Alessia
« Alessia ! Viens voir ! […] J’ai installé mon atelier à la Dolce Lupe, on est voisin maintenant ! Fini la glandouille et les cantiques ! On va pouvoir faire plein d’expériences ensemble comme quand on était gamins, le Synode a déjà promis de tout financer. C’est ça mon miracle ! »
Léonardo à Alessia, lors de son retour à la Dolce Lupe après les évènements de Fatima, 1880.
De son côté, le Cœur Astral d’Italie paraissait tout aussi déterminée malgré les questionnements qui la harcelait sur son chemin vers Rome, où devait se tenir l’inauguration du Synode sur le LM.
Et pour une fois, elle n’avait pas traîné, elle avait à peine pris le temps d’aider les bergers à s’acclimater dans ce monastère, avant de prendre un train pour la capitale en compagnie de son cousin Léonardo, afin d’y arriver la veille de cet évènement si important, encore plus grandiose que ce dont Ezio l’avait prévenu.
De la basilique papale jusqu’au pont Cavour, toutes les rues étaient noires de monde, une foule si grande qu’elle en ridiculisait celles qui se réunissaient à l’élection des Papes. Que ce soit Ezio ou Léo, ils n’ont pas exagéré son importance, ils étaient même un cheveu en dessous de la réalité, pensa-t-elle en apercevant l’épicentre de toute cette agitation, le Castel Sant’Angelo, l’antique citadelle circulaire s’élevant par-delà le grand pont que son fiacre franchissait, non sans mal dans un tel trafic. D’ailleurs, il n’était pas question de laisser une voiture y entrer sans un contrôle d’identité, même si celui-ci ne dura qu’un instant, jusqu’à ce que les gardiens reconnaissent la religieuse florentine comme la vedette du moment. Bien sûr, Léonardo supposa bien que la raison d’un tel respect venait du rôle qu’elle venait remplir, seulement sa cousine allait devait éclaircir le reste de ce mystère seule, puisqu’il devait aller retrouver d’autres ingénieurs du Synode à quelques adresses de là. Je me demande si Paolo n’est pas encore derrière tout ça, les gens ont toujours eu de l’intérêt pour les sciences nouvelles, mais pas à ce point-là, finit-elle par s’intriguer à force de croiser des visages souriants et encourageants, tout le long de sa montée jusqu’aux appartements supérieurs.
Là-bas, le Cardinal Paolo l’attendait déjà en compagnie de toutes sortes de conseillers qu’elle connaissait à peine, prêt à lui expliquer pourquoi elle était aussi attendue par le peuple romain, et pourquoi il n’était pas peu fier d’y avoir contribué. Car Alessia n’allait pas simplement siéger à l’assemblée dirigeante, elle en serait la vice-présidente italienne, et les questions de nationalité semblaient destinées à avoir leur importance – au grand dam de la religieuse qui ne voyait pas ce genre de frontières au sein de l’Humanité. Visiblement, le Synode n’était pas immunisé aux jeux de pouvoirs des États, les clergés ou les souverains s’étaient vertement disputés durant ces derniers mois, à tel point que le jeune et nouveau Pape dut prendre une décision radicale. Non seulement les places seraient strictement limitées, mais chacun ne pourrait en avoir qu’une à l’assemblée des pontifes, quelle que soit son poids ou sa richesse, afin qu’aucune ne puisse contrôler cette assemblée. Ainsi, neuf sièges furent répartis entre les peuples les plus chers à la foi apostolique romaine : l’Italie, l’Espagne, le Portugal avec le Brésil, la France associée à la Belgique, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Pologne-Lituanie réunie à la Roumanie, ainsi que les deux Amériques - chacune avec une place, occupée par un Argentin et un Louisianais. Cependant, le Synode n’allait pas être uni pour autant, et ces neufs Pontifes, tel qu’ils devaient être nommés, avaient bien d’autres oppositions que celles de leurs souverains.
Andrés ayant réussi à devenir le représentant portugais, nous pouvons compter sur deux sièges, mais c’est bien là l’étendue de nos forces pour l’instant, ce n’est pas glorieux, commença alors par lui expliquer le Cardinal, avant qu’elle ne lui demande directement d’en venir au vif du sujet, à ces forces en présence qu’elle était censée rallier ou vaincre. Malheureusement, l’Italienne du Conseil comprit très vite qu’elle ne faisait pas partie de la faction la plus dynamique, ni de celle qui était la plus à la mode. Alessia ou Andrés étaient vus comme des intégristes, des fidèles bien trop niais et obstinés du Livre, ceux qui s’affichaient en défenseurs de la tradition, de la vertu et de la morale. Bref, ils passaient pour des obscurantistes très ennuyants que personne ne voulait trop fréquenter, ce n’était plus dans l’air du temps semble-t-il, et même la faction la plus radicale du Synode, celle qui avait pris le sympathique surnom de Croisés, était plus en vogue. Celle-ci regroupait généralement les plus prosélytes de la Chrétienté, les prédicateurs ou les plus radicaux des missionnaires, ceux qui voyaient dans le LM une bénédiction du monde chrétien et un outil pour attiser la Foi. Et les récentes persécutions subies par les croyants en Orient ou en Afrique ne manquaient pas de les exciter davantage : les païens, les infidèles et les hérétiques avaient comptes à rendre. Bien sûr, il y avait également le camp des serviteurs de Solar Gleam, ceux qui se réclamaient du Bien et du Progrès, conduit par Thiago Sagrario, le Primat d’Espagne qui l’avait tant dégoûtée à Fatima. Il s’agissait clairement du parti rival des Intégristes, celui qui était le plus opposé à son idéal ou sa mission - tel que l’avait illustré la rencontre entre Alessia et Thiago. Pourtant, c’est bien le quatrième camp qui retint leur discussion, puisqu’il s’était lui-même donné le titre d’Hérétique, ce qui n’avait pas de sens dans la logique de la Florentine, personne ne se jugeait soi-même déviant. Malgré tout, ce dernier constituait la seconde force du Synode, tant le milieu des chercheurs ecclésiastiques semblait infesté d’illuminés qui voyait dans le LM une molécule sacrée et rituelle, quelque chose qui pouvait même se mélanger au vin de la messe, quelque chose qui permettait la communion avec la Trinité – voir avec des aspects différents de celle-ci. Ces gens ne devraient pas être ici, se désespérait Alessia, sans pouvoir rien faire de plus que serrer son petit médaillon de bois, regrettant d’avoir indirectement permis à ces fous d’entrer au Vatican, Maître Marco-Aurelio ne verrait pas cela d’un bon œil s’il était là.
Pour Alessia, l’objectif majeur du Synode était précisément de rationnaliser l’usage du LM, de le diminuer drastiquement, là où les trois autres factions semblaient au contraire vouloir s’en servir massivement pour diverses raisons. Rallier une assemblée aussi divisée serait donc plus hasardeux que prévu, si complexe qu’ils en discutèrent durant deux bonnes heures sans convenir d’un plan d’action définitif, jusqu’à ce que le Cardinal ne doive s’absenter pour se rendre auprès de sa Sainteté. Heureusement, Alessia eut presque toute une après-midi de visite du château Saint-Ange pour se changer les idées, avant d’aller retrouver Léonardo. Elle rentra, ensuite, à la demeure romaine des Lespegli - où ses cousins de Pavie étaient de passage par le plus heureux des hasards. Elle put ainsi compter sur nombres de ses proches pour lui donner du courage ou lui remonter le moral, sur sa capacité à changer les choses ou sur le fait que Dieu triomphait toujours, tel qu’elle se le répétait si souvent. Que ce soient les Hérétiques ou les Progressistes, elle les vaincrait tous par sa foi en la justice, par sa sincérité et son amour, parlant presque comme si leurs adversaires en étaient dépourvus. Quant à Léonardo, il n’avait besoin de rien, il était même le premier à la remotiver puisque l’assemblée des ingénieurs avait confirmé tous les espoirs qu’il en attendait. Maintenant, il n’était plus un petit nobliau inventeur en quête de financement, il était devenu d’un seul coup l’un des douze Artisans du Synode, les concepteurs les plus prometteurs qui avaient présenté leurs idées au jeune Pape venu assister à ce congrès en personne. Au moins, ce Synode aura fait un heureux aujourd’hui, se réjouissait-elle en allant se coucher, avec des appréhensions et des questions qui emplissaient encore ses pensées lorsqu’elle glissa enfin dans le sommeil, cédant à ses rêves jusqu’à ce qu’une voix vienne les éteindre. Rends-toi à la Forêt d’en Bas ; celle que le Soleil Marin poursuit, celle où tes professeurs ont été refoulés, prononça une voix masculine étrangement similaire à celle du refuge de Fatima, tu y trouveras la vérité que je ne peux te livrer et le devoir qu’ils n’ont pas rempli ; rends-toi à la Forêt d’en Bas pour endiguer les échos du passé.
Surprise, Alessia se redressa sur son lit d’un seul sursaut, si vite qu’elle croyait encore entendre ces phrases s’entremêler dans son esprit, tandis qu’elle essayait timidement de se convaincre qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar, avant de se rendre à l’évidence. Je l’ai entendu à Fatima, mais ce n’est pas celle de Raphaël ou de Camaël, s’avoua-t-elle en continuant de serrer son petit médaillon de bois, sans qu’elle n’arrive à mettre un nom sur celui qui les articula si parfaitement, même une fois qu’elle eût additionné tous les indices. Il ne peut s’agir que de Satan ou Samaël, je suis certain qu’ils jouent encore un rôle dans le Conseil, conclut-elle en ressassant ses paroles sans s’y forger de certitudes, jusqu’à jeter un regard à la pendule indiquant six heures précise, il ne sert à rien de se rendormir maintenant, je ferai mieux de me préparer pour aujourd’hui. Ainsi, elle avait déjà relu tous les documents confiés par le Cardinal, déjeuné avec ses proches et prié ses mâtines lorsqu’elle partit vers le Saint-Ange à seulement dix minutes de là, aux alentours de huit heures bien que la réunion soit prévue à neuf. Plus j’arriverai en avance, plus j’aurai le temps de rencontrer chaque pontife séparément, se disait-elle en ressassant tous les discours qu’elle avait médité cette nuit, tandis que sa voiture avançait aussi lentement qu’hier sur les rives du Tibre. Mais elle ne resta pas seule bien longtemps, puisque deux cavaliers au visage souriant vinrent bientôt enserrer son fiacre, tous deux vêtus de leur tenue d’apparat, à savoir de longs manteaux blancs flanqués de croix noires.
Par chance, il s’agissait d’Ezio et d’Appolonio en route vers la Basilique Saint-Pierre, pour leur assemblée d’intronisation en tant que chasseurs du Synode, et par n’importe lesquels : les chevaliers de la pontife Alessia.
— Vous devez m’adouber cet après-midi. Maître Paolo ne vous a rien dit ? » s’étonna Appolonio, déçu de voir que sa seigneuresse n’était même pas au courant du serment qu’il était si honoré de lui prêter.
En plus, elle se demandait bien si elle était prête pour une telle cérémonie, ou aux responsabilités qui pouvaient en découler, surtout quand elle comprit que son chevalier allait désormais la suivre presque partout.
Enfin, il est trop tard pour reculer maintenant, je dois assumer la mission que Maître Marco-Aurelio m’a confiée, se répétait-elle une fois de nouveau seule, juste avant que sa voiture ne s’arrête face à l’enceinte du Castel Sant’Angelo, pour un contrôle d’identité des plus conciliants. Pendant que ses deux protecteurs repartaient de leurs côtés, Alessia se rendit immédiatement vers la pièce de réunion au travers des vieilles galeries dorées du château, toutes ouvragées d’un style Renaissance encore à restaurer. La salle des pontifes était alors une grande salle circulaire située en plein cœur du bâtiment mais, quand elle y entra, elle ne trouva que le président de cette assemblée, Thiago, assis en bout de table, aux côtés d’un secrétaire qui s’empressa de partir dès qu’il vit la Florentine arriver.
— Vous êtes en avance, Dame Lespegli di Firenze, votre habitude est plutôt à l’opposé. Que se passe-t-il, c’est la Sainte Vierge qui vous a tirée du lit ? » lui sourit le Primat d’Espagne, avec un ton narquois qu’Alessia encaissa sans ciller.
— Je prends ce Synode très à cœur, plus que n’importe quoi. Le LM n’est pas une simple molécule comme les autres, Thiago, j’espère que vous le comprendrez durant nos débats. » se contenta-t-elle de lui répondre en se dirigeant vers sa place, juste à droite de la sienne, pour qu’il lui rappelle que ce serait à lui de présider ces débats, sans se douter qu’un autre pontife viendrait aussitôt nuancer sa prétention.
— Si j’ai bien compris, la présidence tournera chaque année, l’Espagnol. Tu n’es pas plus président que nous le sommes, tous. » asséna sèchement Andrés en allant saluer sa chère camarade, bien que l’archevêque de Tolède ne s’avoue pas vaincu pour autant.
— Oui, mais c’est bien à mon mandat qu’il a été confié la tâche de fixer les premiers objectifs, de tracer les grandes lignes de nos programmes de recherches, et nous n’en changerons pas chaque année. Nous ne sommes pas ici pour nous pavaner ou nous quereller. » répliqua-t-il sobrement, avant que le Portugais ne se contente d’une réponse simple et amusée : dis ça aux deux autres qui arrivent, ils ne seront pas de cet avis.
C’est ainsi qu’entrèrent les deux Pontifes les plus extrémistes du Synode. Il s’agissait de Paul et de Ladislas, le Français et le Polonais qui menaient la faction dite des Croisés, ceux qui voulaient faire du LM un outil de prospérité pour l’Église, et qui revenaient d’ailleurs de la croisade qu’ils avaient réussi à obtenir. Paul était un membre très important de la Société des Missions Étrangères de Paris, il avait donc passé de nombreuses années à prêcher sa religion aux Chinois et Coréens, y compris ceux qui n’en voulaient pas forcément. Alors, ce qui risquait d’arriver entre des civilisations formées depuis des millénaires et le prosélytisme abrahamique finit par se produire : les chrétiens et leurs missionnaires avaient été massacrés dans ces pays à plusieurs reprises. Mais à chaque fois, des gens influents et doués d’un certain sens de la communication agressive, comme Ladislas, avaient fait entendre la voix de la justice pour que ces drames n’adviennent plus jamais. D’ailleurs, tout comme le Français revenait de Corée pour veiller au bon comportement de la dynastie Joseon, le Polonais revenait de Chine pour s’assurer que l’expédition punitive des huit nations avait été bien comprise. Les Croisés venaient donc siéger ici avec des ambitions plein la tête, et ils n’appréciaient pas particulièrement les Progressistes trop soumis ou les Intégristes trop tièdes. Pourtant, Thiago avait besoin d’eux pour s’assurer que l’Église ne devienne pas un obstacle à la libre-consommation du LM par les croyants, voir qu’elle l’encourage si possible, là où Alessia aurait bien besoin de leur fougue pour l’inverse.
Le Primat se garda de répéter des paroles si strictes à ces deux caractères si susceptibles et, heureusement pour lui, ce n’était pas vers le président que les Croisés tournèrent leurs premières revendications.
— Qu’est-ce qu’une intransigeante comme Dame Lespegli fait ici ? Ça n’a pas de sens, c’est comme voir un végétarien à la corporation des bouchers. » commença à s’amuser Paul pour que Ladislas en ricane, sans s’attendre à ce que la réponse ne fuse à nouveau depuis le seuil de la pièce, avec un très fort accent allemand du sud.
— Ça ne serait peut-être pas un mal. Les prêtres vivent parfois parmi les soldats, n’est-ce pas ? » leur lança une ursuline, une sœur laïque dont le voile noir descendait bien plus bas qu’Alessia.
Néanmoins, si la Florentine reconnut aussitôt sœur Elfriede, ce n’est pas par son habit noir et blanc si différent du gris uni de la Dolce Lupe, c’est avant tout par son handicap qui l’avait rendu célèbre : elle était aveugle.
Et malgré sa cécité, elle marchait avec une assurance si certaine qu’elle donnait l’impression d’y voir comme en plein jour, à tel point que des rumeurs populaires la disait bénie. Mais pour une grande partie des chrétiens, la Pontife allemande était surtout connue pour être excessivement proche des plus modestes, jusqu’à parfois s’engager en faveur de leurs causes les plus radicales, tel qu’elle ne se gêna pas de le rappeler d’emblée.
— Quant à moi, j’espère que mes amitiés socialisantes ne posent aucun problème, vous savez que je n’ai rien à voir avec les ennemis de la Foi que l’on peut y trouver. » reprit-elle, devançant ainsi les critiques des deux croisés pour aller s’asseoir aux côtés d’Alessia, et lui confier un sourire plutôt aimable.
Au moins, Elfriede n’est pas une adversaire, c’est déjà une bonne nouvelle, voulut se rassurer l’Italienne en saluant chaleureusement sa collègue, lorsqu’un homme dont elle haïssait le seul nom arriva à son tour : Harry, le plus hérétique des hérétiques, à tel point qu’on le surnommait magicien comme le Simon de la Bible.
Selon les rumeurs, il n’avait pas volé ce surnom, car l’Américain était connu pour avoir réalisé des miracles à partir du LM, et rendu sceptique jusqu’aux plus puritains sur la question de cette molécule qui jouait un rôle majeur dans le troisième grand réveil spirituel de l’histoire des États-Unis. Et, en plus d’être l’une des principales figures de ce mouvement marquant autant l’Amérique du Nord que l’emprise de l’AP, il était visiblement d’excellente humeur ce matin-là.
— Eh bien, il ne manque donc que l’enfant prodige et ce bon vieux Joseph ! Au fait, notre Vierge Marie va bien ? » s’amusa-t-il, en jetant son regard taquin à la Florentine qui s’apprêtait à répliquer, lorsque Thiago intervint pour éviter la joute verbale.
D’autant plus que le huitième pontife à entrer était un homme qui détestait les conflits et les manigances de tout genre - Harry ne l’avait pas surnommé Joseph pour rien.
Martin, le représentant sud-américain du Synode n’était qu’un très sympathique clerc de Cordoba, très ami avec tout le monde, à tel point qu’il serait plus simple de dresser la liste des gens avec qui il s’entendait mal. D’ailleurs, c’est avec un grand sourire qu’il se contenta de saluer ses pairs sans une remarque déplacée, pendant qu’il venait s’asseoir à la gauche du président, sans que personne ne lui dise rien. Mais Harry avait une dernière remarque à faire, lui qui semblait particulièrement détester Marco-Aurelio et son fils.
— Il est très précisément l’heure de commencer. Personne n’a appris au petit génie à se servir d’une montre, pas même son papa ? C’est peut-être trop concret pour lui ? » plaisanta-t-il pour que les Pontifes ne se mettent à rire de cette moquerie sur le jeune Gaël, tous sauf Alessia que cette dernière pique fit brutalement sortir de ses gonds.
— Vous pourrez le lui dire lorsqu’il sera présent. Médire sur les absents n’est pas à votre honneur, si tant est que vous en ayez un, ce doit être peu commun chez les descendants de bagnards et de catins. Mais ne le prenez pas mal, j’ai tout le respect du monde pour votre mère, le pardon du Christ vaut aussi pour les filles de bordel. » lança-t-elle d’une seule traite, sous les airs abasourdis de toute l’assemblée qui se demandait si elle avait bien entendu.
Elle vient de le traiter de fils de pute ou c’est moi, s’étonna le Portugais en tournant son regard vers sa camarade qui fixait toujours du regard l’Américain, bien trop poli pour répliquer à cette insulte qu’il n’avait que mal compris.
En tout cas, cela suffit à installer un bref silence gêné, jusqu’à l’arrivée du fameux petit génie, le fils unique de Marco-Aurelio, dont la candidature fut directement appuyée par l’Empereur d’Autriche. Malheureusement, Alessia fut complètement prise de court par le déluge de critiques qui s’abattit aussitôt sur lui, de la part de chacun des sept pontifes. D’abord, Harry fit une blague sur le jeune âge de Gaël, d’à peine 25 ans, tandis que Martin et Thiago s’amusaient de son retard ou que Ladislas et Paul riaient de ses beaux habits colorés, en le traitant presque de bouffon. Même Andrés et Elfriede se permirent de plaisanter sur le prix qu’avait dû coûter la tunique de Gaël, fait des meilleurs tissus que sa mère avait fait venir des confins du monde pour l’occasion, à tel point qu’il en restait debout, choqué devant son siège, lorsqu’Alessia se permit l’ultime commentaire.
— Eh bien … Belle image de la communauté du Christ. Dois-je moi aussi faire quelques moqueries sur le fait que vous vous comportez comme des enfants alors que vous avez tous plus de la trentaine ? Sur le fait que notre cher président soit si gros que son habit en souffre comme s’il était sur la croix ? Je passe brièvement sur le fait Andrés joue les durs, mais sursaute de peur quand un chien aboie à côté de lui, ou au fait qu’il faille faire cette réunion en parlant lentement parce qu’Harry parle aussi bien le latin qu’un lycéen, ni même que Martin traîne des affaires de mœurs derrière lui comme l’armée traînerait la syphilis. Et je n’irai pas jusqu’à dire que Ladislas ou Paul ont purement et simplement du sang sur les mains, ce serait bien trop facile de les accuser d’avoir encouragé le meurtre de leur prochain vu le zèle avec lequel ils s’y vautrent. Disons que c’est du même acabit qu’Elfriede, qui pousse les miséreux à la révolte alors qu’il faudrait la porter pour qu’elle monte sur une barricade, on l’imagine mal porter la croix pour les pécheurs. Je pourrais m’humilier moi-aussi pour achever la boucle, après tout, j’ai préféré rénover la Dolce Lupe plutôt que de faire aumône, j’aurais presque pu remotiver une Réforme à moi toute seule. Alors si vous tenez tant à juger Gaël, jetez-vous d’abord par la fenêtre, les jardins du Saint-Ange s’ouvriront pour vous laisser passer, une fois que vous nous serez revenus laver de vos hontes, nous vous écouterons. Pour ma part, je suis enchantée de vous revoir, Gaël, cela fait bien une décennie que nous ne nous sommes pas revus. J’espère que vous avez fait bon voyage depuis la Terre Sainte, vous êtes peut-être le seul à avoir fait pèlerinage cette année. » asséna-t-elle, à la nouvelle surprise de tout le monde, alors que Gaël bégayait quelques remerciements en s’asseyant, aux côtés d’Andrés qui semblait encore gêné d’être maintenant vu comme une petite nature, elle n’y va pas de mainmorte pour couvrir son petit protégé. Seulement Thiago commençait vraiment à en avoir sincèrement marre de cette Florentine arrogante et sûre d’elle-même.
— Votre grandeur d’âme vous honore, Madame Pilate, mais je vous prierai de surveiller votre langage ici, nous ne sommes pas dans vos appartements et nous ne sommes pas vos serviteurs. Un peu de noblesse … » conclut-il, avant de reprendre sur un ton plus sérieux pour annoncer l’ordre du jour, comme dans toutes les réunions – alors que tous l’avaient déjà lu la veille.
Bien sûr, l’objectif majeur du Synode fut très vite évoqué, et encore plus vite balayé, car trouver un antidote au LM, à ses effets ou à la mutation, restait excessivement compliqué.
Alessia demandait que l’Église puisse proposer un filtrage sanguin pour tous ceux qui voudraient se débarrasser de cette molécule en eux, mais cela couterait des sommes astronomiques comme Thiago le fit remarquer, avant que Martin n’ajoute que sevrer un individu du LM était une mauvaise idée - surtout si ce dernier était amené à en consommer de nouveau sous quelque forme que ce soit. Pourtant, Gaël comme Elfriede semblaient plutôt d’accord avec l’Italienne, au point qu’Andrés en fut gêné, lui qui ne voulait pas être associé à ses hérétiques patentés. Tant pis, je dois la soutenir pour le bien de notre camp, semblait-il en soupirer intérieurement, lorsqu’il croisa le regard inquisiteur de sa collègue juste avant de prendre la parole, elle sait ce qu’elle veut en tout cas. Malgré tout, par cinq votes contre quatre, cet objectif majeur du Synode fut rétrogradé à un grand projet lointain, à un beau rêve que les Pontifes allaient poursuivre sans trop y croire, au grand dégoût d’Alessia.
Néanmoins, elle put se consoler de voir que les autres problèmes étaient abordés avec plus de responsabilité, comme ceux des sectes ou des mutants, toujours plus nombreux. D’ailleurs, le Synode était très bien renseigné sur ces sujets, plus que nous le sommes au Conseil du Graal, remarqua la Florentine, pendant que le cas de l’Arthurie Grisonne était pris en exemple, malgré les nuances d’Harry puis d’Elfriede qui voulurent prendre la défense de ces brebis égarées, aussitôt traités de schismatiques par les deux croisés. Pour ces derniers, la Chrétienté était menacée d’une troisième division qui finirait de la plonger dans une anarchie de contradictions stériles, soit un sentiment que partageaient sincèrement les Intégristes comme les Progressistes, quelles que soient les justifications des Hérétiques. En fait, il n’y avait que Gaël pour ne pas faire de commentaire à ce sujet, tout comme il ne disait rien sur les autres, lui qui était pourtant le petit génie. On dirait qu’il se retient de parler, tel qu’Alessia s’en aperçut, en lui confiant un sourire qui lui fit baisser les yeux, il doit être sacrément mal à l’aise pour ne pas tenir mon regard.