Chapitre VI – Coût du sort

Les souvenirs de Valère le ramènent au réfectoire du lycée Brice Noy, l’année de sa quatrième. Ce jour‑là Savinien l’avait délaissé pour faire la cour à une élève ; laquelle… peu importe. Aussi avait‑il mangé seul ce jour‑là. Il n’avait pas entamé son repas depuis deux minutes qu’une petite voix nasillarde, devant lui, l’avait hélé :

« Hé, le piston ! »

Valère avait levé les yeux de son bouillon et accusé une certaine surprise : quoi, une cinquième s’adressant à un troisième‑année ? Et puis ce plateau encore plein, brandi devant elle avec crispation…

« T’en as pour longtemps ? Tu m’excuseras, avait‑il poursuivi d’un ton froid. Je continue à grailler pendant que tu m’insultes…

— Tais‑toi, avait‑elle crié si fort que leurs voisins s’étaient retournés. T’es qu’une fiente. Tout le monde te déteste ici, tu… LÂCHE ÇA IMMÉDIATEMENT !!!

— Je croyais que tu ne la mangeais pas, avait menti Valère en reposant la tranche de pain sur le plateau tremblant de la pimbêche. Et puis t’es qui, d’abord ?

— On était à l’étude en même temps, hier. Ton porte‑plume a roulé sous une table et je te l’ai ramassé. Et à cause de ça, maintenant, il y a une rumeur qui court comme quoi on serait AMIS ! »

Plus de mastication ni de conversation parmi leurs voisins. Seule une tablée, dans le fond, avait chuchoté en les dévisageant ; neuf petites cinquièmes sur une table de dix. À son débit haché, Valère avait compris que la fille ne faisait que déblatérer un texte préparé par ces pestes.

« Pourquoi tu ne vas pas te p‑pendre ? Tu ne sers à rien ici. Tu nous fiches tous la g‑gerbe.

— C’est ton problème.

— Tu t’en fiches, hein ? Mais à cause de toi, je suis en train de perdre toutes mes amies !

— Ah, parce que t’en avais, à la base ? »

À cette pique, les neuf pimbêches de la table du fond s’étaient mises à glousser. La pauvre fille, dans un couinement, avait lâché son plateau sur la table et s’était enfuie dans l’hilarité générale. Quelques mois plus tard, elle avait dû quitter cette clique qui la martyrisait, et Valère l’avait prise sous son aile de peur qu’elle se retrouve toute seule.

Voilà comment il avait rencontré Lausanne.

Et voilà où elle se retrouve, deux ans plus tard : à ses côtés pour lui jurer le secret d’une confidence qui pourrait leur coûter la vie.

À quelques pas, des femmes autochtones se disputent des cageots oubliés par un boucher ambulant sur la place du marché. Elles récupèrent de quoi cuisiner le rata du soir. Le soleil va bientôt se coucher, elles sont pressées : sur cette partie du globe, la nuit tombe vite, aussi froide qu’une lame de couperet.

Valère caresse les cheveux de Lausanne. C’est lui qui en a recommandé la coupe. Le tracé de la frange souligne la profondeur noire de ses yeux, qu'il découvre pleins de langueur. Il se jette à l’eau :

« Sois honnête : est‑ce que je te déçois ? La magie, c’est plus qu’un crime. C’est contre‑nature.

— Tous les cuisiniers ont des hachoirs, tous les chasseurs des fusils, temporise‑t‑elle. Les gens ne se méfient pas d'eux pour autant…

— Parce qu'ils ont besoin d'eux, Zaza.

— Mais les Rois‑Sorciers vivaient il y a huit siècles ! Tu n’as rien à voir avec ces tyrans.

— Attends donc de connaître ma tante, éclate‑t‑il d’un rire jaune.

— C’est elle qui t’a appris ces choses ? C’est pour ça tu ne parles jamais de ta famille ?

— Je n'ai pas menti, insiste‑t‑il. Juste… omis un détail ? »

Ses joues gonflées lui disent tout le bien qu’elle pense de cette excuse. Lausanne s'éloigne à l'autre bout du banc, prétend observer les marchands de verroterie qui replient leurs étals à deux pas. Peut‑être songe‑t‑elle à Céleste, cette mystérieuse tante claquemurée chez laquelle Valère doit rentrer chaque soir… N'a‑t‑il pas interdit à ses amis d'y mettre les pieds ? Lausanne, angoissée par son imagination, inspire et expire, sent les larmes monter. Alors il se force à parler :

« Bon, plusieurs détails. Vois‑tu, ma mère n'était pas magicienne. Alors, à la base, je ne connaissais rien de… de ce milieu. Et puis j'ai eu huit ans, et elle est morte. Là, ils ont d'abord pensé me confier à mon père… magicien, lui, mais ça l'intéressait moyen, alors Céleste m'a proposé une place comme apprenti. Jamais rencontrés ni l'un ni l'autre avant l'enterrement.

— Sérieux ? Mais Pourquoi ?

— Beaucoup de sorciers s’éloignent de leur famille par peur du CSP, murmure‑t‑il à Lausanne qui pâlit à la seule mention de cet acronyme. Développer des pouvoirs surnaturels, sur le papier, ça paraît alléchant, pour un gosse… Céleste proposait de devenir ma tutrice, mais elle cherchait aussi un successeur à la tête de son convent. Un convent, c’est une communauté de mages. J’étais nul en magie, en fin de compte, mais elle s’est acharnée.

— Pourtant, hier…

— Alors là, je ne sais même pas comment j'ai réussi ! Un miracle : j'avais plus mis le nez dans un seul grimoire depuis la troisième. Lorsque j'ai été viré du lycée, on s'est fâchés, ma tante et moi. J'ai décidé d'arrêter l'étude de la sorcellerie, et j'ai pris cet emploi à La Parpelège. Depuis, on est coincés sous le même toit. Elle refuse d’admettre que je suis passé à autre chose.

— Justement, à propos de ton renvoi, l'interrompt‑elle l’air inquiet. Quelques jours après ça, tu avais des bleus partout ! J'ai posé des questions, et tu m'as hurlé dessus. Elle t'avait frappé ?

— Non, marmonne‑t‑il après un long moment. Elle m'avait jeté un maléfice.

— QUOI ?

— C'étaient des blessures magiques, Zaza. Si quelqu'un s'en était rendu compte, j'étais mort. Elle aussi. Nous sommes du clan des Sceau. Tu piges ? Le sceau du secret. »

Lausanne, lèvres pincées, digère du mieux qu’elle pouvait l’acidité de ces révélations. Valère a le sentiment d’usurper la place de sa tante ; elle aurait bien mieux expliqué le traumatisme du Grand Soulèvement, la traque incessante du CSP, les dénonciations, les bûchers, les gibets… De la confiance, en revanche, Céleste ne lui a rien appris. Lausanne accepte de le couvrir, et il ne sait même pas comment se comporter avec elle.

« Pourtant tous ces gens y seraient passés, hier, sans ton sortilège, décide‑t‑elle. T’as choisi le bon moment pour t'y remettre.

— Tu plaisantes, Zaza ? Si l’un d’eux m'avait vu…

— Ne le prend pas mal, mais… C’est exaltant. J’ai beau savoir ce que tu risques, la magie, eh bien… ça paraît fabuleux. J’ai tort ?

— Peut‑être pas. Je suis trop jeune pour donner des leçons », reconnaît‑il.

La nuit est jeune, elle aussi. Les silhouettes se découpent plus nettement sur les murs ; passants, charrues ou chats de gouttière. Carat a un air de rêve inachevé, et les soucis de Valère semblent moins préoccupants. Les maisons des Pluves perdent leurs couleurs et, lentement, se confondent avec celles des Diamisses…

Et soudain, il se rend compte que le sort de Céleste s’est rompu : il a recouvré toute sa vue.

« Ah, voilà Vinny sur ton vélo, s’exclame Lausanne en apercevant un cycliste. Il m’avait envoyée pour te retenir, en fait. »

La gorge de Valère se serre. Savinien, hérissé de cheveux comme d’humeur, ne lui fait pas même la courtoisie d’un salut :

« Tu m’as complètement laissé en plan ! J’avais l’air de quoi, moi ? J’ai perdu des heures à tout expliquer !

— À… À la police ?

— Mais non, pauvre buse ! Aux pompiers, rouspète‑il en mettant pied à terre tandis qu'il réarrange en brosse ses cheveux lisses et fins. Ils se sont pointés juste après ton départ, en fait. Tu m’as laissé gérer un grand brûlé, une blessée, un ouvrier en état de choc et la moitié du quartier aux abois, merci bien… J’avais l’air malin, moi, à embobiner un honnête capitaine‑sapeur.

— Val a juste paniqué, le coupe Lausanne. Et c’est quoi, ta version officielle ?

— Qu’est‑ce que tu voulais que je lui sorte ? Je ne pouvais pas cacher sa présence. Alors j’ai gardé les grandes lignes. On a secouru deux ouvriers, et voilà tout. Mais ne t’inquiète pas, au pire, je t’ai donné un faux nom !

— Laisse‑moi deviner… Ton vieux pote Lucas Avérée, celui qui travaille dans un élevage d’ornithorynques, soupire‑t‑elle au souvenir du pseudonyme qu’ils avaient un jour employé pour tenter sans succès de commander des bières avant l’âge légal.

— Celui‑là même ! Quoiqu’il élève des alligators, maintenant. Plus crédible, rit Savinien de sa propre inconséquence. Bref, je ne crois pas qu’on risque grand‑chose. Les Diamisses détestent la police. Pinailler pour quelques détails étranges, ça ne leur ressemble pas. Nous entrâmes trois et ressortîmes cinq… C’est ce qu’ils retiendront. Non, l'obsession des gens, sur place, c’était plutôt d’identifier les responsables de l’incendie. Les gens veulent une tête à couper.

— Évite ce genre d’expressions, Val est juste à côté », le gronde‑t‑elle.

Lausanne, d’un tempérament très effacé, a appris avec le temps à remettre Savinien sur les rails. C’est qu’il monopolise la conversation avec ses chimères… et qu’il n’a de respect pour personne : son premier recueil de poèmes, qui célébrait la beauté du pus et des excréments, n’a remporté qu’un succès mitigé à Brice Noy.

Cependant il tend à Valère un bout de papier jauni :

« Dernière chose : l’un des types que tu as aidés hier… Léontée, je crois ? Pendant qu’il embarquait le brûlé sur une civière, il m’a filé l’adresse d’un hôpital. Apparemment, ça lui ferait plaisir de te remercier. Tu as quand même risqué ta peau pour lui. Il sent un peu le roussi, mais il devrait s’en tirer, je crois…

— C’est moi qui devrais te remercier, s’émeut Valère. Mais je ne vois pas comment.

— Avec tes mots, pardi ! Qu’on sache mieux à qui on a à faire. Tu vas nous payer un bon verre de racinette et nous régaler de ta fascinante vie d’enchanteur !

— Et nous acheter des crêpes, propose Lausanne. On pourrait causer dans un endroit plus discret, non ? »

Formidable idée. Savinien et Valère récupèrent leurs vélos respectifs, puis ils bravent tous trois la fraîcheur de la nuit tombante en direction de leur gargote préférée. Comme d’habitude, Savinien demande à changer les sauces, la garniture, les épices, comme d’habitude, Lausanne passe un temps fou à choisir puis commande la même chose que la dernière fois. Ils s’installent près d’un braséro public. En pouffant, Lausanne extirpe de son cartable une fiole métallique et assaisonne de genièvre leurs racinettes. L’alcool et la complicité délient la langue de Valère. Ses amis posent tant de questions qu’ils se coupent mutuellement la parole et finissent par se houspiller.

Ces deux‑là ne s’étaient pas appréciés, au début. Lorsque Savinien était revenu à la cantine et avait appris l’incident, il s’était juré de filer une sévère correction à la petite peste. Valère l’en avait dissuadé ; on l’aurait exclu du lycée. Quelques jours plus tard, ils s’étaient rendu compte que Lausanne, car oui, c’était son nom, les suivait. Un véritable pot de colle. Malgré l’opposition véhémente de Savinien, Valère l’avait intégrée à leur duo. Ses neuf soi‑disant copines ne lui avaient plus jamais adressé la parole.

Depuis Brice Noy, ils cultivent tous trois un certain mépris pour les règlements. Certes, Lausanne se prétend plus raisonnable… et parfois Savinien la fatigue, à capter l’attention avec ses projets fantasques. Pourtant, c’est la plus culotée d’eux trois. Savinien avait eu l’idée de voler l’appareil‑photo de la camarade professeure Debrac… mais celle d’immortaliser leurs fesses nues par la chambre obscure ? Lausanne en avait été l’autrice. Valère aurait donné beaucoup pour apercevoir la tête de la Debrac une fois la pellicule développée ! Deux jours plus tard, tous les élèves avaient été convoqués dans la cour en rangs militaires. Avec le plus grand sérieux, le proviseur les avait menacés de tous leur baisser le froc, l’un après l’autre ; seul moyen, à ses yeux, de démasquer les trois coupables. Ses étudiants avaient éclaté de rire ; leurs parents, furieux, s’étaient interposés et l’affaire avait été classée sans suite.

D’ailleurs l’absence des deux lycéens à leurs domiciles respectifs doit susciter certaines inquiétudes ; Savinien monte sur son vélo en danseuse, déterminé à battre un record qui n’existe que dans son imagination, et Lausanne, à sa suite, fait un signe à Valère qui repart dans la direction opposée. Pourtant sa tante n’a sans doute pas remarqué son retard, et il serait bien resté papoter avec eux jusqu’au petit matin.

Alors, sitôt ses amis disparus, il engage son vélo sur des itinéraires inédits. Le sommeil est la dernière chose dont il a besoin. Valère souhaite faire durer son bonheur, comme une friandise à garder en bouche. Céleste cuve son vin, à cette heure ; pourquoi la craindre ?

Il se met en quête de venelles inexplorées, serpente cahin‑caha le long du fleuve mort. Carat est organisé en deux axes : du nord au sud, les rails de la grande voie ferrée, et d’est en ouest, le Margelon, un fleuve asséché depuis plusieurs années. Désormais, cette longue crevasse sert de décharge ; c’est le refuge des mendiants. Valère s’arrête au‑dessus d’un ancien pont, dorénavant inutile ; un ferrailleur a bâti une confortable échoppe sous sa voûte. Le mage gare son vélo le long d’un muret et observe le travail nocturne de la corporation des orpailleurs ; ceux‑ci sondent les débris éparpillés dans la tranchée, à la recherche du fer, laiton, bois sec…

Parmi les passants, il ne voit plus que fêtards et vagabonds ; chacun profite du spectacle de la ville qui s’assoupit. Dans quelques heures, le soleil se lèvera, imperturbable ; Carat, en revanche, ne sera plus le même. Valère, dans ce ciel de nuit, croit humer une odeur nouvelle : celle de sa propre vie en train de naître. Il se sent prêt.

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