Dehors, le soleil plein de générosité réchauffait tous ses admirateurs. Le jeune homme se rappela être l’un de ses plus fervents. Il étouffait en vérité. L’abus de nourriture quand on suit un régime frugal ne reste pas sans conséquence, réalisa-t-il. Aussi, les dictâtes de sa croyance lui imposèrent un rapide retour aux normes.
L’office de la messe tout juste débuté ne se terminerait pas avant deux bonnes heures. En route pour le monastère, il se souvint d’un endroit discret, bien tempéré. Sur la toiture d’une bâtisse, encore à l’ombre à cette heure-ci qui conviendrait pour effectuer une pause bien méritée après une matinée si chargée.
Après une rapide ascension, juste avant de franchir la dernière trappe, il se sentait de plus en plus étrange. Un état maladif s’empara de lui, pas de fatigue, son cœur s’emballait au rythme du rappel des troupes des légions fuyantes d'Alésia. Il arriva en haut de l’édifice et, quand il voulut s’installer à sa place habituelle, un malaise l’envahit.
Sa tête se mit à tourner, son équilibre lui fit défaut et il se décala d’un pas vers le rebord du toit. Son regard plongea dans le vide comme dans un de ces rêves absurdes où l’on se retrouve projeté dans une chute infinie.
Il se reprit au dernier moment et fit volte-face.
C’est à cet instant qu’il remarqua la présence du moine qui semblait l’observer juste derrière lui. Enfin, un religieux, pas tout à fait, Acelin pressentait qu’il lui manquait quelque chose. Il était vêtu d’une grande robe sombre avec une capuche ample qui lui couvrait la tête, et dissimulait son visage.
L’individu toussota et parut deviner ses pensées.
— HUM DÉSOLÉ, C’EST LA FAUX, JE L’AI DÉPOSÉ CHEZ LE FORGERON POUR LA FAIRE AIGUISER AVANT DE LES RÉCUPÉRER TOUS LES DEUX, AU RETOUR.
Acelin avait l’esprit de plus en plus confus et cette nouvelle présence n’arrangeait en rien ses réflexions.
Que faisait un moine sur le toit ?
Il pressentit avoir omis un détail important. Pour se rassurer, il commença à grignoter sa miche de pain ou plutôt le colis d’Eddo, qu’il prenait pour la tourte de Radulf.
Le jeune homme tenta une approche.
— Je peux vous aider ?
— NON FAIT COMME SI JE N’ÉTAIS PAS LÀ, J’ATTENDAIS JUSTE QUE TU DESCENDES.
Le garçon oscilla de la tête, et arracha un bout de l’emballage du paquet pour l’amener à sa bouche.
— Hum très bien.
Il réalisa ensuite un pas de côté. Un simple pas, avant de disparaître à travers la toiture. Ce qui n’étonna guère Acelin. Le maître-charpentier, aux orientations entre ciel et terre, ou vers les jeunes mâles, avait terminé l’ouvrage le mois dernier. Il était assisté d’un nouvel apprenti, ce qui avait fait courir des rumeurs concernant la qualité de son travail, au vu de son manque de concentration.
Le résultat, lui, dépita le moine.
— MAIS NON PAS PAR LÀ !
Il s’écrasa l’étage d’en dessous, sur des sacs de farine entreposés dans le grenier, oubliés depuis fort longtemps à l’époque où la bâtisse abritait une boulangerie au rez-de-chaussée.
Le vagabond émit un râle de protestation.
— Je fais ce que je peux !
Avant de se redresser en s’appuyant sur ses coudes. Il entendit alors un bruit qui lui rappela sans équivoque celui d’un plancher qui craque. Plancher qui devait dater de l’ère mérovingienne et qui avait tenu son rôle jusqu’à la visite inattendue de ce dernier.
Ce qui demeure tout de même un exploit qu’il est juste de souligner.
Le résultat, lui, fut identique au premier. Acelin dégringola un second étage accompagné, cette fois-ci, des sacs de farines jusqu’au niveau suivant, qui, lui, robuste tel Atlas, résista impassible devant un tel concours de circonstances.
Un nuage blanc très dense s’était formé pour signaler son arrivée. Le jeune vagabond toussa, et se redressa, bien décidé à utiliser les escaliers pour terminer sa course. Un cri de femme, l’un de ceux qui ont ce talent de vous déchirer les tympans, le fit sursauter avant de se tourner dans sa direction. Il distingua alors une dame nue dans un bac à eau, qui le désignait d’un doigt accusateur en hurlant à pleins poumons.
— AU VIOLEUR !
La déclaration était fort exagérée, bien sûr, et, si elle avait pu reconnaître Acelin sous ce couvert de farine, elle aurait très vite convenu à un malentendu. Cependant le plafond, lui, était bien pourvu d’un trou énorme, apparition plus compliquée à expliquer.
Acelin comprit d’instinct qu’il était temps de prendre congé et fila par la première porte, le colis qu’il confondait avec sa miche de pain, toujours sous le bras. Il dévala les escaliers et courut sans s’arrêter, continua une fois dehors jusqu’au premier coin de rue, avant de s’adosser contre un mur. Satisfait de s’en être tiré, lui, et sa dignité.
La population à cette heure-ci se trouvait à l’église, ce qui lui évita de nombreux problèmes. Il souffla de bon cœur et se réconforta dans un geste qui lui rappelait son paisible quotidien. C’est-à-dire en persistant à grignoter son colis. Le goût, il le sentait bien, en était altéré, mais depuis combien de temps cette farine était-elle entreposée dans ce grenier, pensa-t-il en soupirant.
Il prit ensuite la direction de l’église.
La perception de ses sens devenait de plus en plus abstraite. Il voulait bien l’admettre, quelque chose ne tournait pas rond dans le village. Cependant son côté rationnel tentait de garder le contrôle, pour éviter s’imaginer que cela provenait de lui, même s’il observait le clocher de la paroisse se courbait pour brouter l’arbre le plus proche. Il évoluait dans un décor incohérent. Au moment d’arriver sur le parvis, une nouvelle angoisse s’empara de lui.
Le vagabond se tourna fébrile.
La tête au fond des épaules, comme si le regard du malheur venait de se poser sur lui, il découvrit une silhouette accoutrée d’une faux menaçante, qui s’avançait dans sa direction.
Elle ne marchait pas, mais paraissait glisser sur le sol.
À sa grande surprise, il sembla avaler quelque chose de conséquent dans la miche de pain et une pensée lui traversa l’esprit « pourquoi Radulf mettait-il des fèves dans ses miches ? ». Avant de retrouver la raison, pour céder sans plus s’interroger à la panique et se précipiter dans l’édifice religieux, après avoir écarté avec force les deux battants.
Il éructa tel un possédé.
— UNE ATTAQUE !
Les deux bras dressés au ciel pour donner plus d’intensité.
— LE VILLAGE EST ATTAQUÉ, LE VILLAGE EST ATTAQUÉ !
À l’intérieur, la communauté léthargique des croyants remplissait les deux côtés de la nef.
Tous les visages se tournèrent vers lui.
Il y eut un instant de flottement, bref, très bref, mais perceptible.
Ensuite, Acelin comprit pourquoi on lui avait toujours expliqué qu’il ne fallait jamais au grand jamais crier dans une église.
Une fois ses paroles assimilées, la population se leva de manière spontanée, comme un seul homme, et se rua vers la sortie. Il fut projeté au sol sans la moindre attention, et piétiné par la foule devenue d’un coup hystérique à l’évocation du danger. On entendit les plaintes des femmes, les râles des maris et le bruit des coups agrémentés d’insultes dont la teneur et l’indécence ne permettent pas qu’on les retranscrive ici.
Le silence revint aussitôt la populace sortie de l’église.
La première pensée d’Acelin toujours allongé sur le dos fut de tâter le terrain autour de lui. Aidé de sa main gauche, il se saisit du colis, qu’il continuait de confondre avec le pain d’Étiennette !
Une fois récupéré, il se redressa, d’abord en s’appuyant sur un coude, puis totalement pour adopter une posture, à la verticale. L’édifice religieux avait retrouvé son calme plus coutumier, et à part une coiffe de femme et une chausse d’homme, il ne restait plus rien ni personne. Ou presque, sortant d’un coin d’ombre, une silhouette encapuchonnée munie d’une faux l’observait.
Le vagabond tentait de se persuader que tout allait bien, malgré le fait que les bancs de l’église montaient sur des échasses et que les murs ondulés au rythme de sa respiration. Puis un souvenir en forme de nuage noir lui revint à l’esprit.
— Hey, mais je vous reconnais vous !
L’inconnu glissa sur le sol pour se rapprocher de lui.
— AH ENFIN !
— Vous êtes le moine croisé sur le toit tout à l’heure.
Le jeune homme ne pouvait pas distinguer le visage de l’individu, mais devina tout de même une grande déception. La voix de ce dernier devint encore plus grave et plus profonde.
— BON, JE VAIS ÊTRE BREF ACELIN, TU M’AS DÉJÀ FAIT ASSEZ PERDRE DE TEMPS.
Il sortit de sa manche le pot de marmelade de Labiche.
C’est à ce moment qu’Acelin se rendit compte que sa main ne comportait ni peau, ni muscles, ni chair. Il déglutit et finit par se dire que ce n’était pas plus impressionnant qu’un clocher qui broute un arbre.
— La confiture de Labiche ?
— EXACT, MAIS CE N’EST PAS DE LA CONFITURE, D’AILLEURS, SI TU REGARDES BIEN CE QUI EST INSCRIT SUR LE COUVERCLE.
Il protesta.
— Euh oui « Bella... », mais on peut pas tout lire !
— BELLADONE, C’EST UN PUISSANT ALCALOÏDE, HALLUCINOGÈNE QUI A FORTE DOSE SE TRANSFORME EN POISON. JE CONNAIS CELLE QUI PRÉPARE CES « CONFITURES » ELLE MAÎTRISE SON ART AVEC TALENT. UNE AMOUREUSE DU TRAVAIL BIEN FAIT. ELLE M’ENVOIE SOUVENT DES CLIENTS, ET, AVEC LA QUANTITÉ QUE TU AS INGURGITÉ, JE TE GARANTIS QUE TU N’EN AS PLUS POUR TRÈS LONGTEMPS.
Il insista bien sûr l’inéluctabilité de sa position.
— CELA NE VA PAS DURER, ACELIN.
Le jeune homme le regarda un moment perplexe.
— Je ne voudrais pas vous décevoir, mais, la remarque « ça ne va pas durer » se vérifie en premier lieu quand, tout va bien. Là, je suis désolé de vous contrarier, mais je serais en peine de dire que ce soit mon cas.
Le moine parut d’un coup s’agacer.
— NE DEVIENT PAS INSOLENT, JE TE CONNAIS BIEN. TU ES UN INCULTE QUI PENSE QUE LA MATIÈRE EST UNE PROLONGATION DU VIDE ET QU’IL Y A AUTANT D’ÉNERGIE DANS LE NÉANT QUI NOUS ENTOURE QU’À L’INTÉRIEUR DE CELLE-CI.
Avant de conclure sur un ton des plus lugubre.
— LES GENS COMME TOI SERAIENT UN JOUR CAPABLES DE REMETTRE EN QUESTION MA PROPRE EXISTENCE !
Le jeune adolescent ne put s’empêcher d’apparaître ému par se résumé.
— Je suis impressionné, vous avez réussi à trouver les mots sur ce que j’imaginais sans pouvoir le formuler.
Avant d’aller plus loin, je tiens à apporter un petit éclairage en ce qui concerne la réaction détendue, voir désinvolte d’Acelin à l’égard de son illustre interlocuteur. Il ne s’agit ici, ni de bravoure ou d’un relent de courage, dont il ignore lui-même l’existence. Mais plutôt d’une forme d’insouciance propagée par la belladone, et, pour choisir des termes plus appropriés, il était défoncé.
— D’AILLEURS, TON AMI LABICHE S’EST MONTRÉ PLUS COMPRÉHENSIF, IL EST MONTÉ SUR LA MURAILLE DU VILLAGE ET C’EST PRIS POUR UN PAPILLON.
Acelin grimaça.
— C’est affreux.
— QUOI DONC, LES PAPILLONS ?
— Non, laissez tomber.
— C’EST CE QUE J’AI FAIT.
Le vagabond continuait à grignoter son colis et se dirigea vers la sortie, la Mort le suivait à ses côtés en glissant sur le sol.
— Mais vous savez, de vous à moi, Labiche, il n’a jamais eu les pieds sur terre.
— JE TE LE CONCÈDE.
Acelin réfléchissait en marchant.
— En fait, vous me faites comprendre que, si j’aperçois plein de trucs bizarres c’est à cause des alcazoïdes ?
— OUI.
Ils sortirent tous les deux par la grande porte qui donnait sur la place du village, où une assemblée inhabituelle avait lieu.
— Ne prenez pas la question pour une offense, mais si je peux vous distinguer vous aussi, c’est dû aux mêmes effets ?
— NON, MOI, JE VIENS QUAND ON M’INVOQUE.
Acelin qui n’avait fait appel à personne, se sentit plus soulagé, mais préféra ne pas le mentionner pour éviter de le contrarier.
"pour choisir des termes plus appropriés, il était défoncé.", j'adore hahaha
Pauvre Acelin...Mais en même temps ses mésaventures sont tellement absurdes que c'est hilarant !
Désormais, je ferai attention aux ingrédients de ma confiture...
Bref, comme d'hab, hâte de lire la suite :)
J'aime beaucoup l'orientation que prend cette histoire. Il y a dans cet Ankou quelque chose des Annales du Disque Monde, je ne sais si c'est fortuit, en tout cas le personnage est savoureux. Les dialogues de ce chapitre sont très agréable, ça me rappelle aussi quelque chose du Sens de la vie des Monty Python dans cette nonchalance face à la Faucheuse (ok ici la Belladone aide).
En tout cas je ne sais pas où on va dans cette histoire, mais ça donne envie d'y aller, quitte à passer par l'au delà.
J'ai par contre croisé la route de quelques fautes, je te l'ai note ici pour que tu les étudies à l'occasion :
"des troupes des légions fuyantes Alésia" => "d'Alésia", non?
"Le vagabon émit" => un "d" vous manque et tout est dépeuplé
"ému par se résumer." => ce résumé
A la prochaine!
J'avoue ne jamais en avoir entendu parler sous forme de confiture, mais il n'est pas impossible que certaines amoureuses du travail bien fait l'aient utilisé de cette manière.
Oui Terry Pratchette et Monty Python ont bercé mon adolescence, on va dire, alors il est fort probable que leurs influences soient toujours présentes.
Merci pour les trois fautes, je les corrige tout de suite, je suis heureux que l'histoire continue à te distraire, et te souhaite bonne lecture, la suite n’est pas mal non plus, enfin, dans le même jus.
La tournure de phrase est peut etre un peu lourde, non ?
"Le résultat, lui, déplut au moine. "
Je trouve que cest un peu plus agréable à lire ainsi mais cest une question de gout et d'habitude.
Je n'avais pas compris du premier coup, j'ai du refaire une seconde l'ecture. les dialogues sont plein d'humour toutefois, tu dois un peu plus les travailler. car parfois je ne savais pas qui parlait. En tout cas c'est vraiment interessant... on a envie de poursuivre.
Merci en tout cas ravi que ça te plaise.