CHAPITRE VII

Par Aramis

La vie reprit son cours, ou presque. Saraphiel s’absorba dans le travail. Alors qu’il attendait une nouvelle convocation, il œuvra à mettre de côté son expérience des Enfers. En vain.

Les images rôdaient. Il était le témoin silencieux des tortures et des larmes. La saleté envahissait tout et la puanteur se figeait sur elle, fantomatique duo, couple de tourments. Les mélodies écorchées résonnaient dans son crâne comme un dernier appel à l’aide et malgré sa volonté, malgré la douceur du vent, malgré la tendresse de l’eau, il ne pouvait exorciser l’odieux souvenir.

Il vivait un cauchemar éveillé.

Parfois, penché sur une note de synthèse, un hurlement déchirait l’air ; il sursautait brutalement. Devant sa pupille étrécie grandissaient les corps suppliciés d’un millier de pénitents. Ils avaient des traits écartelés, des membres désarticulés, des yeux grands ouverts sur des abysses de désespoir. Leurs bouches sèches étaient pleines de suppliques, Saraphiel impuissant à y répondre.

Les visions s’évaporaient comme un rêve, l’abandonnant aux saccades abruptes de son cœur et à un filet d’asthme écoeuré. Si on s’inquiétait de lui, il produisait un effort de volonté immense pour amenuiser sa panique et dissimuler son état. Plus encore que la close signé qui lui interdisait de parler des Enfers, c’était une honte étrange et inconsciente qui le rendait silencieux. La peur, aussi, de donner de la matière à ses cauchemars en les dotant de mots. Les âmes croisées se faisaient Pénitents brisés, les anges se changeaient en démons. Une allusion le faisait ciller du sang, tous les bruits étaient des cris. La beauté, le calme, ne suffisait plus à retenir l’horreur. Saraphiel tremblait de lui avoir laissé passer le seuil du paradis et de ne plus pouvoir l’en bannir. De crise en crise, il se trouvait vulnérable, empêché, instable. Il affrontait tout cela seul. Il dissimulait sa fatigue, ses terreurs, et accomplissait ses tâches avec précarité. On lui reprochait peu ses manquements : n’y ayant jamais été sujet, on tolérait sa baisse de productivité.

Les jours s’écoulaient ainsi entre paradis et horreur. Puis, les archanges le convoquèrent.

D’un geste d’esprit millimétré, Saraphiel remis en ordre les feuilles qu’il avait empilé devant lui, après quoi il se racla la gorge. Il faisait bonne figure en dissimulant l’angoisse qui rôdait autour du sujet des Enfers. Un léger tremblement de voix, un tic invisible de la pupille, un besoin compulsif de réarranger ses notes, seuls, pouvaient trahir son mal-être.

Il avait retrouvé sa place à l’extrémité de la table de Réunion. Son marbre rose miroitait de veinures bleutées et, assis sur les fauteuils couverts de feuilles d’ors, le Conseil Archangélique achevait quelques plaisanteries en sirotant un thé. Saraphiel buvait le sien du bout des lèvres, maladroit et ravi par la suave saveur des fleurs séchées, qui laissait dans sa bouche comme un petit goût de miel.

Les archanges l’encensèrent d’abord.

— Vous avez su répondre à toutes nos exigences ! lui dit Uriel en claquant des mains. Saraphiel réagit à son sourire avec une timide fierté.

— La précision de vos relevés, brrrr, poursuivit l’archange sur un ton enjoué, difficile à imaginer.

Surprit par l’engouement d’Uriel, le regard que lui lança Gabriel ne lui échappa pas. L’archange, en flagrant délit de naïveté, se décomposa légèrement.

— Ce qu’Uriel exprime un peu maladroitement, reprit Gabriel à sa place, c’est que votre minutie et vos conseils nous ont permis de choisir les meilleurs dispositifs possibles. Nous comptions sur votre intelligence pour comprendre à quoi était destiné ce projet et nous n’avons pas été déçus.

Le souffle de Saraphiel accéléra. La voix grave de Gabriel l’embaumait, ses mots caressaient son âme de mille orgueilleuses tendresses. Naquit dans sa poitrine cette chaleur qu’il aimait, lorsqu’il avait la certitude du travail bien fait qu’il se sentait parmi les anges un être aux qualifications exceptionnelles. À cet instant, il fut son ancien lui, qui ne subissait ni cauchemars ni crise d’angoisses.

— Vous avez prouvé que vous méritiez...

L’ange frétilla.

— ... amplement votre promotion...

Son souffle se coinça dans sa gorge, sa vision se troubla. — ... au grade de Séraphin.

— Ho !

Il expira et sur son visage se traça le premier sourire sincère depuis son retour. Les archanges le bénirent et il sentit dans son dos pousser de nouvelles ailes. À lui le bureau, le secrétaire et la bouilloire ! À lui le calme serein des grandes pièces isolées ! À lui la gloire des informations de première main, la satisfaction systématique du dernier mot ! Il aurait le bonheur de côtoyer d’autres séraphins et surtout, d’être en relation régulière avec les archanges.

Il posa sur Gabriel un regard enamouré. Lorsqu’il quitta la réunion, chacun d’eux lui serra la main pour le féliciter. Cette main, il la garda longtemps levée devant lui, pour en préserver le contacte chaud qui y vivait encore.

Dans son nouveau bureau si calme, si grand, si entièrement à lui, Saraphiel commença par se faire bouillir un litre d’infusion. Il planait haut sur son petit nuage et la délicate tendresse de cette émotion dura plusieurs heures. Puis il se mit à redescendre.

À la manière d’un voile opaque que l’on retire doucement de sur l’esprit, la réalité le rattrapa. Il sursauta comme au sortir d’un rêve et pris conscience des implications de la réunion. On allait envoyer des âmes aux Enfers. Avec cette pensée revinrent les images. Il les reçut comme une gifle. Dans un coin du bureau, une main sur la poitrine, il se recroquevilla le souffle court et attendit, avec l’impression de mourir, que la crise passe.

La pièce était grande et lumineuse. Il avait son propre canapé, sa bibliothèque, une démesure élégante qui ressemblait à son propriétaire.

Le séraphin nouvellement nommé avait longuement hésité avant de se décider à venir toquer à la porte du bureau de Gabriel. Il était très loin de ses habitudes de questionner sa hiérarchie et s’il s’y était résigné, c’était moins grâce à sa promotion toute fraîche qu’à la conviction d’urgence qu’engendrait la situation. Saraphiel devait protéger ses âmes, Saraphiel devait protéger les intérêts du Paradis en empêchant les archanges de commettre une grosse erreur.

— Que voulez-vous, Saraphiel.

Gabriel leva les yeux de sa pile de dossiers. Machinalement, Saraphiel referma la porte derrière lui et se tint roide, les mains nouées, le front suant.

— J’aurais aimé revenir sur quelques points soulevés au cours de la réunion.

L’archange posa sa plume et croisa les bras, attentif.

— Voilà, repris Saraphiel, je crains que l’ouverture d’un département destiné aux âmes risque d’être... de manquer... de ne pas.... il avala sa salive, de ne pas être effectif.

— Tiens donc.

— Loin de moi l’idée de questionner les décisions, s’empressa-t-il de préciser, mais il serait très malvenu pour le Paradis de traumatiser ses propres âmes.

— Pourquoi voudriez-vous que nous les traumatisions ?

— Pas vous ! Les Enfers. Les soumettre à des tortures...

— Vous savez, Saraphiel, que ces décisions ont été mûrement discutées et réfléchies ? l’interrompit Gabriel.

Sa gorge délicate métamorphosait les mots en stalagmites. Elles s’abattaient depuis ses lèvres, méthodiquement, avec une précision effroyable.

— Que pensez-vous qu’il adviendrait si nous laissions se propager le vent de péché qui se distille actuellement parmi les âmes ?

— Le Paradis en souffrirait aussi, mais il doit exister une autre solution...

— Saraphiel... Vous avez dit vous-même ne pas vouloir questionner les décisions, et que faites-vous ?

Gabriel n’avait pas émis un souffle, pourtant l’atmosphère de la pièce s’était assombrie inexorablement. Du fond de sa voix Saraphiel percevait la menace en éveil, comme un carnassier qui sent l’odeur d’une proie. S’il avait encore été un ange, Saraphiel aurait battu en retraite. Mais la terreur que lui inspiraient les Enfers le poussa vers une dangereuse limite :

— Quand bien même la salle serait la seule solution, Samigina pourrait avoir raison...

— Samigina ?

— Lucifer.

La lumière faiblit encore autour de lui. Le mobilier fut agité d’un spasme, les cheveux d’or fin de Gabriel se soulevèrent lentement.

— Lucifer ? articula l’archange d’un ton sépulcral.

Saraphiel tint bon :

— Il affirme que le règlement que vous souhaitez lui faire appliquer entre en contradiction avec...

Gabriel s’éleva comme un tourment et la tempête s’abattit.

— Lucifer est un démon, un banni. Que son nom soit invoqué pour s’opposer à nos désirs, Saraphiel ! Êtes-vous un traitre ? A-t-il disloqué votre bon sens ?

— Non, je...

— Si vous avez avec lui un accord, c’est qu’il est parvenu à manipuler votre raison et faire de vous l’un de ses suiveurs. Que dois-je en conclure ?

Les livres giclèrent, les dossiers dégorgèrent leurs feuillets coupants, les meubles s’embarquèrent dans une danse erratique. Le Séraphin plissa les yeux, giflé par les bordées, les mots de Gabriel tremblaient, basses profondes, violentes envolées et Saraphiel résista à la brutalité du noir qui l’engloutissait entre deux hurlements de rafales. Il cria pour s’entendre.

— Je vous demande pardon ! Je voulais seulement...

— Rien. Vous ne vouliez rien d’autre que répandre sa parole déliquescente et...

— Je vous jure que je...

— NE JUREZ PAS. NE M’INTERROMPEZ PAS.

Saraphiel se recroquevilla, les membres arrachés par le cyclone. La tempête tomba aussi brusquement qu’elle avait commencé. Dans un fracas, meubles et objets s’écrasèrent au sol et la lumière revint.

Le Séraphin osa relever la tête. Il tremblait, la poitrine agitée de battements erratiques.

— Ne vous laissez pas avoir, dit Gabriel.

Sa voix avait retrouvé son calme froid, mais abordait à présent un début de chaleur pâle.

Une vague substance de miel. Un peu de sucre sur l’amertume. Saraphiel fut parcouru d’un frisson incontrôlable.

— Faites-nous confiance, poursuivit l’archange, nous savons ce qui est bon pour le Bien. Et vous, Saraphiel, êtes notre meilleur élément. Ne gâchez pas votre potentiel en doutant des méthodes qui ont largement fait leurs preuves.

Cette fois le Séraphin ne tenta pas d’argumenter. Il opina docilement, instinctivement, étouffé de gêne et assommé par le choc.

Plus tard, revenu au calme de son grand bureau, il put amener un peu de clarté sur ses émotions. Son esprit peinait à réaliser ce qu’il venait de vivre, la confusion qui y régnait. Quelque chose en lui s’alarmait d’avoir eu si peur. Il ne pouvait empêcher un parallèle terrible de se faire lorsqu’il repensait à la façon dont Samigina traitait ses employés. Aurait-il réagi avec autant de violence si l’un d’entre avait remis quoi que ce soit en question ? Et la bienveillance des archanges n’était-elle destinée qu’à éclater à la moindre contradiction ? Il avait l’intuition troublante que Gabriel manipulait bien plus sa raison que Samigina ne l’avait fait.

Gabriel pouvait-il agir comme Lucifer ? Saraphiel butait. Les employés du Paradis devaient être doux. Attentifs. Patient. Ils n’étaient pas censés envoyer des âmes se faire torturer aux Enfers et créer des cyclones de fureur lorsqu’on le leur faisait remarquer. Ils n’étaient pas censés savoir qu’on brutalisait plus de la moitié de l’humanité à quelques minutes en ascenseur et laisser faire. C’était hypocrite. Ça n’avait pas de sens.

Et si cela en avait un, alors il était terrible.

L’épuisement s’abattit sur Saraphiel. En se confinant dans le rayon douceâtre qui tombait depuis son plafond de verre, il sentit avec acuité une chose soudaine le traverser, surprenante, féroce.

Un désespoir mêlé de colère.

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