Ils avaient juré de me dépouiller ; ils promettaient avec moi, nous faisions des serments en croix. Quand étions-nous passés de la table tournante aux courses de chevaux (quelqu'un s'est évanoui entre-temps) ? Qui le premier avait rempli mon verre —caramel avec une odeur d'ammoniac— qui le dernier l'avait renversé ? Une ribambelle de foulards de poche, un carnaval de soie. Je ne connaissais même pas tous ceux qui se sentaient concernés par la tache sur mon pantalon, pour y avoir trempé les lèvres. Mon dernier partenaire de conversation (qui se trouvait être de la famille de l'ancien directeur) n'eut pas le temps de me proposer une cigarette que je me trouvai cerné de quatre ou cinq briquets ; on ne m'avait pas dit qu'il fallait courtiser la dame d'honneur. C'était presque s'ils ne m'offraient pas un bouquet volé dans un vase (j'aurais bien voulu). Tout cela ressemblait à un rituel sacrificiel et je n'avais pas moins l'impression d'être entouré de cannibales. Il y avait pire que les cannibales. Jakob n'était pas un cannibale, il n'était pas non plus une proie. Tout ce que je proposais de faire devait l'inclure de quelque manière car ils semblaient détester ça.
«Jakob n'est pas en état de miser, quelqu’un chantait.
— Jakob est toujours en état de miser, dis-je. Le 6 ou le 4 ?
— Celui qui est moucheté c'est lequel ? questionna Jakob.
— Le 4. 6 ou 4 ? (Prends le 6).
— Milan, Milan, je ne connais rien aux paris hippiques.
— Alors prends le 6.
— Pourquoi ?
— Jakob n'est pas en état de miser, me lamentai-je, il n'arrête pas de poser des questions.
— Est-il toujours en état de poser des questions ? quelqu’un répondit.
— Faut-il le mettre en état de se taire ? suggérai-je.
— C'est toi qu'il faut faire taire, Jakob rétorqua.
— Avant quoi ? J'ai pas un kopeck, il faut bien que tu paries pour moi. Oh non... parie sur moi.»
Son regard. Il a dû croire que j'allais quitter la loge en bousculant les serveurs, que j'allais forcer le passage jusqu'aux écuries et qu'enfourchant mon destrier j'allais me placarder le 6 sur le flanc ; il a rougi, il a pâli. Il m'a tiré à l'écart de nos compères hilares. —Je n'étais pas ce genre de buveur, d'ailleurs j'avais à peine les moyens de regarder les gens boire. Non c'était la goutte de sang dans l'eau bénite, et pas celui de qui vous savez. Je devenais d'une aigreur insupportable.
«Si je prête allégeance, je veux que tu paries sur moi. Je veux être ta décision et ton mot d'ordre, je veux que tu sois ma raison exécutive, j'ai trop à sentir je ne veux plus réfléchir...
— Je ne peux pas faire ce que tu me demandes.
— Mais j'en ai besoin ? Si tu savais, j'ai besoin de croire que je fais ça pour quelque-chose.
— De quoi tu parles ?
— De la violence divine. Vous voulez vaincre la violence du péché par l'indulgence, mais même pour vous la Bible devrait être une consolation, vous détestez ce "paternalisme bienveillant" car vous n'aimez pas obéir. Vous voulez être juges et être loi, comme ce groupe de khlysts de nos villages qui préféraient se flageller que de se confesser. Il y a punition et il y a récompense, ce n'est peut-être pas l'une de vos lois mais c'est un principe de vie.
— Tu te perds, arrête, tu ne penses pas ce que tu dis.
— Je ne le pense pas ?
— Vois un peu, tu commets plusieurs erreurs : tu radicalises nos idées (que tu ne comprends pas encore) afin qu'elles nécessitent des solutions radicales. Ensuite tu compares des médecins, qui nient la vertu cathartique de la souffrance, à des gnostiques qui en font l'objet central de leur culte. Enfin, je pense que tu te crées du tourment pour la vie à te préoccuper du Salut de notre âme.
— Soit, mais que dis-tu d'Herschel ?
— Le problème d'Herschel, c'est qu'il est religieux mais pas chrétien. Toute sa folie c'est de croire qu'il doit être puni.
— Il le sera, si c'est ce qu'il lui en coûte. Pourquoi…» Je décidai de changer de sujet : «Pourquoi tu portes des verres teintés ?
— Migraines, je crains la lumière, et le bruit, je ne sors pas autant d'habitude.
— Moi non plus, je préfère les soirées closes, un verre, un livre, le voisin qui répète un air, tu sais. Mais j'aime beaucoup le matin aussi.
— Tu joues ?
— Non, malheureusement, et toi ?
— Un peu, la nuit souvent, quand je n'arrive plus à me concentrer. Je travaille sur des arrangements.
— Piano ?
— Oui, notamment, mais quand tu as déjà touché à un orgue c'est...»
Nous n'aurions pas cru que ça finirait si vite, parler de rien, parler de soi. Nous nous attendions à plus, du moins moi j'espérais davantage, peut-être un accord. Car qu'est-ce que lui appelait «un serment» ? Je n'en savais rien. Ce que je savais, c'est ce que je voulais éviter à tout prix, c'est-à-dire me retrouver seul à seul avec Stanisław Jankowski, mais je ne le découvris que lorsqu'il fit mine de venir vers nous, debout près de la balustrade qui donnait sur l'hippodrome. Ni Jakob ni moi ne portions attention à la progression de la course ; le coup de sifflet m'avait fait sursauter et je m'étais mordu la lèvre en clignant la paupière. J'en profitai pour m'excuser auprès de Jakob et partir aux toilettes.
On aurait dit que j'avais trempé le bout de ma cigarette dans une petite bassine de sang. Du volume des lavabos du club, me fis-je la réflexion en la jetant avec dépit. À y mieux voir, l'un d'entre eux ne s'était pas écoulé correctement à cause d'une dent dans un bout de papier qui bouchait un des conduits. J'avais pourtant cru être au comble de l'épouvante en rencontrant dans le miroir ma tête de paysan ; lèvre gonflée, cheveux de paille, les yeux injectés de sang … j'aurais presque aimé la lueur nacrée que reflétaient les cicatrices, comme des vergetures. J'en avais tout le long de la colonne, paraît-il.
À mon retour, Jankowski n'avait pas lâché l'affaire, et je n'avais toujours pas trouvé quoi lui raconter. Qu'est-ce que ça fait d'être à la place du mort ? (C’est à dire le directeur) ou bien : Vous avez bouché l'évier avec votre molaire. En plus subtile, je fais le coup du rire gras et de la tape amicale pour voir si ses dents ne font pas de la balançoire... J'allais me chercher un autre verre, l'autre était déjà rentré dans la légende. Le champagne, c'est comme des vitamines ?
«Eh bien, Milan Pavlovitch c'est ça ? Quand je t'ai vu pour la première fois tu ne buvais sûrement pas de ça, ça te fait quel âge dis-moi ?
— Vingt-deux.
— Oh tiens ! Je ne t'aurai jamais imaginé doyen parmi mes étudiants. Vous vous jouez des coudes avec Jakob, vous êtes les seuls majeurs cette année.
— Excusez-moi mais je crois que l'on a oublié de me mettre au courant, je suis étudiant ? Je sais que Jakob a une bourse spéciale mais...
— À moins que tu aies d'autres projets ? Il m'a semblé savoir que tu as largement dépendu de Jara ces dernières années, maintenant qu'il va à nouveau se rapprocher de l'institut quel choix cela te laisse-t-il ? Rentrer au monastère, comme lui, ou bien en apprentissage ? Auprès de ton père peut-être ?»
Je détestais ce sourire là.
«C'est une offre extraordinaire Milan, reprit-il, même pour moi, ne va pas croire que toutes mes affaires ont été blanches, on a tous besoin d'une façade. C'est ce qui a manqué à Pavlo Aleksandrovich, c'est aussi ce qui manque à tes frères et soeurs. Tu as bien vu que tout cela n'est qu'une farce pour la Société, même la mort de l'ancien directeur en est une —je ne le dis qu'à toi mais tout le monde le sait. Tu as de grandes espérances, avec nous.
— Vous ne voudriez pas connaître la nature de mes espérances, menaçai-je.
— Oh crois-moi, tel que je t'ai connu cela doit excéder tout ce que tu as jamais pu espérer.
— Stanisław Jankowski il n'est pas question que je refuse, cette soirée est aussi époustouflante que vos mœurs à tous me font l'effet d'une véritable “arme d'anéantissement”, et l'un comme l'autre : je le prends.
— Voilà qui est audacieusement dit, et pour l'entendre de ta bouche, qu'est-ce qui tu hais le plus dans “nos moeurs” ?
— Eh bien, puisque la Jurisprudence s'est amusée récemment à faire de la politique et de la médecine, pensez-vous qu'il faille toujours rechercher le moindre mal ?
— Peut-on dire que tu parles comme Stuart Mill, “le plus grand bonheur pour le plus grand nombre” ?
— Cela dépend plus de vous que de moi, je suppose.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Comment peut-on savoir si un compromis est bon ?
— En rétrospective.
— Ainsi je ne peux pas encore le prouver mais je suis convaincu que votre compromis est mauvais. Votre compromis à vous, Stanisław Jankowski, à la Société, à Herschel
— Seul Dieu le sait, Amen.»
Amen ? Qu'est-ce que cela vous dire dans la bouche d'un homme comme lui ? «Ainsi soit-il» ? Avait-il seulement la moindre idée de ce que cela faisait, enfant, de s'endormir chaque soir sous la statue de Saint-Michel ? De couiner qu'après ma mort je ne voulais pas me transformer en monstre ? J'imaginais qu'on allait déchirer ma chair morte pour extraire mon âme, qu'on allait lui faire pousser des ailes blanches et des yeux limpides, j'imaginais qu'on flottait comme on tombait, et qu'il n'était pas possible, pour qui avait vécu, d'oublier un jour comment se terminaient toutes les chutes. On m'avait seulement dit qu'ils viendraient me chercher, et je ne savais pas qui. Avant la rencontre avec le Père qui était venu à mon aide cet autre soir —c'était un envoyé celui-là— en me conduisant à Jara, je n'avais eu aucune raison de faire confiance aux religieux.
Le jour de mon baptême : les mains froides du pope, une coupure à la nuque du rasoir de mon père ; ma mère ne trouvait plus les ciseaux, elle souffrait beaucoup ce jour-ci au point où sa main tremblait en tenant mon épaule. Elle pleurait de ne pas parvenir à me coiffer. Pendant la cérémonie elle fut prise d'un délire et se mit à hurler sur moi, que j'avais «noyé un de mes frères» parce-que je devais avoir un jumeau qu'elle avait perdu en couche à deux mois. Contraints d'abréger, personne ne nous avait reconduits chez nous, elle alla s'enfermer dans sa chambre et parla des heures avec Nastia. Je fus terriblement jaloux, moi aussi j'aurais eu besoin de parler à Nastia. Au lieu de quoi j'accompagnai Ilya dans la forêt, sa mélancolie incandescente. Il testait son nouveau lance-pierre et poussait un cri de loup à chaque touche, j'enterrais tous les merles qu'il assommait. Cet après-midi j'aurais juré que je ne mangerais plus jamais de viande ; je le pensais aussi très fort quand je découvris dans l'ancien appartement d'Herschel cet affreux poster sur la découpe des bovins. Les yeux des boeufs m'avaient toujours plus dérangé que ceux des boucs, pour certaines raisons.
Si la destitution de Jara ne fut pour eux qu'une espèce de farce, je l'avais reçue avec plus de dégoût et d'effroi que s'ils avaient déposé une tête de vache égorgée dans mon lit. —C'étaient les mêmes, ils viendraient.— L'acte se voulait de la même barbarie que celle avec laquelle Jankowski m'écorchait les oreilles en mentionnant mes «frères et soeurs». Sans Jara, le ciel serait un peu plus effrayant ; si Jara était dégradé, il resterait bien peu de monde dans l’infanterie des cieux…
Banquet d'anthropophages ; Jankowski croque entre ses dents les doigts de mes gens, la tête du moine sous l'une de ces cloches d'argent, Jara sous la lame, Franz en tablier, miel, thym et fruits confis, de la langue ou des abats ? Noix de muscade, pain aux figues et baies roses, poivre de Bourbon. Le service à table, ma coupe est déjà pleine. Non, c'est mon verre, plus de bulles dans mon champagne.
Des grains de riz noir, ou bien de l'encre de sèche, Jakob apparu de nulle part se tenait à une longueur de bras de moi, avec dans une assiette une part de gratin dauphinois autrement appétissante si l'alcool ne m’avait pas donné des aigreurs. Son manteau sentait le pin enfumé, le pont et la rivière devant l'institut, rien à voir avec les parfums mêlés de lapin chasseur et de bortsch qui provenaient des cuisines. Ce regard était méchant, j'avais encore oublié Jankowski, qui avait perdu son air satisfait.
«Milan, ta lèvre, c'est bon ? dit-il d'un ton qui se voulait presque réprobateur. Tu pourras rentrer bientôt, si tu veux, Jara ne tardera plus à arriver. Herschel avait dit qu'ils ne comptaient pas s'éterniser.
— Et toi, comment comptes-tu repartir ? répliqua Jankowski, qui avait peu apprécié l'interruption.
— Je louerai une voiture.»
«Jakob, j'en profite,» dis-je pour rediriger la conversation, «il y a deux, trois sujets sur lesquels je voudrais m'entretenir avec toi.» Jankowski sortit sa montre en cristal de sa poche, et sans même prétendre en regarder le cadran inclina la tête d’un sourire contraint.
«C'est donc l'heure pour moi de vous quitter, bonne soirée mes jeunes amis.» On le vit à peine disparaître, peut-être quitta-t-il la soirée pour de bon, nous n'y fîmes pas trop attention et moi, je ne fus que trop soulagé de son départ.
«On m'a donné ça,» il parlait de son assiette, «parce-que le chef est Français. Tu en veux ?
— Non merci.» J’ai cru qu’il allait rire, moi j’avais envie de rire. «Jankowski, il me connaissait.
— Et toi non ?» Il abandonna l’assiette négligemment sur un coin de table.
«Pas si bien.
— Ah, il sait donc des choses qu'il ne devrait pas savoir.
— C'est un peu la manie de tous les gens d'ici, je me trompe ?
— Peut-être bien.
— Est-ce que tu sais qui a tué l’ancien directeur ?
— Tu n’as pas à t’en soucier, si ce n’est que ça qui te préoccupe.
— Ah, vraiment ? Si ce n’est que ça ?
— N’aurais-tu pas des problèmes plus urgents ?
— Certes.» Mon ton fut plus sec que je ne l’aurais voulu. «Si je trouve des dents partout où je vais, est-ce que c’est moi qui panique ou Jankowski qui a des bras et des mains là où il ne faut pas ?
— Je ne sais pas de quoi tu as l’air quand tu paniques.
— Tu ne sais pas ? J’ai les oreilles dressées et je crache. Ou bien projettes-toi : tu as brisé le cadre d’un portrait de famille, tu en caches les morceaux, et tu attends dans ta chambre dans le noir que ton père t’appelles derrière ta porte.
— Avec un peu de chance tu t’es coupé avec un des éclats de verre. Moi aussi petit j’avais cassé un miroir. Le miroir de poche de ma mère. Derrière il y avait la photo de mon père.» Il y eut comme un blanc sur ses lèvres ; il se pencha vers moi, il avait les dents et la cornée très blanche. «Dis-moi, Milan, pourquoi es-tu aussi religieux ? Si ce n’est pas trop personnel ?»
Je fis non de la tête.
«Ma mère, d’abord. Elle disait que la foi, c'est ton troisième parent, pour elle les parents se mettent en colère. Mais ce n'est pas tout à fait cela.
— Et Jara ?
— Il n’est ni mon père ni Dieu, après aujourd’hui. Je l’avais déjà vu pleurer, mais je ne l’avais jamais vu pourrir.
— Tu le croyais intouchable.
— Je me croyais intouchable, j’avais tort sur toute la ligne.
— Tu n’es pas un prophète, Milan. Tu n'es pas un martyr.
— Je ne t'ai encore jamais dit de m'appeler “Milochka” ? C’est mon surnom, mentai-je. Et toi, Jakob, qu’est-ce je dois penser de toi, maintenant ?»
Il haussa les épaules et leva les yeux vers le lustre au-dessus de nous, il battait des cils comme un papillon de nuit.
— Et quand l’Agneau eut ouvert le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième animal, qui disait : Viens, et vois.
Et je regardai, et je vis paraître un cheval de couleur pâle ; et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait ; et le pouvoir leur fut donné sur la quatrième partie de la terre, pour faire mourir les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre.»
Comme je ne dis rien il tenta de rediriger mon attention :
«Tu vois qu’il fallait parier pour le 6. Viens regarder la course avec moi, ça ne doit plus être les mêmes chevaux mais tant pis.
— Dis, tu ne veux pas sortir un moment ? Je n’en peux plus de toute cette fumée.
— Si tu veux.»
Dans le brouhaha ambiant, notre sortie fut observée. Jakob glissa à l’étudiant, Sergei, qu’on allait prendre l’air. Ce dernier lui donna signe d’approbation, d’un air résigné à rester, en désignant les glaçons qu’il appliquait contre sa joue dans un torchon. Je poussai la poignée des grandes portes en verre, mais au lieu de la fraîcheur nocturne escomptée je reçus un nouveau nuage de fumée dans la figure : il y avait au moins autant de fumeurs devant l’entrée que dans le salon, même le ciel couvert avait cette lueur grisâtre dans laquelle se noyaient les lumières dorées de la façade. HIPPODROME. Qui aurait cru que ce bâtiment de la taille d’un hôtel de ville pouvait abriter des pistes sableuses de la taille d’une arène romaine ? Ce n’était pas le colisée non plus, néanmoins depuis les balcons l’effet de plongée contribuait à créer un sentiment d’épic. Et les chevaux, mon dieu, les chevaux, Ilya si tu les avais vus.
Nous décidions de traverser la route éclairée par les réverbères et de marcher un peu plus loin. En passant, à notre arrivée aux courses, j’avais remarqué un parc public entourés d’arbres saupoudrés d’un voile de givre qui rendait l’environnement obscur ; ma ville de naissance avait un coeur très industrialisé et de vastes périphéries de champs et de territoires en friche ou boisés, des constructions en bois délabrées mais très peu d’espaces publics aménagés. Je n’en revenais pas de découvrir un étang gelé qui disparaissait presque sous un tapis de brume, un kiosque en bois était relié- à la terre par des chemins de ponts étroits, et moins encore quand Jakob m’apprit qu’il devait y avoir des cygnes qui dormaient blottis quelque-part. Je regrettai de ne pas les voir mais de plus près les grilles du parc étaient de toute manière solidement verrouillée —rien d’étonnant à une heure du matin passée. Tout mon visage me chauffait à cause de ma morsure et celle du froid, à cause de la fatigue je sentais que mes jambes ne demandaient qu’à trébucher.
Celui de Jakob portrait moins de tension que tout à l’heure mais il marchait du pas d’un homme qui ressassait une idée, nous faisions à peu près la même taille mais il me devançait systématiquement. Nous décidions de retourner auprès de la compagnie pour ne pas manquer l’arriver de Jara. Comme pour me distraire, il se saisit de l’occasion pour me faire le récapitulatif sur la Jurisprudence et la Donskaïa qu’il m’avait promis. Peut-être espérait-il me barber et que je lâcherai le morceau ; j’avais toujours plus de questions, peut-être aussi aimais-je jouer avec sa patience. Il finit par reprendre au commencement.
«Mon père fréquentait ce genre de clubs quand il avait plus d’argent. Pour faire court il te dira que son entreprise a fait faillite pendant la guerre comme beaucoup de ses partenaires étaient prussiens mais ce qu’il s’est passé “en vérité, en vérité je te le dis”, c’est qu’il a été saboté volontairement par un ancien ami à lui. Donc je te passe les huissiers, la maison d’Amsterdam, l’entreprise et la fortune de son père, bref. Lui il restait plutôt avec les Francs-Maçons, moi c’est là-bas que j’ai fait rencontré un professeur que je connaissais de vue de l’Université. Herr Lindt il s’appelait, psychiatre de renom, il a eu un cabinet à Graz (je ne sais pas aujourd’hui), camarade d’étude du Dr. Abraham Liebe en son temps, mais ils n’étaient pas en si bons termes si je me souviens bien. C’était il y a un an et demi peut-être, et si je dois t’admettre une chose, c’est que la société n’a pas le même visage en Allemagne et en Russie. Là-bas ils l’appellent encore “Societas Jurisprudentiae” car elle avait été fondée originellement au XVIè pendant l’effervescence du concile de Trente par des hommes de droit des tribunaux publics et ecclésiastiques pour mettre en commun leurs idées sur la théorie du droit. Pendant longtemps tu te doutes qu’on ne voyait pas de problèmes à collaborer avec profanes puisqu’il était fort entendu que toute justice se faisait dans l’absolu devant Dieu. Mais tu te doutes, à partir du XVIIIè des courants de pensée divergents ont commencé à se soulever et à se concentrer dans des communautés plus restreintes. L’institut lui-même témoigne, dans ses jeunes années, d’une volonté de préserver une théorie de la justice —plus généralement une conception de l’homme— reposant sur la foi orthodoxe par l’enseignement dans un pays “ravagé par les effluves socialistes et nihilistes de l’Occident”. Pourtant tu ne me croiras pas, mais si j’ai rencontré pas mal d’athées parmi les intellectuels qui participaient aux séminaires organisés par la Jurisprudence, ils étaient nombreux à prôner des méthodes conservatrices, délibératives, des nostalgiques. —Ou alors c’est le caractère Allemand ?— Ceux que tu vas rencontrer là, voilà à peu près le lot de révolutionnaires de l’Université de Heidelberg. Le front Allemand de la société entretenait des liens privilégiés avec l’institut par l’intermédiaire de la personne de M. l’ancien directeur et dans une mesure moins formelle par Herschel, et c’est de la dégradation de leurs rapports, ainsi que quelques autres motifs personnels qu’est né ce projet d’anéantissement, il me semble. Tu ne sais jamais comment naissent les idées et ce qu’elles font aux gens, je t’ai dit, des possédés, Herschel est un démon non ? C’est ce que j’aimerais comprendre, si tu veux, c’est ce pourquoi je suis ici. Aucune idée n’a jamais fait ça sur moi, est-ce qu’il faut qu’une idée ait une âme pour s’emparer de toi ? Et toi, “Milochka”, si ton Dieu est plus qu’une idée, qu’est-ce qu’il peut bien te dire pour que tu décides de la vie ou de la mort d’un homme ?
— Il ne dit rien, Jakob, répondis-je enfin. Il ne dit rien et c’est ce qui nous tue, et c’est pour cela que l’on accepte de mourir encore.»
Les mains de Saint-Michel au-dessus du berceau, les mains de mon frère dans l’eau ; le contact de la peau, je n’en pouvais plus, l’odeur de la chair qui fond au soleil, poussière et poudre d’os, nuit et brouillard, des hommes emportés dans la tempête, balayés, on est tous balayés là-haut ; des ailes pour ne pas chuter, des yeux pour ne pas voir. Si je n’avais pas honte, («tu n’as pas honte d’avoir noyé ton frère ?») je me serais caché le visage. Je ne voulais plus qu’il me voit, qu’il n’y ait d’hommes périssant sur la Terre ou dans les cieux et nulle part ailleurs. Il avait une façon de regarder parfois.
Il était tard et je n’avais plus envie de discuter. Je remontai mon foulard au-dessus de mon nez et pressai le pas pour soutenir l’allure de sa marche. Jakob qui ne prenait pas, d’habitude, le soucis de meubler les silences ajouta quelques commentaires sur sa première venue en ville, comment ses premières nuits à l’hôtel avant de basculer chez Franz avaient été une épreuve ; un verrou de fenêtre qui ne fermait pas avec des températures négatives, des portes de chambre qui claquaient, coupure générale de gaz en début de soirée, ce qui n’aurait pas été si grave si les autres occupants ne s’était pas attroupés en masse à l’accueil pour mugir au scandale. Si seulement sa voisine de couloir n’était pas venue tambouriner à sa porte en le priant de venir chasser le fantôme de son chat mort. À cette évocation, son badinage changea de direction ; les esprits étaient un terrain glissant. Il revint sur les manies étranges de Franz, que je connaissais pour certaines, pour les avoir observées moi-même. Notamment en cuisine où il se comportait avec la même maniaquerie qu’à une table d'auscultation ; les plaques de découpe en verre et celles en bois, l’entretien de l’évier, de l’argenterie, les trois torchons blancs alignés comme des poupées de chiffon. Respecter le sens de circulation, le tri sélectif ; composte et germes de haricots. Il sortait parfois de son armoire à pharmacie des flacons à pipette contenant des produits exotiques et dangereux, colorants de confiseries des grands magasins ; teintureries ou parfumeries. Même pour y avoir passé deux heures le jour même, je ne pouvais pas me figurer Franz remuant une sauce brune avec une longue cuillère dans cette nouvelle cuisine aux carreaux blancs ; son poêle à bois et ses rideaux brodés de babouchka. Tous ses meubles étaient d’ébène, tous ses draps, ses tapisseries, ses gamelles de cuivre, vert de gris et d’émeraude. Des cadres épais, des vitres gaufrées embuées du dehors. Il ne supportait pas les grincements, pourtant même ses pas faisaient tic-tac (et parfois tac-tic), Franz était le mécanisme d’une vieille cathédrale auquel il manquait un coeur de quartz. À observer Jakob, sa manière, lorsqu’il s’asseyait à un burreau, de se courber comme un hameçon de pêche, Celle aussi de déposer sa veste sur ses épaules dans un coup de vent, comme la queue de pie des pianistes, je pouvais l’imaginer avec un tourne-visse à la main, grattant les écrous d’une horloge en porcelaine peinte style empire. Il avait un savoir-faire pour tordre l’esprit des gens, j’avais deviné cela du moins. Tout cet or ne pouvait que l’écoeurer, il ne pouvait que mépriser ce qui était facile à aimer. Pour moi, haïr et aimer, c’était un peu la même affaire. La guerre et la paix.
Le visage de Jara m’eut dit : paix profane, j’eus choisi la guerre sainte, le choix n’en était plus un. Tous les saints se trouvaient dans des tombaux et les pêcheurs rempaient hors des murs de la Terre, c’était le monde à l’envers. Herschel ouvrit l’autre portière, c’était le monde à l’envers. Jara avait le visage putride d’un vieillard famélique, le vent soufflait sa barbe au-dessus de sa tête, comme la corde d’un pendu au sommet d’une citadelle. Herschel avait volé les yeux saphirs de la fille d’Hermania, perfide, il avait dérobé les trésors des seigneurs disparus.
J’eus besoin d’un instant pour comprendre que mes genoux avaient flanchés sur une plaque de verglas, Jakob avait glissé son coude sous le mien. D’un pas laborieux nous allions à leur rencontre, Jara venait de refuser une cigarette que lui proposait Herschel, Jakob la prit sans plus de cérémonie. Quelqu’un avait dû glisser un paquet d’allumettes dans ma poche, je ne l’avais sûrement pas acheté. J’en craquais une entre mes mains et lui tendis la mèche rousse.
«Tu fumes avec nous, Milan ?
— Plus pour ce soir, merci. Et pour l’invitation aussi.» Elle était pliée dans ma poche, je l’en sortai pour la lui tendre. «La voilà, reprends-là donc. Mais Jara, si tu veux rester un peu je peux prendre mes affaires, tu m’avais dit qu’on a des hôtes pour cette nuit ?
— Je pars avec toi, tout est arrangé. Tu vas pouvoir rencontrer le couple Andreïev qui tient l’un des internats de l’institut, ils ont des chambres pour les visiteurs. Enfin, demain peut-être tu les verras, mais je crois que lui est du genre à veiller fort tard.» Il regarda à nouveau derrière son épaule pour me laisser constater que nos valises étaient déjà sur la banquette. «Si tu es prêt ?»
Il n’y avait plus qu’à. La tension entre nous quatre me pesait —je commençais vraiment à regretter d’avoir refusé l’offre d’Herschel—, la tête me tournait déjà mais je voulus qu’elle tourne un peu plus : j’agis par provocation, vengeance, taquinerie et qui sait quoi d’autre encore, je voulais repeindre chez eux cette même perplexité que quand Jakob m’avait imaginé descendre sur la piste. L’euphorie de le prendre de court par l’absurde. Jusqu’au dernier moment j’étais décidé à chaparder la cigarette de Jakob, pourtant je pris celle de Franz, et je ne m’arrêtais pas là, je l’embrassais sur la joue comme un fils. Si mon père était meurtrier, je lui pardonnerais peut-être. Je crois qu’il pensa la même chose que moi : à quel jeu tu joues, Milan ? Ce fut la première fois que j’entendais Jakob rire, un bref instant, de ce rire nasal qui ressemblait plus à un rictus mais franc.
«Père Jaroslav, l’interpela-t-il, rentrez bien, je ne le surveillerai pas une minute de plus.
— C’est vrai, il est l’heure, Franz, Jakob.» Il inclina la tête et nous nous installions côte à côte à l’arrière de la voiture ; dès que je fus assis et que la voiture partit le sommeil me rattrapa. Quoiqu’ai-je pu dire ou penser le jour-même j’aimais voyager avec Jara. Le voir si inquiet et si heureux de me retrouver, ma poitrine se gonfla d’une douce tristesse et je me sentis une envie de pleurer. Il passa donc son bras derrière ma tête et me caressa les cheveux, un long moment, comme il avait prit l’habitude de faire après la mort de ma mère. Il calmait mes crises de larmes, quand je refusais de rentrer chez moi. C’était notre secret quand j’avais quinze ans, il plongeait une cuillère de miel dans un verre de lait chaud et lisait à voix haute pour moi son livre de chevet du moment. Ensuite, il décidait quand me raccompagner et je ne voyais pas comment le lui refuser. La nuit était toujours claire sur le chemin du retour.
Ce n’était pas à lui de me dire pardon pour elle, ce n’était pas de sa faute si elle était souffrante, si elle avait des mots blessants, c’était un accident, il n’y était pour rien. Ma blessure au crâne, il n’y était pour rien, pour tous les maux que je souffrais j’accourais vers lui pour obtenir compensation. De l’amour désintéressé, voilà ce qu’on attend d’un moine, de quel droit pouvais-je en réclamer au détriment d’un autre ? Dans toutes ces fables les petits de l’oie se donnent des coups de bec pour être le préféré, j’avais moi aussi volé la pitance d’un frère. Demain je mangerais dans l’écuelle d’un mendiant, je piocherais dans la petite monnaie des pauvres.
Pardon ma soeur, pardon mon frère, pardon ma mère, qui sont aux cieux, pardon Jara, pardon Jara, pardonne-moi, pardon mon Dieu, qui est si vrai, pardon mon père, que je cherche et tu disparais, pourquoi j’ai si peur des hommes et pourquoi des femmes ? Pourquoi des saints, des enfants si effrayants ? Ma hantise la plus sacré, tout ce qui est amené à disparaître, tout doit disparaître. Mon unique dette.
«Milan, parles-moi, qu’est-ce que je peux faire ?
— Tu ne dois rien à personne, est-ce que Lui te dit que tu as des comptes à rendre à ces gens ? Franz, je veux bien, mais comment toi Jara, tu t’es retrouvé avec autant de scrupules ? Qu’est-ce qu’on fait de ceux qui ont tué ?
— Tu n’as qu’un effort à fournir, c’est de leur demander pourquoi. Ce n’est pas à toi de les pardonner, ce n’est pas à toi de les comprendre. Leurs raisons te sont obscures, leur crime t’es odieux, tu n’as pas le droit de les détourner de Lui. Nous ne sommes que des guides pour ceux qui se sont perdus, Il entend par nos oreilles et voit par nos yeux ; Il connaît nos questions et nos réponses. Que penserait-Il d’un moine qui “guérit” un fidèle de sa foi ?
— C’est ce que Herschel t’as dit ?
— Franz ne croit pas en l’amour de Dieu.
— Mais qu’est-ce qu’il attend de toi ?
— Si je savais. On a dîné ensemble ce soir, ça a été aussi cordial que cela pouvait l’être. Je m’attendais à une annonce mais il m’a parlé de toi, de Jakob, je suppose que tu as entendu des choses sur la Jurisprudence ? J’avais mon idée sur les évènements de la cérémonie, jamais tu n’aurais dû y assister mais il avait demandé explicitement à ce que tu viennes, j’ai eu l’espoir que tu puisses en tirer quelque-chose pour ton compte.
— Tu ne pouvais pas me laisser dans le noir plus longtemps.
— Tu es encore libre de détourner toutes les offres que l’on t’a faites ce soir, demain il est possible pour toi de rentrer, tu pourras continuer d’étudier auprès du Père Joseph, as veiller sur ta soeur.»
Sans effet. C’est de la folie.
«Jakob n’a pas tort, ces gens sont des possédés. On ne peut pas les ignorer, pas même toi, tu penses qu’il faut veiller sur eux.
— Jakob a dit ça ?
— Il ne sait pas ce qu’il cherche.
— Et il ne connaît pas ce qu’il va trouver.
— Si un peu je crois, il parle d’esprit et d’âme.
— Étrange garçon.» Il eut un drôle de sourire, je soupirais en accord.
On en resta là.
Comme si cela expliquait tout.