Mais l’impatience des croisés ramenèrent très vite les deux héritiers de Marco-Aurelio à l’aboutissement de leur réunion.
— Puisque notre camarade allemande condamne les plus radicaux des socialistes et que l’Américain fait de même avec les usurpateurs, nous pourrions passer directement aux mesures qu’il va falloir prendre contre eux. » suggéra Paul, laissant tout juste à l’Italienne le temps de se remémorer son entrevue de la veille, puis sa rencontre fortuite de ce matin. « D’ailleurs, nos chevaliers pourraient se charger directement d’eux, cela nous attirerait la bienveillance des États au moins autant que la chasse aux démons.
— Nos chasseurs ont avant tout le devoir de protéger les innocents. » lui fit alors remarquer Alessia, pour que le second croisé lui réponde que cette protection irait aussi loin que nécessaire.
Alors, elle comprit pourquoi elle allait adouber Appolonio en tant que chevalier plus qu’en tant que chasseur, car c’est un ordre guerrier que le Synode comptait recréer.
Le Cardinal n’avait que brièvement évoqué ce sujet-là, en déclarant que certains souverains avaient accepté de déléguer une part de leurs pouvoirs, au grand étonnement d’Alessia qui s’imaginait mal le Roi d’Italie concéder autant de pouvoir à l’Église - alors même que les Carbonari s’y opposaient. Pourtant, ce dernier n’avait pas hésité une seconde, il y avait trouvé une merveilleuse opportunité de consolider son pouvoir sans avoir à s’en occuper. Tout d’abord, l’Église était la seule à proposer de protéger les campagnes des mutants qui la peuplaient chaque jour un peu plus, les autorités avaient déjà assez à faire avec le crime ou n’y croyaient pas vraiment, pendant que Semper Peace se limitait aux environs de ses sites. De plus, c’était un moyen de rallier la population qui s’agaçait de plus en plus face à tant d’inaction, jusqu’à devenir méfiant envers les gendarmes et policiers qu’elle s’abstenait d’informer de ses problèmes, là où les clercs restaient respectés et attentifs du moindre souci. En vérité, tel que Thiago le rappelait ce matin, le Roi d’Italie avait paru découvrir le phénomène de la mutation lorsque le Pape lui en fit part, peu de temps après le dernier séjour d’Alessia à Rome – dans la foulée du Carnaval de Venise. Malheureusement, le souverain comme son Premier Ministre avaient d’autres préoccupations plus urgentes, alors il était bien content de voir son clergé s’y atteler avec tant d’ardeur et, dans le pire de cas, les fautes incomberaient à l’Église, pas à sa couronne ni à sa nation. Enfin, c’était également un premier pas dans la réconciliation entre Sa Majesté et Sa Sainteté après l’annexion de Rome dix ans plus tôt, en plus d’être un autre pas vers la création d’un RFA italien qui surclasserait largement ses rivaux déjà plus en avance. Après tout, que vaudrait les petits départements nationaux face à celui qui réunirait toute la Chrétienté, sous la coupe d’une nation si jeune et ambitieuse ?
Cependant, le Synode nécessitait beaucoup de moyens matériels et humains pour mener une si grande entreprise, il lui fallait des écoles pour former ses membres et des casernes pour ses chevaliers, des relais de postes pour ses messagers ou des lignes télégraphiques pour ses communications les plus secrètes, des champs ou des rentes d’où tirer leur subsistance puis assurer leur fonctionnement. En bref, Alessia n’était plus une bonne sœur, et son monastère n’en était plus un non plus, c’était désormais une commanderie de ce nouvel ordre combattant : celui de la Sainte Chasse. Les terres de la Dolce Lupe allaient doubler, au point de dépasser les villages qui la bordait et regrouper des milliers d’âmes désormais sous son autorité, tout juste surveillée par un préfet exceptionnel de l’État. Des limites de Florence aux sources de la Sieve, toutes les montagnes et ses bois revenaient à la pontife, y compris les vallées fertiles du Mugello et du Valdisieve, de telle sorte qu’elle englobait tout le trajet de la rivière jusqu’à ce qu’elle se jette dans l’Arno. Et il en allait de même pour ses huit collègues, Andrés annonçant par exemple qu’il s’installerait à Fatima, auprès de ce petit seigneur d’Ourém si entreprenant et avec la bénédiction très opportune de Thiago. Bien sûr, Alessia avait des doutes sur sa capacité à gérer des terres, mais elle préféra se taire et garder ses appréhensions pour elle, dans les intérêts de son monastère et du Synode qu’elle avait tant demandé, ce serait stupide de s’opposer à ce renouveau, c’est bien l’une des seules avancées d’aujourd’hui qui réjouirait Maître Marco-Aurelio. Néanmoins, elle n’était pas naïve ni aveuglée, elle sentait que plusieurs de ses collègues avaient bien d’autres attentes pour cette nouvelle milice du Christ, quelles que soient leurs motivations respectives.
Alors, quand le cas de Fatima fut abordé, le Cœur Astral décida de livrer tout ce qu’elle y apprit, en espérant toucher le cœur des autres pontifes, en leur implorant de comprendre que les apparitions étaient bien réelles et dignes d’intérêt, au point de leur révéler le secret sur l’Apocalypse ou la dualité du Diable. Et le Synode se divisa aussitôt en une myriade d’avis contraires. Les Progressistes ne croyaient absolument pas en son témoignage, jusqu’à l’accuser de mentir au sujet de ce prétendu sanctuaire scellé et d’instrumentaliser les petits bergers pour ses propres intérêts, même lorsque les Croisés retirèrent leur soutien après une réplique trop rationaliste de Thiago. Néanmoins, si Ladislas et Paul accordaient toute leur confiance à la religieuse, le Diable restait le Diable à leurs yeux, l’identité de Samaël ne devait être qu’une ruse de Satan pour tenter la gentillesse des fidèles. D’ailleurs, ils en vinrent même à suggérer que ces tunnels de nachtstein soient en réalité une porte vers des mondes souterrains qui ne baignent pas dans la lumière de Dieu. Quant aux Hérétiques, ils préféraient limiter leurs interventions à la plus stricte prudence, jusqu’à ce qu’Alessia évoque son idée de se rendre dans une Forêt d’en Bas à la suite de son rêve de ce matin. À ces mots, même Gaël releva la tête, aussi stupéfait que les autres pontifes qui s’agitèrent aussitôt.
Sans perdre de temps, les deux Croisés accusèrent la Florentine d’être sous l’influence du Diable, sans même qu’elle ne s’en rende compte, et les justifications de cette dernière ne firent que leur confirmer qu’elle risquait de conduire cette sainte assemblée dans l’erreur. Bien sûr, Martin préféra en rire tandis que Thiago demandait à la pontife si elle n’était pas encore sous le choc de sa nuit à Fatima, soit tout l’inverse d’Harry ou d’Elfriede. Contre tout attente, l’Américain prit le parti de l’Italienne en lui conseillant de rester prudente, car rien ne disait que cette voix venue en rêve n’était pas le Diable. D’ailleurs, même si l’Allemande croyait aussi fermement en sa collègue qu’Andrés, elle n’avait aucun mot de trop pour lui conjurer de ne pas agir tête baissée, de se renseigner méticuleusement avant de commettre une erreur dans ce lieu si mystérieux. Après tout, rien de garantissait que les conseils de Samaël soient bons, si Alessia n’allait pas déclencher la colère divine en suivant si aveuglément celui qui aurait déjà semé le mal dans sa quête de rédemption, peut-être qu’il valait mieux se tenir à bonne distance de cet ange de l’erreur. Et encore, cette inquiétude n’était pertinente que dans le cas où il s’agissait bien de Samaël, et non de son usurpateur, d’un piège de Satan contre le si jeune Synode. Ainsi, il n’était pas question de laisser la pontife italienne entreprendre une telle expédition sans un vote, un scrutin qu’elle espérait bien remporter ne serait-ce que pour rattraper sa défaite sur le premier, bien qu’elle n’ait que son honnêteté à opposer aux arguments de ses adversaires.
Bien sûr, Paul comme Ladislas votèrent contre, ils insistaient pour que personne ne se rende dans cette forêt inconnue et probablement diabolique. Mais hormis Thiago et Martin, nul ne vota contre. À l’inverse, Elfriede et Harry se prononcèrent en faveur d’Alessia et d’Andrés, amenant le vote à quatre contre quatre, sous l’arbitrage du plus timide des Pontifes, toujours perdu dans ses pensées : Gaël.
— Je pense que … Alessia a raison, cette forêt abrite probablement un sanctuaire angélique en rapport avec le LM, nous pourrions y retrouver des pans entiers de l’histoire de notre planète ou des savoirs ayant appartenu aux premiers enfants de Dieu. Et le savoir, c’est la force. » déclara-t-il, sous les regards suspicieux de tous, sauf d’Alessia et d’Harry, visiblement moins choqués par le concept de sanctuaire angélique que les autres.
— Merci Gaël, c’est également ce que j’aimerais découvrir. Tant que nous serons aveugles et ignorants sur le LM, notre Synode ne pourra jamais tenir son rôle. » ajouta-t-elle avant le vote qu’elle remporta, en essayant de cacher le fait qu’elle pensait malgré tout que le fils de Marco-Aurelio s’emballait un peu trop, comme Harry d’ailleurs …
— Vous ne devriez pas vous y rendre seule, ma sœur, je me propose de vous accompagner avec quelques-uns de mes chevaliers. Ceux sont des trappeurs redoutables, vous ne trouverez pas meilleurs compagnons pour explorer une forêt de montagnes.
— Vous avez mieux à faire, Harry, comme nous tous. » dut intervenir le président pour ramener de l’ordre. « La Dolce Lupe est en avance, et l’Italie aussi, grâce à l’œuvre de Sa Sainteté, du Roi d’Italie et de Solar Gleam. Mais pour chacun de nous autres, ce n’est pas le cas, nos commanderies ne vont pas se monter toute seule, chacune dépend de votre action et de votre commandement. » ordonna Thiago pour qu’Andrés ne conteste immédiatement ce choix, il n’allait quand même pas la laisser aller là-bas toute seule ? « Non, bien sûr que non. Elle partira avec ses chevaliers, et probablement des agents issus de l’entourage très peu fréquentable du Cardinal Paolo. Je ne m’en fais pas pour ça, vous pourrez vous débrouiller, ma sœur ? » se défendit-il avant qu’Alessia n’accepte de conduire son entreprise elle-même, sous le regard admiratif de Gaël qui ne se souvenait pas d’une femme aussi déterminée et courageuse.
Pourtant, elle continua de défendre son ange ou ses petits bergers jusqu’à la fin de cette réunion des pontifes, s’achevant sur une dernière élucubration au sujet de cette Forêt d’en Bas et un ultime rappel quant à l’attitude à tenir auprès des autorités.
D’ailleurs, certains ne perdirent pas une seconde pour quitter l’assemblée, comme Thiago et Martin qui étaient attendus pour déjeuner avec le Pape, mais Alessia ne partit pas plus loin que le couloir, près de la porte où Harry et Elfriede échangeaient toutes sortes de propos à la limite de l'hérésie à propos de ce Samaël. C’est alors qu’elle vit Andrés sortir de la pièce, visiblement dépité par cette réunion, au point qu’il demande à sa collègue s’ils avaient seulement une chance de les rallier à nos idées ?
— Je crois que nous pouvons au moins essayer, j’ai foi en nous. Gaël et Elfriede seront nos premiers alliés dans ce Synode. » lui répondit-elle en serrant dans ses mains son médaillon de bois, lorsqu’une voix calme surgit de derrière elle.
— Vraiment ? Je ne me souviens pas avoir signé une quelconque alliance. » lui sourit la pontife allemande, en s’approchant d’eux alors qu’Harry venait tout juste de la laisser, si tôt qu’Alessia se demandait si Elfriede n’avait pas une ouïe surdéveloppée pendant qu’Andrés prenait son ton le plus aimable.
— Nous pourrions profiter de l’occasion dans ce cas. Vous êtes comme nous une adversaire résolue de Solar Gleam et de l’AP. Vous avez voté comme nous, et nous possédons probablement bien d’autres points communs, ma sœur. » voulut proposer le Portugais.
L’Allemande ne se gêna pas pour affirmer qu’elle n’avait ni l’intransigeance obscurantiste d’Andrés, ni la mentalité bourgeoise d’Alessia, d’un air assez agressif pour que la Florentine préfère répondre à la place de son camarade.
D’autant plus qu’elle n’avait besoin que de quelques mots pour montrer à l’Ursuline qu’elle était très loin du compte sur sa mentalité, puisque si nous étions ce que vous décrivez, nous ne pourrions avoir des amis communs comme William von Toeghe. Vous devez probablement le connaître, eut-elle à lui demander afin qu’Elfriede ne paraisse changer d’avis à leurs égards, surtout lorsque le Portugais se mit à faire semblant de bien le connaître. Visiblement, la Badoise considérait même William comme un esprit remarquable, alors elle accepta de laisser une chance à Andrés quand il ajouta que cette amitié était bien la preuve que les Intégristes du Synode étaient certes intègres, mais pas extrêmes. Elle nous a pris pour des nobliaux arrogants, mais elle nous rejoindra, finit donc par se réjouir Alessia, en la voyant partir aux côtés de son collègue pour discuter dans les jardins du Château Saint-Ange.
Mais la Florentine ne les suivit pas, elle ne fit même pas un pas avec eux, elle resta à la porte, silencieuse, aux aguets de celui qui se trouvait encore dans la salle.
— Père … Je n’ai rien à faire ici, ils me haïssent tous, ils me jalousent tous, alors même que je n’ai rien fait d’autre que de naître de ton sang … » entendit-elle Gaël se lamenter, avant qu’un siège ne s’écarte de la table dans un profond soupir, jusqu’à ce qu’il franchisse le seuil de la porte pour découvrir la religieuse, juste à sa droite, si discrète qu’il faillit en sursauter.
— Moi, je ne te hais pas, et je ne te jalouse pas, je t’admire même ! Cela fait si longtemps que je n’ai pas vu ces yeux si doux. Tu as les mêmes que ton père ! » lui lança-t-elle d’un air aussi chaleureux qu’enthousiaste, laissant tout juste le fils de Marco-Aurelio la remercier et balbutier qu’une voiture l’attendait en bas. « Très bien, je ne comptais pas rester, que dirais-tu que nous fassions un petit bout de trajet ensemble ? J’ai tellement envie de parler avec toi, s’il te plait Gaël. » insista-t-elle avec une voix si polie et un sourire si charmant qu’il finit par en rougir, puis par se rectifier en expliquant que Mère l’attendait dans la voiture, mais qu’il restait assez de place.
Je crois que les autres n’avaient pas entièrement tort, il est soit terriblement timide soit complètement couvé par sa mère, comprit très vite Alessia, à moins que ça ne soit les deux. Heureusement, Alessia avait un don pour mettre les gens facilement à l’aise, et le plus jeune des Pontifes ne tarda pas à se montrer plus détendu, jusqu’à ce qu’il lui fasse une étrange proposition quand ils atteignirent le seuil du château.
— Alessia, tu accepterais de venir dans la villa de mon père ? » lui lâcha-t-il, avant de rougir en voyant la Florentine rester surprise. « Je – ce n’est pas une proposition indigne ! Je veux juste te montrer quelque chose, un secret de mon père que je suis le seul à connaître et … J’aimerais le partager avec toi, je pense qu’il le voudrait et … c’est aussi ce que tu dois vouloir … » réussit-il à finir, non sans difficulté, ni sans une certaine résignation, lorsqu’une voix les interpella, à la grande surprise des deux pontifes qui se retournèrent pour voir d’où elle venait.
Cependant, il leur fallut bien quelques secondes pour en trouver la source : Léonardo qui se trouvait près du pont Saint-Ange - ou plutôt sous le pont en l’occurrence.
Et il était en pleine étude, comme toujours, sa curiosité l’avait amené sur les bords du fleuve, devant le corps d’une grosse truite marbrée aux écailles anormalement luisantes. D’ailleurs, Alessia eut tout juste le temps de confier à Gaël qu’il allait sûrement se faire un nouvel ami, quand son cousin insista pour qu’ils descendent sur les berges afin de voir sa prise incroyable. Apparemment, Léo s’était déjà forgé une petite réputation dans la capitale, à tel point que les pêcheurs amateurs de Rome demandèrent son expertise à propos d’un problème qu’ils rencontraient depuis quelques mois désormais. Cette truite marbrée était alors un merveilleux exemple dudit souci. Elle était assez puissante pour rompre les fils, là où d’autres paraissaient assez agiles ou intelligentes pour saisir l’appât sans tomber dans le piège. En bref, ce n’était vraiment pas bon pour la pêche, et le Tibre n’était pas le seul fleuve à être touché, les rumeurs disaient que le Pô ou le Rhône subissaient bien pire, que l’on apercevait parfois l’échine des silures dépasser de l’onde. En vérité, ça n’a rien d’étonnant, ils sont au fond de l’environnement comme de la chaîne alimentaire, tout le LM de nos continents retombe sur eux, expliqua Gaël, sans donner l’impression d’en être aussi dérangé qu’Alessia, bien au contraire, leur évolution sera plus précoce que les autres espèces.
Évidemment, les pêcheurs n’avaient pas la même vision de ce phénomène, ils en étaient rendus à se demander si les poissons étaient toujours propres à la consommation, ou ce qu’il allait advenir de leur fleuve. Léonardo avait bien essayé de les rassurer, en leur affirmant que ce n’était rien de grave, qu’ils avaient changé eux-aussi sans s’en rendre compte, que tout cela n’était qu’adaptation tel que l’Autrichien se plaisait à le reconnaître. D’ailleurs, Gaël ne manqua pas d’ajouter que le LM était un nutriment excellent, ces poissons que les pêcheurs craignent par ignorance sont en réalité meilleurs qu’ils ne l’ont jamais été. Quant au Tibre, il serait toujours là, il ne fera qu’évoluer avec le temps, comme il le conclut doctement avant qu’Alessia ne lui fasse remarquer un détail si simple que sa grande intelligence avait dû le négliger : si le fleuve change, il ne sera plus celui que les riverains de maintenant connaissent, cela en sera un autre, il portera le même nom, mais plus le même corps, ni la même âme. En fait, les deux savants et les pêcheurs ne parlaient pas du même Tibre, les premiers ne voyaient qu’une tranchée remplie d’eau et de vie, quelque chose de modifiable, d’imitable ; les seconds y voyaient ce repère constant qui les avait nourris pendant des générations entières, l’une des seules choses qu’ils étaient certains de léguer aux plus lointains de leurs descendants. Néanmoins, s’il ne contredit pas la démonstration de sa collègue, Gaël n’en paraissait pas plus dérangé que ça, tout comme le cousin de cette dernière. Après tout, la science et le bons sens n’ont jamais fait bon ménage, expédia-t-il sous les ricanements approbateurs de Léo, avec qui il se sentait désormais assez à l’aise pour lui poser cette question qui lui brûlait les lèvres : vous n’avez aucun matériel de pêche avec vous, comment avez-vous fait pour capturer un si gros spécimen ? Gêné, l’Ingénieur dut alors rectifier ses propos, ce n’était pas exactement sa prise, c’était l’un des pêcheurs qui l’avait capturé.
Quoi qu’il en soit, leur discussion ne put aller plus loin, car un beau fiacre s’approcha des rives du fleuve, avec la fenêtre suffisamment ouverte pour laisser apparaître le visage austère d’une Autrichienne fusillant du regard les deux inconnus aux côtés de son fils. Sans perdre une seconde, presque paniqué, ce dernier proposa donc à Léonardo de venir lui aussi passer l’après-midi dans sa villa familiale, sans avoir besoin d’insister pour qu’il accepte avec enthousiasme. Seulement, le trio avait un dernier petit problème sur les bras, à savoir ce cadavre de truite mutante que l’artisan du Synode comptait laisser pourrir sur la rive, à la merci du premier charognard venu. Et la Florentine eut beau ordonner à son cousin d’assumer ses actes, Gaël dut lui faire comprendre qu’ils n’allaient pas emmener un poisson mort dans la voiture de sa très noble mère.
Alors, Léo se contenta de balancer le corps du poisson dans le fleuve sous les cris d’orfraies de sa cousine, au point qu’elle préfère en détourner le regard pour croiser celui de l’épouse de Marco-Aurelio …
— Hem - Je ne sais pas pourquoi, mais ta mère à l’air assez agacée de me voir, Gaël. Tu es sûr qu’elle acceptera de partager le voyage avec nous ?
— Euh – eh bien … à vrai dire, c’est un malentendu. Elle a toujours cru que mon père allait voir ailleurs auprès de toi. » lui confia-t-il pour qu’elle lâche aussitôt un cri outré qui finit d’impatienter sa mère, presque furieuse de le voir faire des messes basses en tripotant des poissons sur les rives boueuses du Tibre – une honte pour quelqu’un de son rang …
Heureusement, il parvint à l’amadouer suffisamment pour qu’elle accepte qu’Alessia et Léonardo les accompagnent jusqu’à la villa de son époux, non sans exiger que la religieuse s’assoie à côté d’elle plutôt qu’auprès de son fils unique.
Malgré tout, cette ambiance légèrement pesante finit par s’atténuer au fil de leur voyage, bercé par les routes de campagnes ou par les rares anecdotes de leurs hôtes jusqu’aux alentours de Tivoli. Tel que la Florentine le savait déjà, le fils de Marco-Aurelio venait de temps à autre dans la villa de son père, trop peu pour ne pas s’y sentir comme un invité même s’il était le propriétaire des lieux. D’ailleurs, lors de sa dernière visite, elle n’y avait décelé aucune trace d’un séjour de Gaël, bien qu’elle se gardât d’en parler par crainte d’être mal-vue, surtout devant sa mère. Pourtant, il va bien falloir que je lui parle du Testament, s’exaspérait-elle en silence, jusqu’à ce qu’il finisse par remarquer ce changement d’attitude, puis qu’elle ne se décide à lui révéler qu’elle était entrée en possession de ce livre si mystérieux – sans en préciser la source. Par chance, l’épouse de son mentor ne savait pas à quoi elle faisait exactement allusion, là où Gaël parut comme définitivement assuré de la fidélité d’Alessia, au point de lui expliquer aussitôt sa situation très délicate : celle d’une banque clandestine entourée de braqueurs. Le Testament faisait à l’origine partie des trésors cachés dans cette villa, mais son père avait préféré le séparer du reste de ses biens pour ne pas attirer le mal sur sa famille, tout comme il s’écarta de cette dernière durant l’enfance de son fils. Car, parmi les vautours qui planaient au-dessus de son héritage, il se trouvait un ennemi aussi redoutable qu’insaisissable dont Alessia avait déjà entendu le titre : le Prophète. En réalité, Gaël ne semblait même pas savoir que le Cardinal Paolo ou le Second Conseil lui avait également dérobé des dizaines de documents, des synthèses et hypothèses dont il se fichait visiblement – l’air de dire qu’il avait suffisamment hérité dans ce domaine. Pour lui, c’était ce Prophète qui était le vrai voleur, celui qui s’emparait des artéfacts véritablement précieux qu’il se refusait de décrire devant sa mère, agacée par ces vieilleries qui lui avait déjà pris son mari.
Mais l’Autrichien disposait de quelques soupçons sur l’identité de ce voleur si mystérieux et, pourtant, si influent.
— Je ne suis pas sûr de son identité, mais ce serait un ancien ami de mon père. Et, oui, il a déjà envoyé des gens pour cambrioler diverses propriétés de ma famille … J’y ai perdu beaucoup de trésors … » en soupirait-il, sous la consternation d’Alessia que Gaël balaya aussitôt. « Ce n’est pas grave ! Après tout, ce ne sont que des objets, aucun drame humain … Et je n’ai pas tout perdu, loin de là ! En revanche, j’ai dû apprendre à cultiver le secret moi-aussi. Heureusement, Père m’a légué des cachettes que personne ne pourrait approcher sans devoir raser la maison pierre par pierre. Et encore, même comme ça, tu ne réussirais pas à les trouver ! » finit-il par lui sourire avec un air fier qu’Alessia prit à la rigolade.
— J’ai fait du mieux que j’ai pu et je n’aurais jamais rasé cette villa, même pour tous les trésors du monde !
— Merci, Alessia. Mais tout le monde n’aurait pas cette délicatesse … » se désola-t-il, avant de se ressaisir à nouveau. « Enfin, toujours est-il que j’ai pu protéger les plus importants trésors en les laissant piller librement les moins précieux d’une certaine manière. Depuis le passage des agents du Prophète venus rôder autour de la villa, personne n’est revenu dans cette maison, tous la croient vide, destinée à ne plus abriter que des domestiques sans employeur. » expliqua-t-il tandis que la voiture tournait sur une grande allée cernée de cyprès, aboutissant à cette grande villa cernée de céréales bientôt mûrs.
Ce midi-là, elle était aussi calme que lors de la précédente visite d’Alessia, et les domestiques toujours aussi accueillants, même s’ils étaient beaucoup plus occupés que l’hiver précédent avec les moissons qui approchaient.
Néanmoins, si toute la maison était en ordre parfait, Alessia ne put s’empêcher de remarquer plusieurs empreintes de terre, ici et là, sur les dalles blanches qui pavaient l’entrée. Évidemment, la Florentine se souvenait que Marco-Aurelio aimait accompagner ses invités à la chasse, juste pour y assister, mais ce n’était pas un loisir qu’appréciait Gaël, et les serviteurs d’une aussi prestigieuse famille n’auraient jamais laissé telles traces de saletés. Tout cela n’était pas normal, ça ne pouvait être les employés puisqu’ils utilisaient d’autres accès de la villa. Et, quand le majordome se pressa de venir les accueillir, il ne perdit pas une seconde pour s’en expliquer : August Baaltanijt s’était présenté à la demeure, il y a moins d’une heure, accompagné d’un petit groupe d’hommes armés.
Malheureusement, il était bien différent du boute-en-train dont se souvenaient les domestiques, il était venu pour exiger qu’on le laisse récupérer l’un de ses biens, sans jamais préciser lequel, ni pourquoi il en vint à menacer de mort tous ceux qui l’en empêcheraient. Malgré cela, les employés n’avaient pas cédé, au point que le majordome avertit qu’il lâcherait les chiens si les intrus ne partaient pas immédiatement. Dans une dernière menace, August avait donc opéré un demi-tour en grognant, laissant les serviteurs dans l’inquiétude du retour de leur maître. Mais maintenant que la mère de Gaël avait été mise au courant, il n’y a plus à s’en faire comme Alessia s’en réjouit en la voyant apprendre la nouvelle, car en plus d’avoir toujours détesté August et ses épouses successives, elle avait d’excellentes relations avec les plus illustres dynasties de la péninsule. En bref, s’il trainait encore en Italie, même les familles mafieuses allaient se mettre à sa recherche, d’autant plus qu’elles avaient durement souffert lors de ses derniers mois d’activité. Cependant, Gaël restait mal à l’aise, quoi que dise sa mère ou sa collègue pour le réconforter tout au long du repas, August n’est pas du genre à se laisser capturer facilement, ni à menacer dans le vide.