CHAPITRE VI – La Forêt d’en Bas - Partie 10

Dans ces pièces à conviction, le Seafox découvrit que la Cause œuvrait à la conception d’une thérapie de masse surnommée l’Anneau, un vulgaire nom de code qu’il déchiffrait sans mal : c’était une version nouvelle de la Toile Rouge d’Achille. Visiblement, William conseillait les réseaux détournant le LM qui devait exalter leurs camarades et constituer des réserves, dans l’attente que cette conscience collective soit déployée à grande échelle, et très prochainement à en juger la situation en Europe. En vérité, l’élève était proche de dépasser son maître, ses actes engendraient déjà autant de mal que ceux d’Achille, alors qu’ils étaient encore loin d’être au bout de leurs conséquences. Cependant, Arcturus ne pouvait pas concevoir l’assassinat de son ami comme son mentor l’avait fait dix ans auparavant. Il n’était pas ainsi, tout comme le Souffle Pourpre n’était pas aussi borné qu’Achille. L’un comme l’autre, ils ne voulaient pas voir leur serment finir comme celui de leurs professeurs, ils se sentaient déjà coupables de ne pas avoir su les aider tel qu’ils auraient pu le faire, chacun à leur manière. Alors il fallait trouver une solution diplomatique, même William finit par le reconnaître, une fois qu’il fut mis suffisamment au pied du mur, jusqu’à tout avouer de son implication dans la Grande Révolution - sauf la thérapie Reine ou la conscience collective qu’elle devait diriger, le plus terrible de ses fardeaux.

Mais, le plus important des aveux pour l’Allemand du Conseil, ce n’étaient pas les moyens, ni même la fin, c’étaient les motivations qui le poussaient en avant chaque jour, aussi irrépressibles que celles de ses deux consœurs.

— Je sais que tu vas me dire qu’une révolution est un engrenage dangereux, que je suis autant responsable que coupable de l’intérêt que la Révolution a pour le LM, et que cela rase la limite de nos Lois… Seulement, je ne pouvais plus rester sans rien faire, je n’en pouvais plus des débats stériles. Vu d’en haut, je ne doute pas que Solar Gleam soit très joli, ni qu’au travers de tes yeux les Arthuries soient d’heureuses cités, ou que ce libéralisme qui te fait tant rêver soit une chance pour toute l’Humanité… Mais de là où je regarde, je ne vois pas les mêmes choses, Arcturus. Le monde qui vient me dégoûte profondément, il me met en colère même. Je pense que le monde dont tu rêves n’adviendra jamais, que tu te berces de belles illusions comme tous les gens de trop bonne foi, tu es très proche d’Alessia sur ce point. Puis j’ai fini par comprendre que le Conseil ne pourra agir contre ça, à cause de toi ou de Maria. Et je ne vous en veux pas ! Seulement, je n’abandonnerai pas moi non plus. Si je ne peux faire évoluer l’opinion du Conseil, alors j’essaierai de faire évoluer le monde autour de lui. J’espère que tu m’excuseras, mais c’est ainsi.

— Je n’ai pas à t’excuser ou non, je te connais depuis longtemps, je sais comment tu es, c’est aussi pour ça que nous sommes amis d’ailleurs. Je ne me serai jamais autant lié d’amitié avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut, ou qui ne veut rien, c’est encore pire. En revanche, je sais aussi que tu as l’âme d’un héros, et un héros veut faire le bien, non ? Alors, pourquoi penses-tu un seul instant que c’est un régime autoritaire et tout-puissant qui puisse y parvenir, en quoi cela sera si différent de l’AP actuelle que nous détestons tous les deux ? Ne me dis pas que tu es assez naïf pour croire tous les délires de l’utopie communiste, qu’il suffira de tous se donner la main pour que nous soyons heureux, tu es trop réaliste pour ça. Et tu es surtout trop réaliste pour croire que ta révolution sera aussi bienveillante. Ne vois-tu pas le sang que tu répandras derrière toi ? J’ai évité de trop insister sur les nouvelles arrivant de Russie pour ne pas horrifier davantage Alessia et Maria, mais est-ce que tu te retournes pour le voir ? Ou tes dogmes le justifient ça aussi ? voulut-il lui démontrer, trop maladroitement pour que l’expression de son confrère ne se ferme pas en l’écoutant.

— Je te l’ai déjà dit, tu es très mal placé pour évoquer les conséquences de mes actes, reconnais au moins que je ne participe pas directement à la mise en esclavage ou sous tutelle de millions de gens, que je n’ai encouragé ou profité d’aucune guerre. L’AP n’aurait jamais été aussi puissante sans toi, c’est d’ailleurs probablement pour ça que l’autre connard de David t’a gardé auprès de lui. Il espérait trop que tu transformes Solar Gleam en une prison pour nous tous. C’est toi qui as rendu le monde autant accroc au LM, et remarque que je me suis abstenu de t’enfoncer devant Alessia et Maria moi aussi. Tu ne leur as pas tout dit à elles non plus…

— Si, mais peut-être qu’elles ont mal-interprété mes propos ou qu’elles ont oublié certains aveux, je serai le premier à le leur rappeler dès qu’elles me le demanderont. Je ne cache rien, se défendit le président avec une légère pointe d’agacement, avant que son collègue insiste sur son hypocrisie insupportable.

Le débat s’étendit ainsi durant de longues minutes, les erreurs de l’un répondant à celles de l’autre, l’utopie d’équité de William contre la liberté idéale d’Arcturus, avec leur seul espoir pour les relier : celui d’un monde juste où chacun aurait le même droit au bonheur

Pour ce rêve, le premier était prêt à sacrifier autant de liberté qu’il le faudra, tout ce qui pourrait mettre fin à l’injustice, même s’il fallait restreindre les ambitions et les pulsions, saisir les fortunes et les entreprises, abolir les traditions et les religions. Mais pour le second, tout ça n’était qu’une toile de mensonge, ce n’était pas sa vraie justice, celle du mérite et du droit, pas plus que cela n’était sa vision du bonheur auquel chacun devait avoir la possibilité d’accéder. Quant à la paix mondiale pour laquelle ils prétendaient œuvrer, elles n’avaient pas plus de points communs, puisque la fédération mondiale rêvée par le Britannique enterrerait les réformes qu’espérait l’Allemand, ce serait la fin du changement si tous les puissants venaient à s’unir dans l’AP pour spolier les peuples et les États, ce serait transformer cet espoir en mythe. Mais l’union internationale socialiste du Saxon ne sonnait pas mieux aux oreilles de son confrère, elle signifiait plus que la restriction des libertés, elle annonçait l’effacement des différences sous les normes, la dilution des passions individuelles sous la pression collective, d’un bien commun qui chercherait à régner sans partage. Pour le président de Solar Gleam, presque tous les désirs et plaisirs devaient être acceptés sauf les plus immoraux et pathogènes, là où son collègue n’y voyait qu’une promotion de bonheurs illusoires et un encouragement à s’y perdre, une exploitation des envies les plus dérisoires de l’homme. Au contraire, le Premier Savant affectionnait le bon ordre, tout pouvait être réglé par les justes lois du peuple uni, comme s’il croyait que son camarade anglais pouvait envisager de redonner à un député sa liberté pour laquelle il se battait. Non, Arcturus voulait un monde ou quiconque pouvait devenir roi, par le seul courage de son cœur et la seule ruse de son cerveau, mais William savait bien que pour qu’il y ait un roi, il faut des serviteurs et des courtisans. Même au sujet du LM, l’une des rares questions sur laquelle ils s’accordaient autrefois, les deux amis émettaient maintenant un diagnostic différent. Alors ils s’échangèrent des exemples à la chaîne, sur la répartition des richesses ou des terres, la tolérance publique des marginalités sexuelles ou des drogues, la question des frontières ou des ethnies, les rapports au sein du travail ou même des couples, sans qu’aucun ne parvienne à rejoindre l’autre, ni à emporter le dernier mot.

Malgré tout, ils refusaient catégoriquement d’abandonner leur rêve, c’était un péché terrible pour ceux du Conseil, un mélange de peur et de tiédeur comme Marco-Aurelio l’avait défini, il ne fallait jamais renoncer à l’espoir, car c’était comme mourir une première fois. Cependant, s’ils persistaient à aller au bout de leurs logiques, ils seraient forcés de s’affronter un jour ou l’autre, c’était inéluctable, ils le voyaient bien.

— … Dans ce cas, je suppose qu’il faudra que nous trouvions un moyen de nous raisonner d’une façon ou d’une autre… Pourquoi tiens-tu tellement à une vie si fastueuse ? lâcha William, sincèrement.

— Tu crois vraiment qu’une confession suffira à régler notre discorde ? préféra en plaisanter, son ami

— Je n’en sais rien, j’essaye, nous sommes des scientifiques après tout.

— Et que veux-tu qu’on se dise ? Que j’aime jouer au grand prince comme tu aimes jouer au sauveur révolutionnaire ? Que j’ai un sentiment de revanche à prendre sur la vie depuis la disgrâce de mon père, rendu à vivre sur les rentes d’August, ou que tu te sens coupable de ne pas en faire plus pour le petit peuple dont tu es sorti ? Que nous avons tous les deux peur de la mort ou de l’oubli, au point d’y consacrer notre vie ? Nous le savons déjà tout ça, nous l’avons débattu pendant des soirées plus longues que celle-ci, sans trouver de solutions… Nous ne nous referrons plus à notre âge, on n’a plus vingt ans, expédia-t-il.

— Qu’est-ce qui nous a rendu si extrêmes, pourquoi ne pourrions-nous pas nous accorder comme autrefois ? renchérit, immédiatement, son camarade.

— Parce que nous souffrons tous les deux du monde qui nous entoure, plus que d’autres, et peut-être autant l’un que l’autre… Mais tu as raison d’essayer. Il y a forcément une solution, il nous faut la trouver, et vite, avant que l’un d’entre nous ne déclenche un engrenage irréparable. Nous n’allons pas échouer sur les mêmes erreurs que nos professeurs, je regrette trop de ne pas les avoir ramenés sur terre tant qu’il était encore temps… finit-il par soupirer, d’un ton désolé que William essayait de chasser lui-aussi.

— Non… De toute façon, nous sommes quatre dans le Conseil, débattre à deux ne sert à rien. Tous ensemble, nous serons obligés de mettre de l’eau dans notre vin. C’est peut-être ça, la seule solution, ajouta-t-il.

Son confrère se sentit obligé de lui rappeler que cela avait parfois tendance à multiplier les débats et les impasses, surtout avec les derniers délires de notre bonne sœur ou les caprices de Madame la Directrice, comme il s’amusa à le souligner pour détendre l’atmosphère du mieux qu’il puisse.

Malheureusement, Arcturus ne croyait pas si bien dire, puisque leur discussion fut soudainement suspendue par les éclats du débat entre les deux dames du Conseil.

Apparemment, cette discorde concernait les dernières divagations mystiques de la Florentine, mais William avait tout de même l’impression qu’elles discutaient de sujets très sérieux, voire des mêmes dilemmes qu’eux. Et ils n’étaient pas si loin du compte, puisqu’elles en étaient, elles-aussi, venues aux rêves qu’elles caressaient chaque jour. Seulement cette fois, Alessia comptait bien défendre le sien, même s’il s’opposait à celui de sa meilleure amie, à sa folie des grandeurs presque démoniaque. Il n’était pas question de la laisser se dresser contre Dieu, ni de l’abandonner au même destin que Satan, car il y a des chemins dont on ne revient pas. D’ailleurs, Maria aurait beau devenir une ange ou une déesse mutante que ça n’apaiserait pas son cœur, elle serait toujours aussi seule et insatisfaite, plus emprisonnée par son orgueil qu’elle ne l’aurait jamais été, incapable de se contenter de sa place même dans cette Humanité Nouvelle qu’elle parviendrait à créer.

— Tu crois faire un choix très pragmatique que tu es capable de supporter, mais tu t’obstines dans les erreurs qui te font déjà déprimer au bord de cette cascade, et tu risques d’entraîner toute l’Humanité dans ce cauchemar qui te semble si séduisant, concluait la religieuse.

Avant de préciser qu’Arcturus et William n’étaient pas mieux qu’elle à ce sujet, sans que ça ne paraisse apaiser sa consœur.

— Peut-être, nous verrons bien comment cela évolue à l’avenir. Je n’ai rien à garantir maintenant, ni l’envie d’y penser plus longtemps, avoua Maria de son air impassible.

Puis elle s’en retourna vers la grotte, non sans ajouter une dernière petite remarque.

— À demain, Alessia, tu devrais aller te rendormir, je ne veux pas perdre de temps demain, lui lança-t-elle, laissant la religieuse adresser un regard las à ses deux autres collègues, tout aussi dépités qu’elle.

Pourtant, la soirée n’était pas terminée pour le Conseil, car la voix soulagée d’Arcturus se fit entendre avant même que Maria n’entre dans la grotte, et cette dernière ne manqua pas d’accourir pour accueillir ceux qu’il saluait : Cyrus et les Nine Autumns, tous avec une mine triomphale.

Et pour cause, ils avaient enfin trouvé le repaire du Vol de Jais, il était juste de l’autre côté du Tenneverge, après le col menant aux vallées d’Émosson, soit à quelques heures de marche dans les montagnes. Mieux, les Automnes avaient pris la peine de repérer quelques bons endroits d’où lancer un assaut sur ce village modestement protégé, et le Seafox avait déjà réfléchi à une tactique d’attaque ou à l’itinéraire des équipes d’assaut. Le seul bémol, c’était que cette incursion avait probablement été repérée par les espions de la secte présents partout dans ces montagnes, personne ne pouvait échapper à la vigilance des oiseaux après tout. Alors, l’expédition ne pouvait plus se permettre de perdre du temps, il fallait franchir le col au plus vite, car les sectateurs prendraient sûrement position sur les hauteurs dès le petit matin.

De toute façon, aucun des quatre du Conseil n’avait envie d’attendre plus longtemps, il était temps de sauver Jasper, de se venger du Vol de Jais, de rejoindre cette Forêt d’en Bas, et de retourner affronter le monde extérieur sans tarder.

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