Chapitre VI

Point de vue : elle

Les ambulanciers sortent les cadavres des voitures. Ils rangent les dépouilles dans des sacs mortuaires en faisant attention pour que la police puisse prendre des photos et relever les identités. Les agents notent les dépositions et poursuivent les procédures légales. Les témoins doivent rester à disposition de la police. La dépanneuse arrive et emporte les carcasses de voiture. Andrew propose de raccompagner les rescapés. Ils montent dans la voiture. Andrew se frotte la nuque de sa main droite. Il est mal à l'aise, avec ces inconnus. Il faut d'abord ramener la petite chez ses parents. La police a trouvé leur numéro de téléphone dans les papiers du grand-père. On les a appelés pour leur annoncer. Ils ont donné leur adresse. Une heure et demie se passe avant d'arriver chez eux. On leur explique plus en détail ce qui s'est passé. C'est dur pour tout le monde. On boit un café, on remercie. On échange nos numéros parce qu'on ne sait jamais.

Ils reprennent la route tous les trois. Ils ne se parlent pas beaucoup. La mère lui indique le chemin. Ce sont les seuls mots qu'ils échangent. Derrière ses lunettes, ses yeux se sont fermés. Il est épuisé, après tout ce qui s'est passé. On se sourit de temps en temps, avec ce genre de sourire nerveux qu'on fait parce qu'on ne sait pas quoi faire d'autre.

De nombreux kilomètres ont été parcourus avant d'arriver à destination. Il est déjà tard. Elle propose à Andrew de rester manger. Il accepte. Il est fatigué de cette lourde journée. Quand elle ouvre la porte d'entrée, elle l'annonce à son mari. Elle ne le prend pas dans ses bras, lui ne la prend pas non plus. Comme si quelque chose les tenait éloignés l'un de l'autre. On dirait presque que cette annonce ne leur procure aucune émotion. Andrew emmène le petit dans sa chambre, pour ne pas qu'il les entende. Il joue avec lui pour tenter de leur changer les idées à tous les deux. Après tout, les parents ont perdu un fils et le petit a perdu un frère.

Ils les observent par la porte entrouverte. Ils sourient, comme si ça leur faisait plaisir. Malgré la douleur qui les prend aux tripes. Malgré la souffrance qu'ils endurent. Malgré la peine qui les noient. Andrew n'a pas été dans l'accident mais c'est comme s'il l'avait vécu. Comme s'il avait perdu ses proches avec eux, comme s'il était mort avec eux.

Ce qui s'est passé aujourd'hui l'a changé. Vraiment changé. Il n'est plus celui que j'ai connu jusqu'ici. Il n'est plus le Andrew que j'ai vu naître dix neuf ans auparavant. Je crois qu'il a réalisé quelque chose et que ce quelque chose l'a profondément touché. Qu'aujourd'hui, Andrew est un autre. Quelque chose a grandi trop vite quelque part en lui.

Il s'est rendu compte tout à l'heure qu'un proche qui s'éteint, c'est un morceau de soi qui meurt. Un morceau de soi qui se consume à petit feu. C'est un bout de soi qui s'égare, un bout de soi qui se perd dans le fin fond de l'Univers. Ce qu'il ne sait pas, c'est que c'est aussi un bout de lui dont je me nourris pour survivre.

Il ne sait pas tout à fait qui je suis mais il est sur la bonne voie. Il se pose trop de questions, beaucoup trop à ce stade. Enfin, à mon goût. Mais, après tout, c'est normal. Les humains se posent beaucoup trop de questions. Je lui ai pourtant montré différentes facettes de moi. Il y a toutes celles par lesquelles les humains me définissent : ces corps inertes et immobiles et toutes les allégories qui vont avec. La faucheuse, les crânes et je ne sais trop quoi d'autre. Et il y a celle que je suis vraiment. Une femme toute sale aux habits noirs et déchirés.

Il me semble que mes bocaux de poudre l'ont désorienté. En fait, j'utilise la noire pour une mort naturelle comme la vieillesse, un dysfonctionnement de santé ou bien la maladie. Si elle est de longue durée, il me suffit d'en appliquer tous les jours, en plus ou moins grand quantité selon la douleur que je veux transmettre. Je me sers de la bleue glacial pour l'effroi. Plus le bleu est froid, plus la peur se rapproche de la terreur. Ensuite, la orange quand c'est un accident matériel. C'est bien plus difficile à gérer. Il faut en étaler sur toutes les personnes, objets et lieux et ça prend du temps de planifier. Je me sers de la grise foncée pour un suicide à la corde et la plus claire quand c'est par balle. Quand c'est un meurtre, je prends ma poudre rouge, plus ou moins forte en intensité selon la façon de faire de l'assassin. Il faut parfois faire des mélanges avec d'autres couleurs si il y a utilisation de produits toxiques ou illicites. Parfois, il y a plusieurs causes pour un même décès. Là, je mets les différentes poudres dans le creux de ma main, sans les confondre, et je souffle pour les disperser où il y en a besoin.

J'ai laissé quelques bribes de visions dans l'esprit d'Andrew pour qu'il puisse faire le lien entre ce qu'il s'est déjà passé et ce qui se passera plus tard. Il devra faire le lien entre les décès que je lui partage. Ce n'est pas une chose facile à comprendre, ni à demander d'ailleurs. Parce que pour vous, les humains, ça vous paraît être totalement dépourvu de réalité, voire d'être tout droit sorti d'un livre fantastique. Si ce n'est de l'imagination.

Quand la Précédente est venue vers moi, le choix de la transformation n'a pas été non plus des plus évidents. Il laisse même un goût plutôt âpre avec le temps. Quand tu y réfléchis, tu en viens à te demander pourquoi tu l'as fait. Et plus tu y penses, plus ça envahit ton esprit. Tu essaies tant bien que mal de te souvenir à quel point tu étais au fond du trou pour accepter. Tu te dis que ça devait être le seul moyen d'en sortir. Mais si au final, il y en avait sûrement d'autres.

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H.Monthéraut
Posté le 07/02/2022
Bonjour :)

La réaction des parents est vraiment étrange. C'est cohérent avec le chapitre précédent.

L'explication avec les poudres de couleurs est très originale ! Une drôle de façon de donner la mort.

Le dernier paragraphe me paraît important. Ça donne un côté humain à la Mort. Je ne sais pas si tu abordes sa vie d'avant, un peu de suspens du coup.

Mais si au final, il y en avait sûrement d'autres. --》même  ?
InTheKiosk
Posté le 17/02/2022
Bonjour, ravie de te revoir ;)
Oui, disons qu'il y a de la cohérence dans l'incohérence (ça fait partie de ma liste des choses à modifier).
Merciii. Je voulais donner ce côté humain à la Mort, donc je suis contente de savoir que ça marche, d'autant plus s'il y a du suspens (mais disons qu'il est possible que sa vie antérieure soit abordée dans la suite).
Oui, effectivement cette phrase n'a pas réellement de sens dans ce contexte (merci pour la remarque).
Merci beaucoup !
Baladine
Posté le 06/02/2022
Hello !
Voilà je te fais un autre genre de commentaire parce que stylistiquement et techniquement je ne vois rien à dire pour ce soir.
Ce chapitre m'a fait penser à deux choses.
D'abord, c'est un conte qu'on trouve chez Grimm, qui s'appelle La Mort pour Parrain, peut-être que tu connais, peut-être pas. Si non, attrape, ça pourrait rajouter de l'eau à ton moulin, ou non, m'enfin moi je pense à ça. Tu le trouveras sur le web.
La deuxième chose, c'est quand la mort dit (je cite de mémoire), quand un proche meurt, une partie de toi meurt aussi. Je pense au contre-proverbe hébreux qui dit : "par leur mort, ils nous lèguent la vie".
A bientôt pour d'autres lectures, pensées, réflexions dans ou hors sujet,
Claire
InTheKiosk
Posté le 17/02/2022
Hello ;)
Merci beaucoup pour tes compliments (tu m'en vois ravie) !
Alors, je ne connais pas du tout (fin je sais qui sont les Grimm mais pas le conte). Je vais aller jeter un coup, ça peut effectivement rajouter du relief. Merci pour le conseil.
Je ne connaissais pas ce proverbe, mais il donne à réfléchir. Par conséquent, je vais le faire (ça peut être intéressant pour développer et étoffer ce passage).
Merci beaucoup ! J'aime beaucoup ces pistes de réflexions !
Edouard PArle
Posté le 16/01/2022
Coucou !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, les conséquences de l'accident avec les proches désorientés qui ne savent pas trop ce qu'il faut faire sonnait juste. Encore une fois, j'aime beaucoup ce point de vue de la mort. On en apprend plus sur sa façon de faire.
Je commence à deviner sous ses airs impitoyables de sentiments humains enfouis. La fin du chapitre semble le confirmer.
D'ailleurs, la chute fonctionne très bien, on aurait presque pitié d'"elle" malgré l'atroce de ses actions.
Quelques remarques :
"en faisant attention pour que la police" -> en prenant à garde ce que la police ? (je trouve la tournure plus jolie)
"De nombreux kilomètres ont été parcourus" -> sont parcourus ? (pour rester au passé composé)
Un plaisir,
A très bientôt !
InTheKiosk
Posté le 17/01/2022
Coucou !
Merci beaucoup (pour tous les compliments) ! J'admets avoir bien apprécié écrire ce point de vue (donc ça me fait vraiment plaisir qu'il fonctionne).
Merci aussi pour tes remarques, je suis tout à fait d'accord (je les garde au chaud pour la réécriture).
A très vite !
Niels
Posté le 12/01/2022
Bonjour !

C'est un chapitre intéressant, on sent vraiment le poids de la Mort ici, déjà parce que c'est son point de vue, et parce qu'elle décrit ce qui s'apparente aux prémices du deuil. En ce qui concerne les bocaux de la Mort, je t'avoue que, comme Andrew, j'ai été un peu désorienté ! L'idée d'avoir différentes couleurs selon la cause du décès est excellente, mais le paragraphe explicatif est un peu difficile à digérer. Mais je pense que c'est justifié, après tout, c'est cohérent avec le caractère de notre sympathique Faucheuse !

Je poursuis ! :D
InTheKiosk
Posté le 13/01/2022
Bonjour !
Merci beaucoup, ça me fait vraiment plaisir !
Je suis heureuse que l'idée des bocaux te plaise...je vais essayer de ce paragraphe rendre un peu plus digeste pour le lecteur tout en gardant ce caractère si sympathique :)
Merci beaucoup (je suis contente de voir que tu es motivée à lire la suite :)
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