alors il s'enfuit.

Il continua dans la pièce jusqu'à l'autre extrémité : il distingua vaguement le comptoir à sa droite, celui qu'il avait vu en arrivant ici, et la porte toujours posée sur le sol. En la traversant, il fut surpris de se retrouver sur le parking extérieur, en face de sa voiture. À peine eut-il senti l'air frais et sans poussière sur son visage, qu'il se retrouvait déjà sur le siège conducteur, en train d'insérer les clés dans le contact de la voiture, comme s'il avait eu une absence. La voiture avait démarré, comme si le temps faisait des bons en avant. Il avait la main sur le levier de vitesse, lorsqu'il se stoppa sur place :

« Émilie... » fit-il à voix haute.

Il fallait qu'il retourne la chercher. Elle était toujours au même endroit, il connaissait le chemin maintenant. Il avait juste à sortir de la voiture et revenir dans le bâtiment.

Sa main ne bougea pas.

Il leva les yeux : déjà, l'escadron traversait le parking pour venir à sa rencontre.

Tout ce qu'il avait à faire, c'était sortir, les éviter, rentrer, traverser cinq ou six pièces.

Risquer de se faire rattraper.

Risquer de recroiser Thomas.

Risquer de retomber sur les figures immobiles.

« Tout ce que t'as à faire, c'est pas paniquer, se dit-il. Tu files tout droit, tu retournes la chercher. Pas question de s'enfuir. »

Il avait trois hommes du côté gauche de sa voiture, les deux autres à droite.

« Allez, courage. »

Le maton lui hurlait dessus, retenu par une laisse au poignet du chef de la bande:

« CE SERA TON TOUR D'ÊTRE EN LAISSE !! TU VAS RESTER ICI TOUTE L'ETERNITÉ PENDANT QU'ILS VONT TE BICHONNER !! »

Le reste de la bande approchait, ils n'étaient qu'à cinq ou six mètres.

« Tu sors, tu cours. Tout va bien se passer. »

Le chef jeta la tête tranchée contre la voiture, qui vint s'écraser sur le capot avec vacarme, comme s'il avait lancé une brique.

« Ne panique pas, ne panique pas... »

Il sortit le couteau de boucher, un sourire s'étendant jusqu'aux oreilles, et mima de se mutiler l'entrejambe, puis pointa le couteau sur Raphaël.

« C'est maintenant ou jamais, fini de rester sans rien faire, je sors maintenant, maintenant je sors et j'y vais. »

L'un des hommes était maintenant juste à côté de la portière du conducteur. Il tapota la vitre avec son bâton comme un policier en contrôle routier.

« Ne panique pas, ne panique pas. Réfléchis à un plan... »

L'homme porta la main à la poignée et déclencha le mécanisme.

Il paniqua.

Les pneus crissèrent sur le parking vide, et la voiture détala du parking, le pare choc frottant contre le béton légèrement surélevé du tout dernier poste de garde. Raphaël fonça sur la route, slalomant entre la voix de gauche et de droite tout en composant le numéro de Jordane. Après un moment qui lui parut être une éternité, elle décrocha.

« Jordane ! cria-t-il, où est-ce que t'es ? »

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