CHAPITRE VI – La Forêt d’en Bas - Partie 12

Car ce matin-là, lorsque les premières lumières du soleil jaillirent sur le décor lunaire du col de Tenneverge, l’expédition du Conseil avait été stoppée par le Vol de Jais.

Finalement, Cassandre ne s’était pas laissé surprendre par le fait que cette équipée reprenne son ascension au beau milieu de la nuit, même s’il n’avait pu l’empêcher d’atteindre le seuil du plateau, et l’ultime corridor menant au village. Depuis près de cinq minutes, le Conseil et ses chasseurs étaient maintenant bloqués par plus d’une centaine de fusils, à tel point qu’ils devaient parfois se contenter des pentes pour s’abriter du roulement. Heureusement, les premières charges animales de la secte n’avaient pas débuté, Cassandre espérait visiblement économiser, le plus possible, des vies, si bien qu’aucune perte n’était, encore, à déplorer. Malgré tout, Alessia et William insistaient pour rebrousser chemin auprès d’Arcturus, avant qu’il ne soit trop tard, tel qu’ils lui confièrent tandis qu’il trépignait déjà de rage, mais aussi, d’inquiétude, à l’écart de son amante ou de son père en train de risquer leurs vies pour lui – réduit à veiller sur ses deux collègues. Quant à Maria, si elle était au combat avec ses hommes, elle n’avait guère tiré que quelques balles dans le vide, sans laisser dépasser sa tête du grand rocher qu’elle partageait avec eux.

— Cyrus ! Ça ne peut pas continuer comme ça ! cria-t-elle par-dessus le vacarme des tirs, vers l’ancien corsaire blottis derrière le flanc de falaise avec le chef des Autumns.

— Nous gaspillons nos munitions, nous en aurons besoin dans la Forêt d’en Bas ! Nous devons attaquer ! continua-t-elle.

— J’y ai déjà réfléchi, princesse ! Mais même en balançant des fumigènes, nous essuierons des pertes ! Arcturus ne veut perdre personne ! Économise tes balles !

— Quand on veut gagner, il y a un minimum de risque ! Nous n’aurons que des blessés !

— Dommage pour toi, c’est lui qui file les ordres ici ! Si tu veux passer devant, c’est pas moi qui t’en empêcherais, et je veux bien essayer de te couvrir ! Mais s’ils décident de mitrailler, on planquera nos culs ! lui rappela-t-il, sous les airs agacés de la Française.

Alors, après avoir ordonné à Raphaël de tenir cette position coûte que coûte, elle se pressa de rejoindre Arcturus et ses deux collègues en contrebas, afin d’ôter ce bâton qu’on lui mettait dans les roues. Et voir Alessia prier pendant que ses deux confrères discutaient d’un ton vaguement alerte ne la mettait pas de meilleure humeur.

— Arcturus, dis à tes hommes de se lancer à l’assaut ! Nous n’avons plus de temps à perdre, nous semons nos balles au vent depuis tout à l’heure, lui lança-t-elle.

Il se mit à hésiter, au point de lui demander ce qu’en disait son père.

— Tu n’es pas ton père, si ? Tu as besoin de ses encouragements ? reprit-elle sur un ton acide qu’Alessia vint aussitôt contester.

— Ne laisse pas ta colère parler, Maria. Garde la tête sur les épaules, Arcturus, clama-t-elle, lorsque William voulut plaider la cause de Maria, arguant qu’elle n’avait pas entièrement tort – comme si Arcturus ne se rendait pas compte du problème.

— Et alors quoi ?! Vous pensez que se faire tuer va changer quelque chose ? Ceux sont mes gars qui vont prendre les risques, je vous rappelle !

— Nos hommes peuvent se répartir les tâches. Maria doit avoir une idée de comment attaquer, pour venir nous trouver, non ? voulut se justifier le Saxon, avec toute la bonne foi du monde, lui qui n’essayait que de trouver l’esprit de consensus qu’Alessia ne défendait pas cette fois-ci.

— Tu lui accordes trop de crédit, William, elle bout simplement de rage et d’orgueil. Je ne demanderai pas à mes chevaliers de risquer leurs vies sur un coup de tête, l’avertit la religieuse, sur un ton certain qui ne manqua pas d’irriter sa consœur, rendue à expliquer tout son plan d’attaque.

Mais au bout de longues minutes à débattre, le Conseil finit par opter pour la solution de ses deux hommes, malgré les insistances d’Alessia qui suggérait de rencontrer ce Cassandre pour de nouvelles négociations.

À la place, William proposa d’abandonner le col sans tarder, avant que la secte n’envoie ses animaux, et suffisamment vite pour que nous retrouvions l’abri des arbres sans essuyer des tirs. L’objectif, c’était de pousser la ligue à abandonner les hauteurs, pour l’attirer sur un terrain plus favorable, des bois où les sectateurs devraient desserrer leurs rangs, voire se disperser afin de les poursuivre. Et, en plus d’être une tactique bien moins dangereuse, c’est clairement la meilleure chose à faire pour le moment, finit par décider Arcturus, en ajoutant qu’ils reviendraient à la charge dès que possible, après les avoir saignés en bas. Bien sûr, Maria leur expliqua que leurs ennemis n’avaient aucune raison de les suivre si bas, pas plus loin qu’au seuil du col où ils prendront une meilleure position, mais il n’y avait rien à faire. Par petits groupes, les chasseurs du Conseil commencèrent donc à détaler sur les pentes, sous les regards nerveux de la Française, lorsque le cor de Cassandre se mit à retentir, aussitôt suivi par une clameur qu’elle sentit gronder depuis l’autre côté du col. Aboyant à tue-tête, surplombées par une nuée d’oiseaux prête à venir doubler leurs charges, deux pleines rangées de loups et sangliers s’élancèrent, tandis que le roulement des balles se décuplaient si violemment que les derniers chasseurs de l’expédition décampèrent sans riposter. Évidemment, tous ceux qui le purent se pressèrent d’imiter les deux Seafox, et de jeter quelques grenades sur les hauteurs qu’ils dévalèrent ensuite à toute vitesse, jusqu’à ce qu’une balle vienne transpercer le vieux Cyrus à l’orée des bois.

Pris dans son élan, il s’écrasa au sol pour rebondir sur près d’une dizaine de mètres, au point de finir sa course dans les jambes de son fils venu le retenir en panique. Sans penser à rien d’autre, encore plus vite que ne l’aurait fait Maria. Arcturus sortit immédiatement la petite trousse qu’il gardait sur lui depuis l’attentat d’Amsterdam, prêt à utiliser l’un de ces remèdes ultimes dont le Conseil gardait le secret, lorsque son père arrêta brusquement de grogner. Ça va, m’enterre pas tout de suite, s’écria-t-il en s’appuyant sur lui pour se relever, plus endolori par les chocs de sa chute que par la balle qui l’avait éraflé, et plus que pressé à l’idée de décamper. Car le Vol poursuivit sa charge bien au-delà du col, si loin que l’expédition retrouva bientôt les environs de la cascade qu’elle avait quittés cette nuit, sans que les aboiements ne s’estompent derrière elle. Il n’y aura plus de paix maintenant, se désespérait Alessia en jetant des regards à ses trois compagnons, depuis le dos d’Appolonio qui la portait sans faiblir, pourquoi fallait-il qu’Arcturus et William s’ajoutent à la folie de Maria ?

— Ça suffit ! Je ne fuirai pas jusqu’à Genève ! explosa de rage cette dernière.

Elle s’arrêta brutalement dans la pente boisée, à la surprise du reste de l’expédition.

— Retournez-vous ! Nous nous battons maintenant ! ordonna-t-elle.

— C’est pas le bon endroit ! Réfléchis ! répliqua immédiatement le président de Semper Peace, pour qu’elle lui réponde qu’il ne trouvera pas de bon endroit, et qu’elle n’était pas venue ici pour détaler comme lui.

— On va pas crever pour ton égo, Maria ! » s’emporta-t-il, pour que William ne tente de proposer une solution – après avoir croisé le regard paniqué d’Alessia.

— Dans ce cas, séparons-nous !

Alessia, surprise en descendit de son chevalier.

  • Nous aurons plus de chance de trouver des positions qui nous seront favorables, et nous pourrions chercher à les prendre en tenaille. Rien ne dit que leur commandement puisse gérer plusieurs fronts différents, ni qu’il s’y attend. Qu’en pensez-vous ? résuma-t-il d’une traite, avant que Cyrus ne les interrompe : décidez-vous, et vite.
  • Mais vous n’avez que le sang à la bouche ? finit par s’énerver Alessia.

Définitivement lassée par ces combats aussi superflus que stupides.

  • Nous pourrions, sûrement, dialoguer avec ces gens-là, si vous ne vous comportiez pas comme des barbares, vous nous avez créés des ennemis sans réfléchir, vous vous en rendez compte ?! finit par avouer la Florentine, en ajoutant que si le Vol connaissait l’existence du Conseil sans le haïr, il ne doit pas être si mauvais que cela.

Malheureusement, il n’y avait plus de temps à perdre, alors Arcturus s’empressa de trancher en faveur du plan que lui conseillait Lysander, celui de William.

Aussitôt, Cyrus ordonna aux Autumns de se replier en lâchant des fumigènes derrière eux, pendant que son fils partait à droite en compagnie des Springs, et que Maria se voyait confier la gauche. Bien sûr, Arcturus ne put s’empêcher de lui rappeler qu’elle avait, surtout, la responsabilité d’Alessia et William, mais au vu du ton sévère qu’elle lui donna juste avant qu’ils ne se séparent, il était incapable de savoir s’il pouvait lui faire confiance. J’espère que je ne commets pas une erreur, se lamentait-il malgré les obstacles que la végétation lui opposait, rongé par l’inquiétude et le doute, elle devient si hystérique quand les choses ne vont pas comme elle le veut, et ni William ni Alessia n’auront le cran de la calmer. Mais au fond, je ne fais pas mieux, grinça-t-il en serrant les poings, saisi par un mélange de culpabilité et d’humiliation qui le poussa à se tourner vers sa bien-aimée, courant à ses côtés.

— Kenna, qu’est-ce que je fais de mal ? lui demanda-t-il, sans qu’elle ne s’attende à un telle question dans pareil moment.

— Qu’est-ce que tu voudrais faire de plus ? T’as un meilleur plan finalement ? lui lança-t-elle, pleine de cette insouciance qui l’avait toujours charmé, avant qu’elle ne comprenne où il voulait en venir.

— Arrête de laisser ton père, ou les autres, tout décider dès qu’il commence à y avoir du grabuge, ça devrait faire l’affaire, finit par lui répondre son amante.

— Facile à dire ! Je n’ai aucune expérience de tout ça. J’ai trop peur de nous enterrer en balançant des ordres comme mon père le fait. T’auras moins de regrets, et moins de temps pour me poser des questions comme ça.

— Ce genre de choses, ça s’apprend sur le tas, reprit-elle.

Il dut lui confier qu’il ne se sentait pas convaincu, qu’il n’était peut-être pas fait pour ces combats-là, qu’il ne pourrait jamais supporter de les envoyer dans le mur.

— S’il nous arrivait malheur, tu préfèrerais te reprocher ton choix ou ne même pas l’avoir fait ? Alors que tu sais que c’est ce que tout le monde attend de toi ? l’interrogea-t-elle, pendant que des fusillades éclataient au loin, jusqu’à ce que son président n’ordonne à Lysander de mettre fin à cette manœuvre, c’est le moment de se retourner.

D’ailleurs, Arcturus insista même pour participer au combat, malgré les contestations de plusieurs des Springs venus prendre position dans un creux du relief vaguement favorable, légèrement plus haut que les pentes qu’ils fuyaient. Mais après tout, ils n’allaient pas lui laisser traîner cet autre regret, celui de ne rien pouvoir faire dès que le danger surviendrait.

D’autant plus qu’il n’allait plus tarder. Il pouvait déjà l’entendre pendant que son amante lui rappelait d’enfiler son masque à gaz, et de ne pas trop s’écarter d’elle ou de Wallace - occupé à installer le fusil-mitrailleur des Springs, tout juste prêt à tirer lorsque Lysander en donna l’ordre. Dans la foulée, un fracas terrible retentit aux oreilles d’Arcturus, plus qu’il ne l’aurait imaginé, au point qu’il peinait à rester suffisamment lucide pour abattre plusieurs de ces animaux, jusqu’à bientôt apercevoir les silhouettes des sectateurs au loin. Concrètement, le Soleil Marin n’avait jamais tué de ses propres mains, l’idée du meurtre comme de la mort le saisissait tellement qu’il avait toujours eu du mal à s’imaginer en donner. Pourtant, cette fois, vous allez crever, grogna-t-il intérieurement, en visant du mieux qu’il puisse, si bien qu’il en toucha deux à la suite tandis qu’il annonçait à ses protecteurs où concentrer leurs tirs. Bien sûr, il n’en fallait pas plus pour qu’Eluned et les plus précis des Springs se chargent de les éliminer, pendant que les autres accompagnaient le roulement du fusil-mitrailleur sur la meute, bientôt décimée. Mais le Vol n’était pas à court de ressources, même face à une défense aussi resserrée que celles des Neuf Printemps.

En un instant, une flopée d’oiseaux fondit des arbres pour s’abattre sur la mitrailleuse que manipulait Machar, avec une rage telle que Wallace en tranchait plusieurs à chaque coup de sabre. Merde, c’est quoi ce cauchemar, s’écria intérieurement Arcturus, terrifié par la vue des rapaces s’acharnant sur les casques et les masques à gaz de ses hommes, trop choqué pour ne pas se porter à leur secours en dégainant son sabre. Évidemment, Kennocha se pressa de venir l’épauler, tout en lui criant de retourner se mettre à couvert, mais c’était déjà trop tard pour le faire. Au détour d’un de ses coups de lame désespéré, Arcturus entrevit tout juste la silhouette d’un grand chien sur sa gauche, avant de se retrouver plaqué au sol, l’avant-bras saisi par le beauceron qui s’acharnait à le lui broyer. D’autant plus qu’il n’avait plus que ça pour se défendre, il avait lâché son sabre sous le choc, et cette gueule menaçante l’obsédait beaucoup trop pour qu’il pense à son pistolet plutôt qu’à ses poings. Ainsi, durant de longues secondes, il dut lutter tout seul contre ce chien furieux. Donnant toute sa rage contre la gueule qui atteignait bientôt les os de son bras, jusqu’à ce qu’une balle des Springs vienne le libérer, puis le ramener au chaos qui l’entourait. Si, elle ne comptait plus qu’une dizaine de têtes, la meute s’était engouffrée dans la faille offerte par les oiseaux et le couple illégitime, prenant à revers tous les mercenaires qui n’avaient pas encore vissé leurs baïonnettes. Pourtant, au milieu de cette mêlée, Arcturus ne voyait qu’une chose et se redressa dans la foulée pour voler à son secours : Kennocha, aux prises avec un ours brun vêtu d’une armure de cuir.

Au vu du sang qui recouvrait l’animal, il avait déjà subi le feu de la mitrailleuse, mais cela n’avait pas suffi à le tuer ni à le décourager, il avait encore toute sa force pour menacer de ses pattes, l’Écossaise, de la décapitation. De son côté, elle n’avait qu’un pistolet et un sabre pour lui résister, à peine plus que son amant qui s’approcha pour tirer une balle sur l’animal. Touché en pleine gorge, l’ours se retourna d’un seul mouvement vers Arcturus, suffisamment vite pour qu’il le voit venir sans pouvoir s’écarter, à tel point que seul l’excitation du LM qui lui brûlait déjà les veines, l’empêcha de voir défiler sa vie. S’il s’abaissa d’un geste instinctif, les griffes arrachèrent son casque avec une force qui le renvoya au sol, sonné et couvert du sang ayant giclé de son front éraflé. Il n’entendait plus vraiment ce qu’il se passait autour de lui à cet instant, mais très vite, ceux sont les cris furieux de Kennocha qui le sortirent de cet état de choc. Sans attendre, elle s’était jetée sur l’ours, jusqu’à s’accrocher à la lame qu’elle planta dans l’animal avant de lui tirer plusieurs balles dans le crâne. Foudroyé, l’ours s’effondra aux pieds d’Arcturus, très impressionné par la prouesse de son amante. Réveille-toi bordel, c’est pas fini, lui asséna-t-elle, en attrapant son épaule encore traumatisée par la morsure à l’avant-bras, lorsqu’il entrevit le fusil, d’un sectateur, braqué droit sur elle, prêt à tirer.

Sans réfléchir, Arcturus la poussa de toutes ses forces hors de la trajectoire, si brutalement qu’il ne sentit même pas la cartouche venue le perforer en plein torse, et le faire chuter au beau milieu de ses Springs. Presque aussitôt noyé dans son propre sang, il commença à percevoir le froid monter en lui, malgré le choc qui le renvoya lentement à ses regrets, c’était la fin, il n’y aura pas d’immortalité, ni de vengeance. Je vais disparaître ici, sous leurs yeux, se questionna-t-il, tandis que sa conscience criait en panique, bientôt remplacée par la voix de sa mère et la brisure de sa tasse empoisonnée, j’ai échoué, partout. Que vais-je lui dire en arrivant au ciel, se lamentait-il, avant de se corriger lui-même sous le désespoir, puisqu’il n’y avait rien après la vie, si ce n’est le vide, sans chaleur, sans couleur, sans leurs visages, seul pour l’éternité. C’est alors que ses yeux reçurent une traînée de sang, trop épaisse pour qu’il puisse rouvrir les paupières, au point de le plonger dans une obscurité où ne subsistaient que des odeurs sulfurées, des cris enragés, des sons fracassants, et des émotions si fortes qu’il crut les voir s’animer, s’incarner face à lui. En un instant, Arcturus se vit revenir dans le manoir de Clipsham, lors d’un soir d’hiver où Cyrus avait encore laissé trop de fenêtres ouvertes, l’un des derniers où il put discuter avec sa mère. Cette dernière était une grande rousse, presque identique à celle qu’il venait de sauver, si proche qu’elles avaient la même façon de rire lorsqu’il s’obstinait à lui expliquer ce qu’il avait sur le cœur. Car ce jour-là, il s’épuisait à lui confier qu’il serait prêt à mourir pour sa famille, pour les Seafox tel que son père lui rabâchait sans cesse, pour les grandes responsabilités qu’il serait amené à exercer au sein de la grande Alliance for Progress, le nouveau phare du monde qui sera le tien. Seulement, sa mère n’était pas d’accord, et une longue discussion avait suivi entre mère et fils, sur le devoir de la première envers le second, comme sur l’inverse, puis sur le poids du sacrifice passionnel et des regrets qu’il engendrait, tant de concepts que le jeune garçon avait du mal à saisir. Néanmoins, Arcturus avait retenu deux choses durant cette discussion : ne se sacrifier que par amour, et ne jamais s’abandonner à la mort tant que cet amour vit encore.

Alors, quand le rire de David vint recouvrir les cris de ses Springs, une clameur terrible rugit au fond du Soleil Marin, une force qui lui brûla les yeux jusqu’à ce qu’ils ne se rouvrent, baignés d’un éclat rouge plus vif que le sang qui les embuait toujours. Fou de rage, il se jeta sur le premier chien qu’il aperçut et lui arracha une oreille, tandis qu’il lui brisait le crâne à grands coups de poings, sous les yeux du sectateur qu’il plaqua au sol dans la seconde suivante. Sans hésiter, Arcturus enfonça ses pouces dans les orbites de sa proie tout en lui éclatant la tête contre le sol, si rageusement qu’il s’acharna sur lui durant plusieurs secondes, en grognant jusqu’à ce qu’une voix vienne résonner dans sa tête. C’est bon, arrête, il est mort, cria Kennocha en venant le secouer, pour qu’il reprenne conscience à la vue des cadavres autour de ses Springs.

— Putain, ça c’est notre président ! Il lui a éclaté sa gueule ! s’amusa Cathair, sous les regards nerveux de ses compagnons, encore affairés à scruter les alentours.

— La ferme, lui asséna brutalement Lysander.

— Président, vous allez bien ? Vos yeux sont en résonnance, demanda, dans la foulée, Lysander à son président.

— Ça va, je crois que je vais bien, j’ai juste… perdu mes nerfs, se justifia-t-il simplement, en enlevant ses pouces des orbites de sa victime.  

— Tout le monde va bien ? s’adressa-t-il, ensuite, à son équipe.

— Deux blessés légers, plus vous, mais faut continuer. Cyrus et les autres sont encore au combat, résuma Lysander.

Iverna venait s’assurer que la blessure de son président était plus effrayante que dangereuse : la balle s’était écrasée contre la cage thoracique, sans que ses éclats ne déchirent complètement ses membranes pulmonaires - rien qui ne puisse immobiliser un homme bien portant et gavé de LM commercial.

Néanmoins, ils n’avaient ni le temps d’attendre, ni celui de soigner la blessure du président, et les Neuf Printemps se remirent à courir en direction des pentes qu’ils avaient fuies, afin de surprendre les arrières du Vol de Jais, de diminuer la pression qui devait peser sur les autres.

De son côté, le troisième groupe bénéficiait alors d’un moment de répit, le premier depuis près d’une demi-heure qu’ils erraient dans ces bois, d’une escarmouche à une autre, sans jamais s’arrêter. Bien sûr, Maria et William n’avaient pas les moyens de tenir une position avec autant de talent que les Springs, il était impossible de se retourner pour affronter la charge frontale de la secte. Mais pour le trio Samara, cela ne posait aucun problème, bien au contraire, c’était même une habitude, voire leur façon de faire. En effet, la guérilla était leur spécialité, car si nous ne pouvons triompher par nos armes et notre nombre, alors nous triompherons par l’espace et le temps, tel que Vassili l’avait théorisé dès les premières batailles entre la Garde et l’Okhrana – la police politique du Tsar. Ainsi, d’embuscades en pièges qu’ils tendaient grâce à leurs compagnons français, ils s’étaient joués de leurs poursuivants avec un talent déconcertant, tuant plus d’une trentaine d’animaux et près d’une dizaine d’hommes. Pourtant, les deux savants du Conseil ne profitaient pas de ce calme pour se reposer, ni pour se ruer au secours de Cyrus, ils rebroussaient chemin vers la cascade de la Lyre, là où ils avaient caché leurs provisions et, surtout, là où Alessia était partie s’abriter.  Malgré le zèle sans faille de ses deux chevaliers, c’était un véritable fardeau comme Maria s’en agaçait, pour que William ne doive lui rappeler qu’elle parlait de sa meilleure amie. D’autant plus que derrière ses critiques, c’était bien elle qui insistait pour revenir s’assurer que tout allait bien, dans la petite caverne qu’elle découvrit cernée par une dizaine de loups, et plusieurs sectateurs en position de tir. Malheureusement pour ces derniers, ils arrivèrent exactement dans leur dos, sans avoir été repérés, et la Française ne se fit pas prier pour donner l’ordre de les abattre dès que ce fut possible, dans un fracas qui dispersa aussitôt les bêtes.

En revanche, lorsqu’ils accoururent vers la caverne, ce ne sont pas les éclats de soulagement d’Alessia qu’ils entendirent…

— Mais qu’est-ce qui ne va chez vous en ce moment ?! s’écria la Florentine.

Elle était à bout de nerf, sur le seuil de la petite caverne d’où elle sortait, avec ses deux chevaliers et un sectateur grièvement blessé à ses côtés, celui qu’elle avait soigné avant de vouloir le rendre à ses prétendus ennemis.

— Vous aimez tant tuer que ça ?! J’allais tous nous sauver ! continuait-elle de s’énerver, quand Maria s’approcha d’un pas ferme vers la religieuse, avec le sabre en main, si déterminé que William dut s’interposer entre les deux femmes du Conseil.

— Calme-toi, Maria, celui-là n’est plus dangereux ! Tu ne vas pas le tuer comme ça, aux pieds d’Alessia, enfin !

— Je ne vais pas le tuer ! Je vais le faire muter et le renvoyer à ses petits amis, ça va tous les calmer ! essaya-t-elle de se justifier, avant que le sectateur blessé ne supplie les deux savants de le sauver du courroux de cette folle.

Car, à l’entendre, ce sort était effectivement pire que la mort, aussi affreux qu’être ressuscité en zombie par un obscur rituel vaudou, c’était plonger dans une semi-conscience qui lui laisserait entrevoir la bestialité à laquelle il serait réduit.

Et, il ne mentait pas, puisque le Vol de Jais avait eu le temps d’étudier plus que n’importe qui ces êtres, ces anciens humains qui avaient trouvé refuge dans les marges de la civilisation. Pour une infime minorité d’entre eux, la secte avait même réussi à les ramener à une vie paisible, au prix d’un mélange de tolérance bienveillante et de fermeté sans faille. Mais Maria ne comptait pas lui laisser cet espoir, elle souhaitait vraiment le transformer en un monstre terrible, quelque chose dont le degré de conscience serait trop faible pour qu’il se retienne de revenir vers ses proches, dans un ultime instinct d’humanité.

— Mais tu es devenue complètement folle d’infliger ça à quelqu’un ! Quelles que soient les raisons ! Ça ne ramènera pas Jasper plus vite ! s’emporta la religieuse, pour que sa collègue finisse enfin par lâcher l’affaire, au grand soulagement de William.

— Ce pourrait même être le contraire, la cruauté n’est pas dans notre intérêt. Et crier ne l’est pas non plus, Alessia.

— Cette niaiserie n’a pas lieu d’être non plus ! C’est un ennemi, il faut l’interroger, il connait peut-être un moyen d’accéder à son village ou les faiblesses de nos ennemis. Il ne peut pas s’en tirer comme ça, reprit la Française en peinant à se contenir, pendant que les chasseurs guettaient nerveusement les alentours, adossés aux rochers que leur offrait ce relief.

Seulement, s’ils n’avaient pas agi comme des dégénérés, ils auraient peut-être compris qu’Alessia était vraiment en train de résoudre tous leurs problèmes, y compris celui qui rongeait tant son amie.

Puisqu’en se tournant vers la caverne, elle appela un nom que ses deux collègues ne s’attendaient plus à entendre, une silhouette canine qui en sortit d’un air penaud, avec le museau bas et les oreilles rabattues : celle de Renard. Blotti contre la religieuse, il raconta toutes les mésaventures qu’il avait vécues aux côtés de Jasper, de sa fuite solitaire aux remords qui le saisirent à la sortie de la Forêt d’en Bas, au point qu’il se mettre à chercher l’odeur de l’expédition. Mais la conclusion qu’il en tirait n’était pas du goût de tout le monde…

— La seule chose dont je suis sûr, c’est que Jasper leur a échappé aussi… je l’ai entendu m’appeler… pendant que je courrais. Je – Je suis désolé…

— Désolé de l’avoir abandonné et de revenir mendier notre aide ? Tu n’aurais pas pu simplement l’attendre plutôt que de détaler comme le dernier des lâches ? lui asséna froidement Maria, puis de continuer ses accusations.

— D’ailleurs, qu’est-ce qui nous prouve que tu dis vrai, que tu n’es pas un agent de cette secte en réalité ? Tu es toujours au bon endroit et au bon moment pour nous entraver toi aussi… ajouta-t-elle pour que le goupil finisse par couiner de tristesse dans la robe d’Alessia.

— Il n’a rien d’un lâche ! Il est revenu proposer son aide ! Tu deviens complètement folle, Maria ! le défendit-elle, lorsque William intervint pour clore ces débats stériles au plus vite, comme ses protecteurs le lui firent comprendre en quelques gestes.

— Il faut rejoindre les autres et changer de plan. Renard peut nous guider sur des chemins que la secte ne connait pas ? demanda-t-il à la religieuse qui le lui confirma fermement, déterminée à mettre fin au naufrage de ses compagnons.

Sans tarder, les trois savants repartirent donc en direction des fusillades, celles qui retentissaient encore au pied du vallon où Cyrus avait reculé, avant de s’éteindre dans un dernier coup de canon isolé.

C’est dans les bras de son fils qu’ils les retrouvèrent, parfaitement sains et saufs, au-dessus des monceaux de cadavres qui restaient des ennemis du président de Solar Gleam. Finalement, la tactique de William avait fonctionné à merveille, la contre-attaque de la secte avait été écrasée si sévèrement qu’elle se retranchait sur les hauteurs du col, cet accès aussi vital que favorable. Évidemment, les deux Seafox avaient déjà commencé à méditer un plan d’attaque, mais il était certain que le Conseil devrait sacrifier quelques vies pour la déloger, sans parler du gâchis de munition qui rendrait un tel sacrifice purement et simplement inutile. Soulagés, Arcturus et les siens s’empressèrent donc de les suivre jusqu’à la grotte pour quitter cette fichue vallée dans la foulée, vers le nord, comme s’ils revenaient sur leurs pas en prenant tout juste le temps de déterrer leurs provisions. Du point de vue des oiseaux du Vol de Jais, tout semblait indiquer qu’ils fuyaient, qu’ils s’avouaient vaincus pour cette fois, puisque Cassandre devait se douter qu’ils pourraient revenir dès les prochaines semaines. Alors, la multitude d’espions cessa sa surveillance au bout de quelques minutes, afin de s’en retourner à une tâche plus urgente et plus chère à leur village, bien avant que le Conseil dépasse le torrent du Liaret. D’ailleurs, l’expédition s’enfonça même au fond de la vallée, près de la cascade du Violon où se trouvait le passage secret dont Renard leur avait parlé, le seul que la secte ignorait. Pourtant, elle connaissait sûrement cet accès, il était parfois emprunté par des petits animaux, mais il était tout juste assez grand pour qu’un enfant puisse le parcourir, quand il n’était pas inondé. Seulement, la planète changeait plus vite que le Vol ne l’imaginait, si rapidement que ces petits tunnels pouvaient maintenant laisser passer un ours, selon les mots du goupil qui les avait traversés tout à l’heure. C’est étrange, ils n’avaient pas l’air de s’être élargis la semaine dernière, ne pouvait-il qu’en conclure, avant qu’Alessia ne lui explique que les échos de LM devaient probablement être la source de cette transformation - tel que ce fut le cas pour tous les bassins découverts jusqu’à présent. Malheureusement, ce souterrain vint bientôt poser un nouveau problème au Conseil : il se divisait en deux.

Le premier tunnel était celui emprunté par Renard, c’était un étroit lit de rivière asséché très impraticable débouchant au beau milieu de la Forêt d’en Bas, soit à une bonne heure de course du lieu où Jasper s’était libéré. D’ailleurs, c’était aussi le chemin le plus long et le plus hasardeux, puisqu’il faudrait s’en remettre à l’odorat du goupil pour espérer se repérer dans la jungle qui les attendait. Au contraire, la seconde voie était la plus directe, la plus simple pour trouver le sanctuaire du Vol ou leur compagnon perdu, puisqu’elle prenait exactement le même itinéraire qu’eux. Certes, son tunnel montait jusqu’à s’achever sur une impasse, mais elle finissait également par offrir une vue sur tout le village, grâce à des crevasses dans les parois du Mont Ruan, parfois suffisamment larges pour qu’un homme puisse s’y glisser. Bien sûr, les versants abrupts des falaises représentaient un véritable obstacle à descendre, mais Maria et Arcturus persistaient à vouloir y jeter un œil. Nous pourrions faire d’une pierre deux coups en passant par leur village, tel que cette dernière le résuma froidement, pour qu’il ajoute que l’occasion d’en finir avec ces emmerdeurs était trop belle.

Cependant, ils eurent beau prétendre qu’ils ne cherchaient qu’à contraindre la secte, William ou Alessia ne pouvaient plus cautionner des méthodes si agressives pour un conflit aussi insensé.

— Et qu’est-ce que cela va nous apporter de les menacer davantage ? Vous ne comprenez pas que cette attitude ne mène à rien…

— Ce que j’ai compris, c’est qu’ils vont payer le plomb que j’ai pris dans le buffet. C’est bien beau de prier, mais j’aurai aimé t’y voir, mon Cœur, lui répondit Arcturus, avec une pointe d’agressivité, sans que cette pique contre Alessia ne décourage son meilleur ami.

— Admettez quand même que notre voie reste de loin la plus raisonnable, la plus logique, la plus sage -

— Et la plus encombrante surtout, l’interrompit soudainement Maria.

— Je n’ai pas de temps à perdre moi, je suis venue travailler et s’il faut soumettre des culs-terreux pour qu’on me laisse le faire, alors soit. Le travail vite fait bien fait, ce n’est pas plaisant, c’est comme ça. J’ai prêté serment au Graal, et sa volonté s’accomplira, résuma-t-elle, ensuite, lorsque Renard releva le museau vers les grands filets de lumière jaillissant au bout du tunnel, puis mit un terme aux débats : nous sommes arrivés.

Aussitôt, Cyrus et quelques chasseurs vinrent approcher discrètement des grands trous dans la falaise, afin de constater qu’un assaut sur ce village sans défense était effectivement possible.

Seulement, cette fois, le Conseil n’avait pu former de consensus. William ne croyait pas que les négociations du président des Arthuries puissent aboutir, il était persuadé que les sectateurs refuseraient de capituler si facilement, que la situation risquait de dégénérer. En vérité, soutenir ses amis était bien la seule raison qui l’encourageait à rester ici, mais si Alessia persistait à partir de son côté, il n’avait d’autre choix que de la suivre, puisqu’il n’allait pas la laisser explorer cette forêt mystérieuse avec ses deux seuls chevaliers. D’autant plus que les combats commençaient sérieusement à exaspérer le Souffle Pourpre, il n’attendait déjà pas grand-chose de cette expédition, et ce n’étaient certainement pas d’autres combats ou des menaces sur des villageois innocents. Quant à Arcturus, il se sentait déjà incapable de revenir en arrière, comme s’il en allait de son honneur auprès de son père, de son amante, de ses citoyens ou de toute l’AP. S’il était ridiculisé par ces cul-terreux issus de sa propre cité, le monde entier se moquerait de lui, de son si bel espoir ou de la pitoyable vengeance des Seafox, il le savait bien, il l’entendait même au fond de sa conscience : pas de demi-tour, sinon ils ne croiront plus en toi. Évidemment, Maria ne manquait pas de le lui rappeler elle-aussi, en espérant qu’il maintienne son choix de punir la secte pour sa prise d’otage et ses multiples affronts envers le Conseil – dont ils connaissaient pourtant l’existence. Mais là encore, il n’avait plus le temps de débattre.

Leurs oiseaux vont finir par nous repérer, lança Cyrus, en ordonnant aux Autumns et aux Springs de se préparer pour forcer la main à son fils, toujours indécis.

— Bon, faites bien attention à vous. Nous nous retrouverons en bas, au sanctuaire de Vol de Jais, je vous y attendrai quoi qu’il arrive. Mais si vous venez à vous perdre, n’oubliez pas que vos protecteurs ont tout ce qu’il faut en radio ou en signaux de détresse.

— Ils n’auront aucun problème à nous trouver. Je compte bien faire du vacarme en bas pour attirer Jasper. Il a dû trouver refuge quelque part, renchaîna Maria pour qu’Alessia la corrige aussitôt.

— Vous pouvez l’attirer sans violence. Leur clergé est probablement désarmé, Arcturus, tout comme ce village. Réfléchis bien à tes actes, tu n’es pas un monstre.

— Et n’oubliez pas que nous sommes là pour explorer une forêt souterraine, sauvage, et inconnu. Nous ne savons même pas ce que nous y trouverons, ni s’il sera aussi facile d’en remonter. Alors nous mettre cette secte à dos n’est vraiment pas dans notre intérêt, pensez au chemin du retour, se répéta William, dans un ultime espoir de convaincre ses deux collègues, en vain.

Malgré tous leurs désaccords, les quatre du Conseil se souhaitèrent ainsi bonne chance avant de se séparer, sous les regards inquiets de Renard qui commença à ouvrir la voie au groupe d’Alessia.

De leur côté, Maria et Arcturus s’empressèrent de rejoindre Cyrus quelques mètres plus haut, sur le seuil d’un de ces grands filets de lumières qui transperçaient les parois du souterrain. Cet endroit est parfait pour leur mettre une dégelée, on dirait presque qu’il a été creusé pour ça, souriait le vieux corsaire en regardant ses compagnons qui terminaient de préparer leur matériel, adossé sous les failles où ils comptaient le déployer. Tout comme leurs homologues du Printemps, les Autumns disposaient d’une mitrailleuse, ainsi que toute une variété d’armes dont chacun était un spécialiste. Et si les Springs venaient des quatre coins de l’archipel britannique, les Automnes étaient issus de toutes les colonies ou protectorats de son empire, et souvent de ses terres les plus rudes - afin d’offrir à Solar Gleam une équipe qui soit experte sur n’importe quel terrain. En bref, on a les moyens de vous couvrir le temps que vous descendiez le long des falaises, en vous servant des corniches et de ses grosses branches bizarres, ajouta le Seafox en ricanant de ses étrangetés, pendant que Maria allait espionner le village depuis l’une des plus petites crevasses de cette paroi.

— On a un bon angle sur leur petite jungle aussi. Shankar et ses gars pensent pouvoir l’embraser en quelques dizaines de secondes s’il y a besoin. Tout brûlera comme du petit bois, reprit-il pour qu’elle lui demande s’il avait repéré d’autres lieux à menacer.

— Non. Enfin, tout dépend de ce que vous voulez prendre en otage.

— Je vois leurs habitations mais ils doivent bien avoir une armurerie, un grenier à provisions, une infirmerie ou une école ? se questionna à voix haute, Shankar

— Je ne prends pas des infirmeries ou des écoles en otage, expédia Arcturus, sous les hochements de tête presque mitigés de son paternel.

— Ce n’est pas parce qu’Alessia et William sont partis que nous allons faire n’importe quoi. Je compte obtenir leur reddition, et ça sera très simple. Ce sont leurs chefs que nous allons prendre en otage, nous irons les chercher en bas, nous négocierons là-bas, puis nous les ramènerons ici. Nous ne menacerons le village que durant le temps des négociations, poursuivit-il.

— Très bien. Ensuite, qu’est-ce qui nous garantit que ces sauvages ne nous trahiront pas un fois dans le tunnel ? Là où les Autumns ne nous entendront plus ? C’est bien beau de penser avec son cœur, mais c’est encore mieux de le faire avec sa tête.

— Je compte bien utiliser les deux, que ce soit pour l’emporter sans massacre ou pour m’assurer qu’ils n’oseront pas attaquer nos arrières. Mais la diplomatie n’est pas une science aussi exacte que la physique ou la chimie, tu devras faire avec, lui assura-t-il, d’un air si résolu qu’elle se contenta de grogner qu’elle n’avait aucune confiance en ces sauvages, pas plus que le vieux Seafox.

— Elle a pas tort sur ce coup-là. Faut pas descendre là-bas sans un plan de secours, et faudra pousser nos garanties vraiment plus loin. Ils devront déposer armes et munitions sous notre ligne de mire, garder leurs gars loin du village et tout ce qui va avec. Qu’est-ce-que t’en dis, fiston ? suggérait-il lorsque l’éclaireur égyptien des Autumns doubla l’annonce qu’Eluned s’apprêtait à faire : j’ai repéré Cassandre, il vient de franchir l’une des portes du village avec six hommes armés, un ours et une dizaine d’autres animaux.

Immédiatement, les Seafox et les deux chefs de section jetèrent un œil discret à l’endroit qu’il leur décrivit, afin d’y apercevoir le chef militaire du Vol de Jais en train de remonter sa couvée, aux côtés de ce qui semblait être son État-Major.

Visiblement, leur petite victoire sur le Conseil ne les réjouissait pas, ils donnaient presque l’impression d’avoir réchappé à une défaite cinglante, au grand amusement de Cyrus, la déculottée qu’ils ont pris dans les bois ont dû les calmer. Pourtant, je reste convaincu qu’ils ont un moyen de ressusciter leurs hommes, regarde tous les allers-retours de leurs oiseaux, lui fit remarquer son fils avant que sa collègue ne renchaîne, ils transportent du LM, leur phalène ne doit pas être actif en journée pour leur fournir sa poussière. Arcturus accorda un bref instant à ses hommes pour qu’ils achèvent de se préparer, pendant qu’il allait prendre quelques profondes inspirations à l’écart, le dos tourné à cette paroi d’où il devrait bientôt sauter. Ensuite, je reste aussi impitoyable que Maria tout le long… ou j’imite Alessia et je fais le gars conciliant dès que j’ai réussi à les désarmer, hésitait-il en essayant d’imaginer ce que ce Cassandre allait lui répondre, il aura quand même un ours juste à côté lui, faudrait pas que je me mette à bégayer comme William. Heureusement qu’il n’était pas mauvais parleur, mais l’idée que ces négociations échouent le hantait plus que jamais, presque autant que le jour où il vint demander à David de rester à la tête de Solar Gleam en tant que président. D’ailleurs, il n’aurait sûrement aucun mal à les intimider, lui, finit-il par penser, avant de laisser échapper un rictus nerveux à l’idée d’imiter son rival, je me demande bien comment il fait pour menacer des innocents avec autant d’aplomb, de simplicité. Dans le fond, ce stress était un peu le même que le jour où il avait dû conclure ses premiers contrats, où lorsqu’il était arrivé sur les bords du bassin d’Indochine, avec Maria, là-aussi. D’un côté, ça ne s’est pas si mal terminé pour nous ce jour-là, en vint-il à s’avouer en jetant un regard à sa collègue et aux deux mercenaires qu’elle y avait recrutés, visiblement bien déterminés à récupérer les affaires de Jasper - dont une boussole qui devait leur être chère. Malgré tout, il se demanda s’il n’aurait pas dû intervenir entre Achille et Marco-Aurelio ce jour-là, s’il n’aurait pas pu éviter le drame, comme il espérait le faire aujourd’hui, ou s’il n’aurait pas empiré les choses – tel qu’il pouvait le faire dans l’heure à venir…  

Enfin, Kennocha me dirait sûrement de ne pas repenser à tout ça, finit-il par se ressaisir, en ajoutant qu’il avait plus urgent à penser pour le moment, je dois trouver la garantie que toute cette prise d’otage ne finisse pas dans un bain de sang, et vite.

— Reste lucide, Arcturus. T’as déjà connu des situations similaires, et t’as toujours su t’en tirer, ça sera pas différent aujourd’hui. Tu t’es bien débrouillé ce matin, vint soudainement lui lâcher son père, juste à ses côtés sans qu’il ne l’ait senti arriver.

— Ça n’avait rien à voir, ce n’était pas la même chose… Je ne sais pas, peut-être que c’est le nombre de vie en jeu, la fatigue ou l’adrénaline qui me pèse sur le mental… Je t’avoue que je n’imaginais pas me retrouver ici, ne serait-ce que hier matin, soupirait-il, d’un air renonçant qui poussa le vieux Cyrus à lui donner une petite tape dans l’épaule, visiblement très amusé par le trac de son fils : le risque aussi, ça s’apprend petit à petit ; tu finiras même par y prendre goût, tu verras.

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