Chapitre VII – Hôpital et charité

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

Le lendemain, une odeur de brûlé tire Valère de son lit. Il s’enfuit de sa chambre avec fracas, sans se changer, dévale les marches quatre à quatre… Le rez‑de‑chaussée, qui baigne d’habitude dans une pestilence de tabac froid, dégage désormais des relents inquiétants. Valère écarte le rideau de perles qui sépare le vestibule du séjour. Ce bric‑à‑brac, c’est l’antre de sa tante. Un nuage gris gonfle dans la cheminée suspendue, les dimensions de la pièce comme rétrécies par la fumée âcre et épaisse.

Et le corps de Céleste repose à même le plancher.

Valère se saisit d’un couvre‑lit qu’il abat sur l’âtre. Les charbons calcinés poussent un râle d’agonie, puis une colonne de vapeur noire lui saute au visage, comme par vengeance… L’adolescent, qui tousse à s’en cracher la langue, progresse alors vers la baie vitrée qui donne sur l’arrière‑cour. Il n’y voit plus et doit retrouver la poignée à tâtons pour pousser les portes. Valère aspire l’air du dehors à pleins poumons… puis il revient chercher sa tante.

Sa légèreté le surprend ; aurait‑il grandi ? Ou est‑ce elle qui, en un an, s’est vidée de sa vitalité ? Valère la transporte telle une poupée de chiffon, manque de lui cogner la tête dans le châssis de la porte‑fenêtre, l’étale sur une chaise‑longue pour vérifier son pouls et s’en va disperser les dernières fumerolles qui volettent en cendres dans la maison.

Lorsqu’il revient à l’extérieur, sa tante émerge déjà :

« Tiens, s’étonne‑t‑elle de voir son neveu couvert de suie. Je ne me souviens pas avoir fait la sieste dans le jardin…

— Non, tu t’es évanouie au séjour, soupire Valère en époussetant son pyjama. Le feu a enfumé tout le salon, ça t’est monté à la tête…

— Je t’ai attendu très tard, se plaint‑elle. Et à cause de mon médicament, je me suis assoupie. Mais tu n’es pas passé me dire bonsoir, sinon, tu aurais éteint le foyer, et… Ah, mais tu comptes me coller ça sur le dos, c’est ça ?

— Quoi ? Je ne t’ai jamais accusée de…

— Très bien, très bien, je te pardonne. »

Son « médicament » ? L’opium, oui ! Ces temps‑ci, on n’en trouve que difficilement à Carat ; Valère croyait sa tante contrainte au sevrage. Recluse, elle a passé le plus clair de l’année passée vautrée sur le canapé ou absorbée par ses expériences alchimiques. Mais elle se plaint de surmenage et impute ses sautes d’humeur à une « maladie » indéterminable. Quelle déveine, de la voir replonger le seul soir où il choisit de s’absenter…

« Ce n’est pas la saison pour chauffer autant, tu devrais réduire le feu. Et tes doses, aussi.

— Si tu ne m’inquiétais pas autant, je n’en aurais pas besoin. Et tu sais très bien qu’il faut entretenir l’âtre vestal ! Les familles de mages qui le laissent s’éteindre durant la nuit s’attirent toutes sortes de tragédies.

— Parce que tu nous trouves épargnés par le malheur jusque‑là ?

— Laisse ta pauvre mère là où elle est. »

Céleste se love dans la chaise longue, en s’enveloppant de son châle. Ce ton irascible trahit son ennui et sa fatigue ; Valère se permet ces petites insolences car il sait lire ses humeurs. Il n’a rien à craindre d’elle dans ces moments‑là.

« Tu te crois à l’hôtel ? Tu passes, tu repars sans dire bonjour… Je ne sais pas ce que tu fiches de tes journées, lui reproche sa tante. Ce sont ces deux voyous qui déteignent sur toi, le grand dadais et la petite grosse, là… Un fils de flic et une fille d’empoisonneurs ! Tu sais t’entourer. Enfin bon, invite‑les quand même à dîner un de ces jours… Ah, mais suis‑je sotte ! Je te fais honte.

— Les inviter ? Tu délires ? Avec tous les objets magiques qui traînent ici ?

— Ne te tracasse pas, on peut les cacher à l’étage, dans la remise… Et puis, j’ai les moyens de leur coudre la bouche.

— Quelle soirée. Ça donne envie.

— Ah, et à propos de magie, nous devons terminer notre conversation d’avant‑hier. Tu ne pratiques plus. Je sais que nous nous sommes fâchés, mais si je t’ai laissé vaquer à tes occupations un moment, c’est parce que je croyais que tu finirais par revenir réclamer mon enseignement. Visiblement tu as trop de fierté pour cela, et me voilà obligée, un an après, de remettre le sujet sur le tapis. »

Il tressaille. Valère s’imagine de nouveau enfermé avec elle, sous sa coupe… L’idée lui retourne l’estomac. Non. Jamais.

« Tantine, tu te ferais du mal pour rien, tente‑t‑il avec prudence de l’amadouer. J’ai essayé de développer mes pouvoirs pendant presque sept ans, ça n’a rien donné !

— Et si tu n’atteins pas l’Éveil, j’aurais vraiment tout fait ça pour rien. Il faut que tu développes tes propres pouvoirs, ou bien la magie du clan des Sceau mourra avec moi.

— Mais ta santé…

— Val, lorsqu’un maître déverse sa magie en son apprenti, il sacrifie une partie de son pouvoir, certes, mais bien d’autres choses encore. Depuis que j’ai commencé à te former, je dépéris. Ça ne t’est jamais venu à l’esprit que ta lenteur à apprendre y était pour quelque chose ? »

Valère, pâle, se rebiffe :

« Non. Non, c’est l’opium qui t’affaiblit, tu…

— Je n’ai pas besoin de ta pitié. Tu veux que j’aille mieux ? Atteins l’Éveil. Fais honneur au grand convent de Virgade.

— Tantine, il suffit de te sevrer ! Ni toi ni ta magie n’êtes en train de mourir !

— Et qu’en sais‑tu ? Tu as lancé un de mes sorts, dernièrement ? Je le savais, feule sa tante les yeux exorbités. Tu m’as menti, il y a un an : tu veux bel et bien devenir mage. Tu as prétendu le contraire pour me faire du mal.

— Tu sais quoi ? Peut‑être, avoue‑t‑il. Et sans regret. Tu as lâché un démon sur moi !

— Arrête de geindre, Val ! Ça fait des mois que tes bleus ont disparu. En attendant, c’est toi qui vis et moi qui meurs, pauvre hypocrite. »

Le silence règne.

« J’ai un rendez‑vous », lâche‑t‑il en se levant.

Les yeux de Céleste continuent à le fixer tandis qu’il quitte ce jardin… Il jurerait les sentir sur sa nuque. Valère remonte l’escalier et s’acquitte d’une toilette en règle. Veste boutonnée, cheveux recoiffés : vingt minutes plus tard, il pédale vers l’hôpital Canguilhem.

La barberie ferme pour inventaire, ce matin‑là ; l’occasion de répondre à l’invitation transmise par Savinien sur une feuille de calepin. L’adresse crayonnée conduit Valère sur le Mont‑Pelade, un coupe‑gorge miteux né de la Guerre du Phosphore. La politique de la terre brûlée avait fait fuir vers Carat des milliers de réfugiés… ceux‑ci avaient espéré travailler dans les mines. Mais la République avait déjà revendu en concession les terres habitables à ses propres ressortissants, tentés par l’aventure coloniale. Faute d’espace, les travailleurs diamisses s’étaient établis en périphérie sur le flanc du Mont‑Pelade, une colline aride et abrupte.

Le bidonville, de sa hauteur, juge silencieusement la ville. Trois couches de cahutes en chaux et tôles y sont superposées dans un chancelant numéro d’équilibrisme. Les ruelles au tracé anarchique, défoncées d’ornières, conduisent son vélo vers l’un des rares bâtiments en dur. La peinture rose de l’hôpital Canguilhem, cerné par la puanteur des tanneries et la mélopée des ferronniers, s’écaille sur ses linteaux secs de pourrissement.

Faute d’un nombre de chaises suffisant, plusieurs patients attendent debout, d’un air résigné. Valère préfère laisser sa bicyclette à l’intérieur, sous la bonne garde du réceptionniste. À son soulagement, on ne lui pose nulle question quant au motif de sa visite ; l’équipe soignante a d’autres chats à fouetter. La femme secourue à l’intérieur des manufactures est déjà sortie, mais Alphée reste en observation au département des grands brûlés.

Valère parcourt des corridors carrelés et stériles, une plante en pot dans les mains. Il l’a achetée sur la route mais craint de paraître ridicule.

« Surtout, n’offre rien de comestible, lui a pourtant recommandé Lausanne. Ces gens‑là n’aiment pas qu’on leur fasse l’aumône.

— Prend un cactus en fleur, a proposé Savinien. Blanche ou noire, sinon ils vont croire que tu viens pour une veillée funèbre. Ces Diamisses font tout à l’envers. »

Le personnel assure une irréprochable propreté ; mais l’odeur de pieds, indécrottable, témoigne d’un établissement surpeuplé. Parfois la porte d’une chambre s’entrouvre ; un docteur à peau de brique ou un infirmier aux cheveux bouclés s’en échappe, poursuivi par un cri à la limite de l’humanité. Valère compte parfois quatre malades par lit.

Cependant la cellule des grands brûlés, vaste et nue, nanifie l'unique patient qui l’occupe. Un petit sablier monté en chaîne étincèle sur sa poitrine. L’homme est réveillé ; Valère voit qu’ils sont seuls et s'en approche à petits pas. Le canif ouvragé du Diamisse, déployé comme un talisman, trône sur la table de chevet. Celle‑ci est encombrée de fioles, d’onguents mystérieux et de cadeaux des proches, aussi Valère pose la plante au bas du sommier. Un écriteau aux allures de pierre tombale, fixé sur l’avant du lit, lui apprend le nom complet de celui qu’il visite. Ensuite, seulement, ose‑t‑il le regarder en face.

Le visage d’Alphée Ménécépole est constellé de boursouflures ; des petits morceaux de chair morte et blanchâtre s'y effilochent. Ses pieds bosselés pendouillent, maintenus en l’air par des sangles accrochées au plafond. Seule une natte barbelée résiste encore sur le crâne luisant, tendue comme une branche caduque. Le feu lui a également croqué l’oreille gauche.

« Bonjour, baragouine ce qui reste d’Alphée.

— Bonjour », hoquette Valère en détournant les yeux.

C’est plus fort que lui : il revit son supplice. L’air ténébreux des manufactures s’est chargé d'un million de braises volatiles, mordillant talons, coudes, sourcils… les lèvres noircies d'Alphée lui paralysent la majeure partie du visage. Valère a bien réfléchi, avant de venir, à quelques banalités en diamarin ; mais toutes ses belles phrases se sont envolées. La pitié, c’est un aveu d’impuissance et de terreur. Ce qui gît sur ce lit ressemble à tout sauf à un être humain… Les Diamisses affublent régulièrement les Pluves du sobriquet dédaigneux de « briqueux », allusion à leur couleur de peau… Celle d'Alphée, pour le coup, s’effrite comme une sauce tomate ratée, cassante et charbonneuse. Inconscience, arrogance ! Ce n’est pas à la vie que Valère a ramené ce corps.

Pourtant les doigts paraissent intacts, et l’adolescent s’en émeut. Il a dû les protéger coûte que coûte, plus que toute autre partie de son corps. L’homme, constatant où s’attarde le regard du visiteur, les lève, l’air de dire qu’au final, il lui reste l’essentiel. Valère ose un sourire ; le patient tente de le lui rendre, mais, face à la douleur, ne peut lui offrir qu’un haussement de fossettes.

« Sûreté Riveraine, camarade », l’électrocute soudain une voix pâteuse dans son dos.

Valère se retourne et découvre une créature mafflue et râblée, aux traits mal dégrossis. Trois poireaux poilus s’épanouissent sur sa joue droite. Pire encore : elle porte un uniforme de policière !

« Inspectrice Léonie Brabant, pour t’servir, et bla‑ bla‑ bla, le raille‑t‑elle. Tu tombes bien, gamin, ça fait un bail que j’te cherche. Plein de questions. Mais t’fais pas de bile, je t’laisse tailler ta bavette avec le cendrier, là. On causera ailleurs. »

L’inspectrice sort en claquant la porte de la cellule derrière elle. Valère, tétanisé, réfléchit. Il doit partir. Maintenant. Il est sorcier, apprenti‑sorcier, certes, mais sorcier malgré tout ; si elle l’arrête… le pire pourrait arriver. Concentré sur les battements de son cœur, il tente d’échafauder un plan ; cette Brabant fait une tête de plus que lui, et a probablement des collègues cachés en renfort. N’est‑ce pas une fenêtre, dans le coin de la pièce ? S’il repère une corniche…

Mais voilà qu’Alphée lui happe le bras, surgit du lit qu’il n’a pas la force de quitter complètement :

« Par pitié, ne parle pas du μαγγάνι [1] », halète le Diamisse dans un diamarin rauque.

L’adolescent lui rend un regard stupide. Mαγγάνι ? Il connaît ce mot, oui, il l’a sur le bout de sa langue… Valère baisse les yeux vers la table de nuit ; la main libre d’Alphée, àtâtons, s’est refermée sur son canif. La tension de Valère monte, puis retombe aussitôt qu’il comprend ce qui se joue ici. Si Alphée veut le faire taire, cela signifie que lui‑même n’a rien dit à la police. Dans le cas d’une dénonciation, le CSP aurait déjà foncé au 8 rue des Camphriers pour l’embarquer, lui et sa tante. Non, c’est Valère qui, durant l’incendie, a été témoin d’un acte illégal. Si la plate‑forme montante conduisait aux combles, et si ceux‑ci étaient d’ordinaire interdits aux ouvriers…

Avec lenteur, Valère se desserre de cette étreinte et articule un vieux proverbe diamisse :

« “Ma feinte, ma faute”. »

Le blessé, soulagé, lâche son couteau et gémit de douleur ; Valère l’aide à se recaler sur l’oreiller.

« Je devrais y aller, citoyen, le salue le garçon. La camarade inspectrice est pressée, n’est‑ce pas ? Inutile de l’embêter avec ces détails insignifiants. »

L’homme le remercie d’un hochement de tête. Cette dépense d’énergie l’a vidé ; il s’endort déjà. Valère n’en tirera rien ; de toute manière, ce marché ne peut tenir que sur la base d’une tacite ignorance.

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[1] μαγγάνι – « Treuil »

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