“For God's sake, let us sit upon the ground and tell sad stories of the death of kings”
—Le roi Lear, Shakespeare.
Le souvenir d’Ilya, mon aîné, était comme une pellicule.
Mon expérience avec la camaraderie avait à voir avec l’occasion d’échapper à un ours avec son frère ; nous accompagnions notre père et un de ses "partenaires d'affaires" à une partie de chasse ; ils auraient mieux fait de faire du golf, mais il ne connaissait pas les règles. Nous voulions le repousser, un gros ours gris ; une sorte de grizzly comme on en rencontre dans les légendes. Nous étions plus jeunes alors peut-être que nous aimions exagérer, mais pouvait-on jamais exagérer le danger que représentait un ours ? J'ai le sentiment que si nous avions voulu déformer cette vérité nous n'aurions su comment.
C’était notre père que nous avions du mal à comprendre.
Les consignes étaient simples : nous n'avions aucun droit d'interférer, de parler à notre père s'il ne nous avait pas adressé la parole, et dans le cas échéant, il fallait affecter une obéissance irréprochable, ce qui revenait parfois à lui servir de laquais : plaire au client, lui mettre un coup de pression —un beau gibier à abattre ça met de foutue bonne humeur, on avait imaginé ça, on l'avait repéré à l'avance, ils avaient lâché les chiens ; on savait par où ils iraient (c'est notre père qui avait suggéré le terrain).
Ilya et moi, on n'avait même pas le droit de s'amuser, en revanche il fallait faire semblant, attendre le bon moment. De toute façon je n'aimais pas les jeux d'Ilya, il voulait toujours se rapprocher des cours d'eau "pour faire des ricochets" quand il trouvait des excuses pour nous faire traverser à des endroits dangereux ; sur des tapis de branches mortes ou des pierres glissantes, quand on dérapait (ce qui arrivait pratiquement à chaque fois) il me disait : «Elle est pas si froide, si ?» (Ilya n'avait pas de sensations). Tout comme il ne voyait que la chaleur rougeoyante des flammes sur le bout de ses doigts, l'eau faisait un vide autour de lui. Il fermait les yeux, je préférais regarder la surface d'en-dessous, il ne remarquait pas quand il se coupait.
Le client prit peur de l'ours et, chose parfaitement inattendue, ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Notre père, qui ne le supportait plus, (sûrement que l’autre n’attendait rien de cette entrevue, mais pour notre père, le temps c’était de l’argent) le traita de couillemolle et tira à côté de son cheval qui s'emballa ainsi que le sien ; l'ours se sentit agressé et voulut attaquer les chiens. Qu'est-ce que des enfants de nos âges avaient à faire là à pied sans moyen de défense ?... Nous ne pouvions plus remonter en selle : partir, se cacher, mais Ilya ne voulait pas que les chiens soient blessés. Je le ceinturai pour le retenir jusqu'à ce qu'en me repoussant d'une main brusque mes vertèbres craquèrent dans mon cou et qu'une douleur sourde et intense me tétanisa.
Un coup de feu parti comme un écho lointain. Pendant les quelques secondes après le gémissement où j'avais été conscient de la moindre fibre de mon corps, Ilya n'avait pas bougé un muscle. Mon mal était physique, le sien psychique et nous avaient scindés comme aucune fraternité n’y parvenait. Il me semblait autrefois que la famille n'avait pas son pareil pour créer une union suffisamment forte pour faire céder les différents ; le mariage, j'y voyais l'idée d'une part nécessaire (en théorie) de travail sur soi. Même mon père avait essayé d'aimer ma mère mais elle, elle ne pouvait pas se sentir aimée. Maintenant, je crois que ce genre de lien peut se construire avec n'importe qui mais pas tout le monde, sur une suprême simplicité. Dans le cadre infiniment restraint de mon expérience, il me semble aussi qu'une défaite unit mieux qu'une victoire ; cela va sans dire que je suis infiniment plus expérimenté dans l'échec au point d'accorder à ce terme une saveur toute particulière : les gens, une personne, sauraient être les deux à la fois, échec et victoire, mais que notre souvenir leur fait porter la parure qu'il leur convient le mieux. Pour peu qu'on les ait aimés un peu, certaines personnes ne peuvent jamais cesser de nous plaire.
Le songe que je fis de notre premier passage remarqué à l'institut de la Donskaïa l'emporta sur le souvenir exact. Le Père Jara me dit, quelques temps après cet épisode, que nous avions tous à notre manière mauvaise mémoire ; ceux qui ne savent pas oublier, ceux qui oublient même pourquoi ils oublient tant et pour tous : on ne sait pas pour combien de temps. Que bien souvent c'est un anesthésiant tandis que la plaie creuse un peu plus dans la chair.
Mon rêve s'inspira de ce vieux souvenir de chasse et me dressa sur près de trois mètres avec une mâchoire pour mordre et des pattes puissantes pour leur écraser la gorge. Ils gémissaient comme des chiens, les hommes et les femmes poussaient des cris moins humains encore, quelques uns sortaient leurs revolvers pour m'abattre. Au final c'était Jakob qui me tirait dessus à bout portant : «par curiosité» il m'avait laissé allé, et j'avais été répugnant à ses yeux. Qui d'autre parmi nous rêverait de se prendre une balle ?
Je voulais juste retrouver mon frère.
Maintenant, pour s'en tenir à un récit plus fiable, je dois reconnaître que je n'avais pas réfléchi sur mon acte (ou plutôt, sur mon intention) directement après, ni même à ce que la cérémonie eut de perturbant voire de grotesque ; je mélangeais tout, Stanisław Jankowski pratiquement inexistant, ramené d'entre les morts de mon passé, l'adjoint ? Les collègues de Herschel qui échangeaient dans un mélange indigeste de russe, d'allemand et même de polonais me sembla-t-il (de quoi parlaient-ils au juste ?). Ils étaient venus mener une investigation sur la mort de l’ancien directeur ? Ils n'avaient même pas pris en compte que la famille de Mikhail Petrovich avait quitté la salle à la seconde où l'éloge s'était terminé.
Je ne parlerais pas du Dr. Herschel et de Jara, pas encore.
—
Hermania, la fille de l'ancien directeur, pouvait-elle vraiment être l'assistante du Dr. Liebe ? Je la rencontrai dans ma fuite au loin de l'auditorium, assise sur une chaise dans un coin calme avec «son petit poupon» sur ses genoux, dont la tête reposait sur ses clavicules. Elle me fit des confidences. Ou du moins celles qu'elle avait à me faire :
«Milan Pavlovich c'est vous ! Ont-ils enfin terminé, là-dedans ? Vous comprenez j'espère pourquoi je n'ai pas pu rester en votre compagnie tout à l'heure, je suis désolée.» Je n'étais pas sûr de comprendre :
«Ce n'est rien, d'ailleurs ils auraient dû finir beaucoup plus tôt, je ne peux pas croire qu'ils aient organisé un pareil carnage. Si je peux me permettre une question indiscrète : est-ce que votre association avec le Dr. Liebe est purement liée à M. l'ancien directeur ? Connaît-il les projets de ses collègues ? Même si je suis venu avec lui, je dois vous avouer que je n'ai rien compris à l'attitude du Dr. Herschel. Je suis perplexe. Et vraiment, tout ce qu'ils ont dit devant vous et votre famille... Frau Hermania, sauriez-vous donc pourquoi ils tenaient à provoquer un pareil scandale ?
— N’envisagez-vous vous pas que par le choix de notre présence, ma famille et moi y avons contribué volontairement ? Vous pouvez ne pas me croire, je vois la guerre partout, je la vois ici dans cet institut, et c’est elle a emporté Papa ; mon époux est en Autriche et je m'inquiète pour lui autant que s'il avait été soldat. Il a un petit garçon qu'il ne connaîtra même pas pour encore quelques mois !
— Pardonnez-moi, hésitai-je, mais qu'est-ce qui le retient là-bas ?
— La même chose que celle qui me retient ici —qui n'est pas mon petit garçon je veux dire.
— Je…
— Pour tenter de répondre à vos autres questions, quant à mon affiliation avec le Dr. Liebe, je dirais qu’elle est, et qu’elle n’est pas liée à l'ancien directeur. Abraham connaît des projets de ses collègues, notamment celui-ci, mais qu'il se garderait bien de tout m'en dire. De plus je soupçonne qu'il en sait moins qu'il en prétend ; parmi les médecins allemands il est un peu l'idiot de la famille —Excusez-moi l'expression. Aussi, concernant le Dr. Herschel, la seule chose que je peux tenir pour certaine est que, depuis son départ de l'institut, le seul qui puisse affirmer encore le connaître est le Père Jaroslav. C'est lui qui l'a incité à partir après tout.
— Pourquoi donc ?
— Allez savoir, il s'est passé beaucoup de choses en cette période.
— Mais pendant son dernier voyage il s'est bien lié à Herr Jakob Roijakkers ?
— À vrai dire, j'aurais pensé que leur relation était à peu près du même ordre que celle qu'il entretient avec vous mais après observation je remarque que non.
— Qu'en savez-vous ?
— C'est un homme déçu.
— Et le Père Jaroslav, dirait-il cela ?
— Je ne sais pas. Demandez-lui donc.
— Je ne préférerais pas, pas pour le moment.» J’en avais assez entendu de cette femme étrange. «Si vous voulez bien m'excuser,» fis-je enfin.
Il existe, en effet, des gens comme ceux-là qui ne savent répondre qu'en se référant à d'autres personnes. Bienheureusement, je me laissais prendre volontiers aux mystères, mais un temps seulement, et il fallait bien s'avouer que je n'avais rien de plus à dire à Frau Hermania. Toutes ces questions me fatiguaient et je n'apprenais rien de neuf.
Brusquement, je fus fendu par une vague de désintérêt, la douche froide.
Je ne voulais plus rien à voir avec eux, Jara, Herschel, qui sais-je, au moins pour quelques temps. J'étais presque prêt à prétendre que l’on m’avait invité à cet affreux spectacle pour un tout autre motif, un jeu de rôle : moi, l'étudiant allemand à qui tout paraît illustre, qui entretient un goût prononcé pour le théâtre, la conspiration.
C'est un roman à clef et le monde est beau, le monde est méchant. Voilà le discours, et voici mon poignard. Voilà ma cible, elle est méchante elle aussi, ça devrait finir en duel avant l'entracte ; je ne sais pas si tuer des humains me répugne plus que rompre le cou d'un animal, quand je me sens suivi une fois sur deux c'est un chat.
Si j'avais de l'argent je voudrais entretenir une ballerine, lui parler comme ça et qu'elle remarque que je ne me tiens pas droit ; «C'est normal. — Ah bon ?» Disons qu’elle s’appellerait Nastia, comme ma sœur, elle a toujours voulu faire de la danse— Nastia est miraculeuse, même sous les flocons elle ne porte que de la tulle et du ruban. J'aurais voulu mettre ces pantalons au tissu brillant comme les maharaja, je voudrais encore que Nastia me raconte des histoires en recousant un bouton de ma chemise, qu'elle n'ait jamais eu à se piquer le doigt avec une aiguille. Elle ne méritait pas cette histoire-là ; on parlait avec Jara de la flûte enchantée ; horrible comme tous les contes allemands. De l'Allemagne je m'imaginais beaucoup de forêts et de châteaux ; Jakob à cette époque pensais que les Pétersbourgeois étaient plus superstitieux que les Viennois, je jouai beaucoup de cet a priori. Il ne connut jamais le nom de mon village natal ; je connaîtrai ses parents, en un sens au moins j'aurai gagné.
Le problème quand on s'éclipse, c’est qu’on ne retrouve plus personne. Depuis les recoins les plus calmes, comme celui où j'avais discuté plus tôt avec Hermania, on entendait distinctement les bourrasques qui claquaient contre les vitres dans des cliquetis des verrous qui coincent. Elles y tapissaient des feuilles mortes comme sur les pages d'un herbier ; Jara avait une bonne amie qui lui écrivait sur du papier qu'elle faisait elle-même ; des violettes prises dans les mailles ; qu'elle parfumait d'une odeur de jasmin.
J'aurai aimé faire une ballade dans la cour, retourner observer cette vieille statue de plus près mais l'intempérie me décourageait. Où pouvaient donc être les enfants maintenant ? Dans les salles de classe, les ateliers ? D'après ma montre il allait bientôt être 17h, je n'avais d'autre idée que d'aller repérer au moins de loin d'autres visages familiers et de suivre le mouvement. De retour à l'entrée par laquelle nous étions arrivés, les plus pressés lançaient les premiers départs, je remarquai Stanisław, Mr. le nouveau directeur, au milieu d'un cercle à serrer des mains. La plupart avait des sacs en cuir, des dossiers, quelques-uns repartaient avec leurs enfants en chapka, d'autres n’avaient que des gilets râpés sur le dos.
Lui, Stanisław Jankowski. Comment avait-il pu se retrouver ici de toute manière ?
Un moi fantomatique, fantastique s'avançait déjà pour engager la conversation avec ce petit homme bien-portant qui portait à l'époque un manteau de fourrure brun ; présent mais non prévenant, et bien vite absent. Comment quelqu'un qui savait si bien disparaître pouvait-il se rendre indispensable ? Le miracle, c'était presque qu'ils l'aient retrouvé ; il avait les lèvres de quelqu'un qui ment avant de penser, tremblantes et légèrement entrouvertes, quelqu’un de terrifié de n'avoir rien à dire. Son cou tentait de suivre toutes les directions à la fois de cette façon qu'ont les mésanges, j'apprendrai à une occasion quelconque qu'il était devenu malvoyant d'un oeil et que c'était un réflexe pour compenser le rétrécissement de son champ de vision.
Je perdis le fil de mon scénario imaginaire lors de l'arrivée (toujours aussi remarquée) du groupe de collègues allemands, et de quelques autres que je n'avais pas rencontrés plus tôt. Ils cherchaient le directeur. Jakob, légèrement en retrait, s'adressait à l'un d'entre eux qui acquiesçait vigoureusement, il était peut-être bien question de la continuité de ses projets d'études entre l'Allemagne et la Russie, je n'étais pas certain, en revanche cela ne faisait aucun doute que Dr. Abraham et Dr. Willem finissaient de parler du décès du prédécesseur :
«J'étais prêt à parier qu'ils l'auraient déjà informé.
— Non, il a été radicalement exclu des cercles. Enfin, c'était sa propre décision, mais Franz a dû mettre un peu d'ordre, ils venaient de faire rentrer Jankowski.
— Il ne connaissait pas Hermania ?
— Non, elle habitait encore en Autriche, je l'ai affiliée très récemment, parce-que Herschel connaissait son père justement. Il parlait assez libéralement de ses affaires avec elle mais il semblerait qu'il ne lui ai jamais proposé d'intégrer la société.
— Hah, tu penses.»
Le groupe des hommes et femmes d'affaires partirent après une dernière révérence ; on siffla des chauffeurs de traîneaux et des voitures qui formaient un véritable convoi au-delà de l'enceinte. Débarrassé et l'air soulagé, Jankowski s'empressa de se loger entre la carrure du Dr. Abraham et la présence nerveuse du Dr. Willem pour éviter toute nouvelle interpellation malvenue. D'un côté et de l'autre il tendit deux billets rouges identiques dont il ne garda pas le secret :
«Vos entrées pour l’hippodrome. Vous devrez les renouveler. Vous viendrez à 21h ?
— Merci,» fit Dr. Willem en glissant le billet dans un porte-feuille, «Franz nous avait prévenu que vous nous les feriez passer.
— Oui, il ne viendra pas ce soir, encore avec Jara ?
— Son prêtre avait quelques affaires à régler avec lui après la conférence.
— Je vois.
— L'un des étudiants est avec nous.»
Jakob payait désormais mine à la conversation, son interlocuteur ayant suivi le mouvement du précédent groupe. Je découvrais qu'il portait des gants noirs, et que sans ses lunettes son expression se faisait moins intimidante qu’anxieuse.
«Excusez-moi,» les appelais-je dans mon allemand étrange calqué sur celui d’Herschel.
«Je suis le disciple du père Jaroslav, Milan Litvyak, nous sommes venus ensemble. Vous avez bien dit qu'il était occupé pour le moment ? Sauriez-vous par hasard où je pourrai le retrouver plus tard ?
— Milan.» C’était Jakob. «J'ai un mot d'Herschel pour vous, vous êtes partis si vite de la salle qu'on ne savait plus où vous chercher. Il propose que vous nous accompagniez en attendant la fin de son entretien avec le père Jaroslav.» Il marqua une pause puis ajouta : «Ou bien vous pouvez rentrer tout de suite, si vous le souhaitez.
— Ah, Milan Pavlovitch, interjecta Abraham, vous connaissez aussi Herr Franz Herschel ?
— Oui, acquiesçai-je. Il a voulu s'assurer de notre présence cette après-midi, mais je ne peux qu'imaginer que vous comprenez mieux ses raisons que moi.
— Ne soyez pas gêné, répondit Abraham. Tout peut s’arranger.
— En effet, permettez-moi d'insister, ajouta Jakob, je pense que vous devriez venir avec nous.
— Ne me faut-il pas une invitation ?
— Certes, dit Jakob. Herschel a proposé de vous donner la sienne comme elles ne sont pas nominatives, mais on doit d'abord passer la récupérer à son appartement. Il a suggéré que nous y allions ensemble pour que vous ayez sa nouvelle adresse, comme vous passiez autrefois en visite.» Que savait-il de mes visites ?...
—
C'était la plus belle et la pire des opportunités. À première vue j'avais supposé qu'Herschel trouvait un intérêt particulier à nous rapprocher, mais un peu plus tard dans la soirée, il n'y eut plus de doute entre Jakob et moi que nous avions tout les deux attendu un tel moment. Un presque rien, une intuition nous avait chuchoté que l'autre savait des choses qu'il ne devrait pas. Et au cours de la cérémonie, il ne devint que plus clair que nous devions être amis si nous ne voulions pas devenir ennemis.
Si nous n’avions pas eu une si belle excuse, j'en aurais trouvé une moi-même.
—
Le nouvel appartement d'Herschel ressemblait très peu à l'ancien, du moins depuis l'entrée. Avant ; une lourde porte de bois avec un loquet, alignée avec celles des autres immeubles ; trois étages, lui comme Jara habitaient au deuxième ; deux fenêtres, que l'on entrouvrait pour aérer la cuisine du gaz et des odeurs de four. Plutôt qu'un appartement, c'était un abus de langage, le nouvel endroit, en haut de quelques marches cachées, tenait plus de la maison de bourg traditionnelle avec des murs en planches et un toit vert qui formait des arcs.
Le nom du nouveau propriétaire n'apparaissait pas encore sur la boîte au lettre mais la clef que Jakob enfonça dans la serrure pivota sur elle-même sans effort. En effet c'était bien chez lui ; j'y retrouvais le tapis déroulé jusqu'au bout du couloir, les parapluies effilés à côté du porte-manteau. Franz était de ces gens qui rangent leurs chaussures mais laissent traîner leur pardessus sur un dossier ou un accoudoir. Je ne l'avais jamais vu lire dans la chaise à bascule, le craquement le déconcentrait. Moi, je retenais mieux en marchant, donc je prenais de longues pauses pour me promener dans les prairies jusqu'en haut de la falaise qui surplombait la ville dans la vallée. Des fragments de textes défilaient devant mes yeux, des figures dans les formes : la nature devenait mathématiques ou bien la nature devenait histoire. La nature devenait art et la culture devenait nature. Plus de structures, plus de phrases ; des couleurs et une impression puissante de grandiose.
Je tressaillis quand Jakob ouvrit un tiroir :
«Tu prendras une tasse de thé avec moi ?» proposa-il. «J'ai eu froid toute l'après-midi.»
On pourrait dire qu'on avait commencé à se tutoyer naturellement dès que nous avions quitté la compagnie, mais ce ne fut pas exactement le cas.
«Si tu n'y vois pas d'inconvénient je n'en vois pas non plus.»
J'avais renoncé à douter de tout et m'étais assis en retirant mon manteau et mon écharpe, il alluma le samovar avec une précision médicale.
«Citron ?
— Ou bien ?
— Bonne question.
— Citron donc. Tu viens souvent ?
— À peu près la moitié du temps.
— Oh ?
— La plupart de mes affaires sont ici mais j'ai une chambre à l'institut, enfin j’aurai.
— Tu mènes des recherches, c’est ça ? Pourquoi en Russie, pourquoi ici ?
— C'est une coïncidence tout ça, fit-il avec des gestes évasifs. Et toi ?
— Je ne sais pas ce que j'ai le droit de faire.
— Curieux.
— Non vraiment.
— Mais tu as reçu une offre.
— Personne ne m’en a rien dit.
— Ah, attends donc ce soir.
— Qu'est-ce qu'il y a donc ce soir ?
— C'est là que tu comprends ce qu'il se passe.
— Ne prenez pas ce ton présomptueux et servez-moi une autre tasse Herr Jakob.
— Roijakkers.
— Eh bien, Jakob Roijakkers ?
— Prenez garde à vos serviteurs, ô Milan Pavlovitch. Si vous n'êtes pas une cible, vous êtes une arme.
— Laquelle, hm ? Jakob est un revolver mais il tire à bout portant.
— Milan ne jure que par la lame, il pointe et il touche ; ce n'est pas un duelliste, son fleuret ne perce que les fantômes. Les rois maudits le persécutent.
— Tu les vois plus comme des pères ou comme des rois ?
— Les rois font des meilleures histoires, tu ne crois pas ?
— Non, pas du tout.
— Certes, c'est l'héritage.»
—
Nous débarrassions les tasses ; porcelaine blanche avec de curieux dessins qui semblaient représenter des travaux champêtres au Moyen-Âge : un paysan avec sa bêche sur l'épaule, et un renard caché par une botte de foin qui lorgne un faisan. Celle de Jakob avait une scène de sérénade au balcon ; ça lui avait peut-être sifflé des références shakespeariennes. Quand je revins de la cuisine Jakob tenait l'invitation d'Herschel, prochainement mienne. «Il l'avait laissée sur le buffet.» Soit, on n'allait donc pas avoir à fouiller tout l'étage. Ce n'était peut-être que moi, un peu voyeuriste, mais c'était comme si cette maison révélait quelque-chose de flagrant et que j'étais encore incapable d'apercevoir. Il fallait donc que je reste, juste un peu plus longtemps. C'était si déstabilisant de se figurer l'ancien appartement sombre et fardé de projets inquiétants remplacé par cet espace presque chaleureux : des murs beiges, frise de dalles catalanes, la table sans nappe ; une atmosphère trop méditerranéenne pour notre coin du continent. Je regrettais presque les papillons.
Cette maison, je ne l'aimais pas. Elle était la preuve qu'Herschel n'avait toujours pas renoncé à mentir, qu'il chérissait encore cette idée d'un soi aimant ; elle était la marque d'un retour annoncé à ses illusions. Quelles étaient-elles ? Un voile de pureté, pourtant le décor d'un meurtre à huis-clos et cette atmosphère oppressante ne pouvait que renforcer mon appréhension. Voilà que j'avais laissé Jara avec Herschel, Herschel avec lui-même. Si l'enfance avait enseveli les fondations d'une terreur très réelle, je voyais les mêmes métaux dans les tourbillons : Franz était un meurtrier tant il transpirait les considérations homicidaires. En puissance sinon en acte, je n'avais pas de preuve, Franz était la preuve rougeoyante et n'importe quand il pouvait lever l’arme rouge. Je pouvais ne rien y faire, nous n’avions rien à faire, donc je demandai à Jakob :
«Crois-tu qu'il ait déjà tué quelqu'un ?
— C’est plus qu’une croyance, se moqua-t-il.
— Il m'a dit une fois que quelqu'un avait tenté de le noyer.
— C'est bien le genre d'un beau-frère.
— Ce n'est pas le genre de chose qu'on oublie.
— La chose qu'on oublie le mieux c'est que l'on a oublié.» Il disait cela sérieusement, je me demandais à quoi il faisait réellement allusion.
«Arrête, j'ai mal au crâne,» admettai-je. Mais Jakob m’ignora :
«Tu veux que je te dise ? Il s'est confessé au pope et le pope ne lui a pas pardonné.
— Le Père Jara ?
— C’est possible.
— Comment sais-tu cela ?
— Les gens parlent, et lui… il parle trop, parfois.
— Et toi, tu n'as pas confiance en lui ?
— Je n'ai pas confiance en lui, je n’ai pas confiance en toi, mais tu ne peux pas m’en vouloir, si ?
— Bien sûr que non.» Nous nous entendions sur ce point, en fin de compte.
Égalité géométrique. Toujours maintenir l'égalité géométrique.
«Un jour je te raconterai ce qu’il s’est passé à Vienne,» dit-il enfin.
Il ne faut pas parler de Vienne. On ne parle pas de Vienne, est-ce que j'irai à Vienne ?
Jakob joua ainsi le «via media» de mon entrée dans la société de la Jurisprudence, qui eut tout d'une initiation sinon qu'ils ne voulaient pas de l'appellation. Aussi me fit-il une dernière confidence, entre nous, qui changea tout aux circonstances :
«C'est Franz qui m'a demandé de te convaincre de venir, donc je te demande, Milan, de bien vouloir m'entendre : quoiqu'ils disent et quoiqu'ils pensent, ces gens sont des possédés.
— Qui veulent me déposséder de moi ?
— De toi, de moi...
— Правда, любимый?
— Écoute-moi.
— Je t'entends.
— Ce n'est pas une mise en garde.
— Alors ne te fais pas prier, tu me fâches.
— Les démons se battent entre eux.
— Cela est beau.
— Je savais que tu comprendrais.
— Et ceci, c'est quoi ?
— Un serment ?
— Plus terrible qu'une promesse. J'ai presque tué un homme aujourd'hui : on ne naît pas puceaux de la terreur.
— Et par la suite, Dieu t'a parlé ?
— Tu ne te souviens pas ?
— Quoi ?
— Toi, ce que tu m'as dit. Tu ne savais donc pas, maintenant, que tu avais déjà gagné ?»
Nous y voilà, Valérie.
C'est un roman à clef ; le suspens, la poudreuse, les papillons de nuit, les enfants qui ne dorment pas, les voix perdues, les prières silencieuses. Tout cela respirait l'ancien temps, la Fin de siècle. Jakob croyait connaître ce monde ancien mais il venait d'un pays tout neuf ; le pays des quotidiens, des teintureries (où le noir est noir et non pas brun), où l'on ne coupe pas son petit bois dans la clairière et où Nastia jouerait de la harpe dans les usines textiles. Franz y avait vécu, l'Ukraine, en ces jours-ci la Russie, mais il ne l'avait pas connue. Jara chantait souvent la comptine de là d'où je viens, je la reprends à mon tour, pour me distraire de Jakob.
—Il n'y entendait rien, il n'y entendait rien—
De son manteau, noir, de son âme. Un héritage pour milles ans à venir. De la solitude.