Le remercier ! servir la Mère ! mais que pouvaient bien lui vouloir ces fous qui l’avaient enlevé et le manipulaient comme une marionnette ? Malgré les drogues, malgré la peur, Martin essayait de comprendre ce qui lui arrivait. Il devait comprendre ! Sa vie en dépendait, il en était certain. Son esprit partait dans tous les sens, mais ne trouvait aucune piste à suivre. Il ne décelait ni logique ni cohérence dans les propos et les agissements de ses ravisseurs. Quant aux maigres souvenirs de son enlèvement dont il disposait, ce n’étaient que de vagues sensations : le claquement d’une portière, le ronronnement d’un moteur, le contact métallique d’une carrosserie. Qu’aurait-il bien pu en faire ? Ne trouvant aucune réponse, son esprit cessa de se débattre pour s’abandonner quelque part entre léthargie et résignation. Dans cet état de lâcher-prise, son inconscient s’imprégna d’un fait que sa raison n’avait su appréhender : le moment présent ressemblait beaucoup à la nuit de son enlèvement. Il venait d’entendre le même claquement de portière, c’était le même ronronnement de moteur qui emplissait l’air de vibrations et le même métal qui dispensait son contact dur et froid. Alors, au tréfonds de lui-même, passé et présent se confondirent et ainsi commença-t-il à se souvenir.
Il se rappela la présence de deux autres paquets humains, jetés, eux aussi, sur le plancher du véhicule. Ils gesticulaient comme des poissons hors de l’eau et tentaient de crier, malgré leurs bâillons. Les voix éplorées, même étouffées, ne laissaient aucun doute à Martin : c’étaient Antoine et Louis qui s’agitaient là, près de lui. Tous les trois avaient fini par se serrer les uns contre les autres, formant une unique et vague forme humaine, dans une tentative dérisoire d’opposer une plus grande force à l’adversité. Ils restèrent ainsi jusqu’à ce que le véhicule s’immobilisât et que la Main les en sortît pour les enfermer dans l’antre de son complice, dans l’antre de celui dont les piétinements rythmeraient leur captivité. Ce type leur prodiguerait nourriture et hygiène, mais leur ferait aussi subir d’étranges séances consistant à les plonger, par les drogues et l’hypnose, dans des états de conscience modifiés, avant de leur faire endurer d’interminables et répétitifs... récits de mythes et de légendes.
Martin se rappela ces moments bizarres et décalés. Les histoires dont leur gardien leur gavait l’esprit avaient toutes le même cadre, une forêt semblant abriter les créatures et les êtres nés de toutes les magies et de toutes les religions. Elfes, anges, lutins, démons, fées, déesses, dieux, dragons et vouivres, sorcières et magiciennes y étaient plus nombreux que les animaux eux-mêmes. Il y avait aussi le Diable, la Sainte Vierge et les trois Marie. Les mêmes histoires revenaient souvent, comme si on avait voulu les ancrer profondément en eux. Elles étaient parfois modifiées, pour faire jouer le premier rôle à un autre protagoniste : le Diable devenait un dieu, le dieu devenait le Diable ; les lutins, des démons, les démons, des lutins ; la Sainte Vierge, les trois Marie, les fées et les déesses échangeaient aussi volontiers leurs rôles.
Martin ne se rappela pas davantage que cela. Au moins ces souvenirs-là étaient-ils encore supportables : Antoine et Louis y étaient présents. Mais jusqu’à quand le seraient-ils si sa mémoire poursuivait son chemin ? Pourquoi ses deux amis avaient-ils cessé de partager avec lui l’obscurité du sous-sol ? Martin avait les réponses à ces questions, mais refusait de se les donner. Quelque chose en lui faisait barrage, barrage que la Main, de sa voix rauque, rompit, en même temps qu’elle rompit le silence : « Ils ont retrouvé tes amis. Quel dommage ! Là où nous les avions laissés, avec une pièce pour seul bagage, ils auraient dû y rester pour toujours. Nous leur avions offert une vie éternelle, à eux, pourtant si ordinaires. C'était un cadeau presque trop beau pour eux. » Contre son gré cette fois, Martin recommença à se souvenir.
Il se rappela le test et ses conséquences funestes. Il se rappela qu’une nuit, leur gardien vint les chercher, l’un après l’autre. D’abord Louis, puis Antoine. Enfin, ce fut son tour.
Son test commença à l’orée d’une forêt. Là, son geôlier lui enleva ses liens, le sac qui lui couvrait la tête et le bâillon qui lui enserrait la mâchoire. Il aurait pu crier, aurait pu fuir ou se battre, mais sa conscience avait été altérée de telle façon qu’il n’avait plus ni volonté ni capacité propre de se mouvoir. Avec docilité, il écouta des instructions dispensées par une voix doucereuse : « Martin, toi et moi allons entrer dans cette forêt. C’est celle des histoires que je vous ai contées, à toi et à tes amis. C’est un lieu perméable à d’autres mondes. Ici, ceux qui le peuvent et le veulent voient et entendent ceux qui sont invisibles et inaudibles. Bientôt, tu comprendras ce que cela signifie, tu comprendras que les mythes et les légendes ne sont pas des fantaisies sorties de l’imagination des Anciens, mais la restitution altérée de leurs visions. J’ai préparé vos esprits à percevoir, eux aussi, d’autres réalités. Je vais maintenant te faire passer un test, comme à Louis et Antoine avant toi. Si tu vois ou entends des choses qui ne te semblent pas naturelles, fais-moi signe. Alors je te demanderai de partager avec moi tes perceptions. » Après avoir parlé, l’homme observa, à la lueur de la lampe frontale dont il s’était équipé, les réactions de son prisonnier, la main droite crispée sur le manche d’un long couteau. Lorsque Martin, ébloui et sidéré par ce personnage au visage de lumière, qu’il pensait surnaturel, acquiesça enfin à ses instructions, l’homme rangea son arme, lui saisit le bras puis l’entraîna dans un périple nocturne au cœur de la forêt.
De nouveau perdu quelque part entre passé et présent, les portes de son inconscient grandes ouvertes, Martin revécut ce périple, toujours allongé à l’arrière du véhicule qui le menait au Puy-en-Velay.
Cette nuit-là, autour d’eux, la vie s’enfuyait. La forêt prenait peur. En la pénétrant de nuit, ils bouleversaient l’ordre naturel des choses. L’homme scrutait Martin, plein de cette tension admirative mais circonspecte d'un père devant les premiers pas de son enfant, cherchant à déceler dans son regard la lumière des autres mondes et sur sa peau, la trace du contact d'autres êtres, cherchant à lire sur son visage une attention portée à d'autres sons, guettant en fait la survenue de n'importe quelle sensation indiquant que son prisonnier percevait ce qu’il l’avait conditionné à percevoir.
Il fut satisfait lorsqu’ils arrivèrent près d’une pierre levée à laquelle la tradition attribue le pouvoir de rendre les femmes fécondes, et où des apparitions de la Vierge sont réputées s’être produites : une belle dame y apparut à Martin, qui se figea et dit, dans un murmure béat :
« Je... vois... »
Alors l’homme lui demanda :
« Que vois-tu ?
— Je vois la Vierge », lui répondit Martin.
L’homme ne le laissa pas profiter de cette vision qui l’émerveillait, l’entraînant toujours plus au cœur de la forêt.
Un peu plus loin, devant l’apparition de trois autres dames, Martin tomba de nouveau en contemplation béate. Alors, de nouveau, l’homme lui demanda :
« Que vois-tu ?
— Les trois Marie » fut sa réponse.
Ils arrivèrent ensuite près d’un monticule de terre surmonté d’un amas de pierres. Là, Martin grimaça, ferma les yeux et se boucha les oreilles : il voyait et entendait de petits êtres rieurs qui allaient et venaient par un trou sommairement creusé à la base du monticule. Alors :
« Que vois-tu ? Qu’entends-tu ? lui fut demandé.
— Des démons ! des démons qui se moquent et me tourmentent ! » cria-t-il.
Bien plus tard dans la nuit, Martin, pris de terreur, tomba à genoux, se recroquevilla sur lui-même et cacha son visage dans ses mains : devant lui se tenait un être cornu. Lorsque son guide et geôlier l’interrogea, il lui déclara, dans un hurlement, voir le Diable. À cet instant, l’homme afficha l’air de celui qui en avait assez entendu. Il releva Martin et lui fit reprendre son calme en l’éloignant de sa vision. Quelques dizaines de pas furent nécessaires. L’homme regarda ensuite Martin d’un air grave et lui déclara que son test était terminé, qu’il n’avait désormais plus besoin de percevoir quoi que ce fût.
Ses nouvelles instructions dispensées, l’homme constata que le jour et la volonté de Martin n’étaient pas loin de renaître. Or, pour ce qui allait suivre, le couvert de la nuit et la docilité de son prisonnier étaient nécessaires. Il se hâta donc de rejoindre un sentier semblant sorti de nulle part et presque effacé par le temps, qu’ils suivirent jusqu’à un embranchement où il se divisait en deux. Le chemin à leur gauche menait à l’extérieur de la forêt, vers des champs qu’ils pouvaient entrapercevoir au loin ; celui de droite se dirigeait vers une rivière aux eaux bruyantes.
L’homme engagea Martin sur la voie de droite, sortit une vieille pièce en argent de sa poche et donna à son prisonnier ses dernières instructions : « Dirige-toi vers l’eau, puis traverse la rivière. Elle est bruyante, mais peu profonde. Tu pourras la traverser à pied. De l’autre côté, tu retrouveras Antoine et Louis. Prends cette pièce. Là où tu vas, elle pourrait t’être utile : le passage n’est pas toujours gratuit. » Après avoir ainsi parlé, l’homme regarda Martin s’en aller, puis s’évanouit dans la forêt.
Malgré l’imminence de l’éveil du jour et de sa conscience, Martin obéit, séduit à l’idée de revoir Antoine et Louis. Son souhait fut exaucé aussitôt la rivière traversée : au travers de l’épaisse végétation qui le cernait encore, il aperçut ses deux amis qui, eux, semblaient se tenir dans un paysage libre de toute entrave végétale. Le sourire aux lèvres, il déchira son carcan de branches et de buissons pour les rejoindre. Il se retrouva alors, tout d’un coup, au seuil d’un tout nouveau monde, une vaste tourbière circulaire, ceinte par la forêt, dont le sol meuble et gorgé d’eau lui agrippa les chevilles.
Au centre de cet univers étrange et instable, Louis et Antoine n’étaient finalement pas plus libres que lui. Derrière eux se tenait un homme à la silhouette familière, une hache à la main, qui les obligea à s’agenouiller et leva son bras armé dans un geste solennel avant de l’abattre sur le crâne d’Antoine. Martin allait hurler quand le plat d’une lame se posa sur sa bouche, le tranchant dirigé vers sa gorge. Ainsi rendu muet, il vit de nouveau le bras armé se lever, et de nouveau s’abattre, sur Louis. Le bourreau regarda un instant ses victimes, puis les acheva, sans plus aucune solennité, avec la fureur d’un animal excité par le sang. Repu, il les donna à la tourbe. Lorsque la lame qui lui imposait le silence lui intima l’ordre se mettre à genoux, en lui désignant le sol de sa pointe, Martin crut qu’il appartiendrait bientôt, lui aussi, à la tourbière.
Le jour se levait, et le soleil dépassait déjà la cime des arbres, inondant les lieux de sa lumière. Martin releva la tête dans la direction de l’astre naissant, cherchant à se charger de la vitalité du nouveau-né avant de rejoindre le monde souterrain. Il offrait aussi, ainsi, son cou à la lame : au fond de lui, Martin se sentait déjà mort ; aussi aspirait-il au repos, fût-il éternel. Ce repos tant désiré, ses ravisseurs ne consentirent néanmoins pas à le lui offrir. Au contraire, ces fous lui firent retrouver les tourments de la captivité : le goût âpre d’un bâillon, l’obscurité d’un sac, les serres de liens durement noués, et la voix écœurante de fausse douceur de son geôlier-conteur-guide. C’était étrange d’entendre la façon dont ce type essayait de reprendre le contrôle de Martin, malgré les meurtres, malgré la promesse macabre des mots qu’il lui susurra : « Vois-tu, Martin, si cela ne dépendait que de moi, tu serais mort, toi aussi. Mais il a décidé de te préserver pour un plus grand dessein. Le test de tes amis n’a rien donné. Leurs réponses ont été si confuses, alors que les tiennes... Les tiennes ont été... si chrétiennes, si pleines d’une pure foi. Ton esprit est resté fort et intransigeant, malgré mes manipulations. Cette force l’a impressionné. Il dit que ton sacrifice porte la promesse d’une telle libération d’énergie qu’il doit être réservé pour un lieu où ce potentiel sera pleinement utilisé. Il dit aussi que plus grandes seront ta terreur et tes souffrances, plus grande et puissante sera l’énergie libérée. »
À l’issue du trajet qui le menait au Puy-en-Velay, perdu quelque part entre passé et présent, les portes de son inconscient grandes ouvertes, Martin avait revécu chacun des pas, chacune des visions et réentendu chacun des sons de ce périple nocturne ; il avait aussi revécu le point d’orgue de ce voyage initiatique pervers, pourtant profondément refoulé : le meurtre de ses amis et l’annonce de sa mort prochaine. Quand le véhicule s’arrêta et que la Main l’en sortit, Martin avait désormais une idée assez claire de ce que signifiait servir la Mère, pour cette créature.