D’ailleurs, à la surface que ses collègues espéraient rallier au plus vite, dans une petite cabane au milieu des bois sombres, Alessia se trouvait elle-aussi confrontée à un mal qui la laissait impuissante.
Lorsque le glas d’en Bas tonna, Renard avait été soudainement saisi par un mal étrange, une sorte de cauchemar dont la religieuse essaya en vain de le sortir, avant de se résigner à tenter d’apaiser les spasmes de cette crise. Mais rien n’y faisait, le goupil restait blotti contre elle, dans un coin de la salle centrale qu’il emplissait parfois de gémissements plaintifs. Seulement, il fallait bien agir d’une manière ou d’une autre, puisque la Florentine ne pouvait pas se contenter de rejoindre le Cœur, ni d’attendre le retour d’Appolonio. Il n’y avait pas un moment qui passe sans qu’elle n’entende un coup de feu, un rugissement de mutants ou toutes sortes de bruits inquiétants. Alors il n’était pas question de quitter ce refuge avec Renard dans cet état, d’autant plus qu’Alessia peinait à le soulever, et qu’Ezio devait rester capable de les protéger durant ce trajet. Désespérée, elle avait donc pris la décision d’envoyer son chevalier au secours de ses autres compagnons, afin de leur annoncer qu’elle était tombée grièvement malade elle-aussi – en priant pour que ce pieux mensonge puisse détourner ses amis de leurs péchés. Certes, il avait fermement désapprouvé l’idée de laisser sa pontife seule, dans cette cabane isolée, parfaitement intacte mais dont l’autel était maculé de sang sec. Néanmoins, après qu’elle eut sèchement insisté en commençant à sangloter, il finit par se résoudre à lui céder son pistolet, pour aussitôt se mettre en route sous les regards anxieux de sa pontife qui l’accompagna jusque sur le pas des escaliers, devant cette forêt qui lui paraissait encore si radieuse, si féérique, si parfumée avant que la nuit ne tombe.
Désormais, les bois revêtaient une atmosphère dérangeante, malsaine, même pour celle qui avait foncé tête baissée dans les collines de Fatima. Que ce soit les pétales des fleurs ou les écorces des arbres, tout luisait ici d’une teinte sanguine, crépitante comme de la braise sous la lueur de ces d’échos tordus, crispés sous une force invisible. De part et d’autre, toute la lumière de la surface avait disparu, à tel point qu’il ne restait plus que la lumière des filaments magenta, et celle de la nature mutante qu’Alessia cru bientôt voir bouger entre les arbres. Pourtant, ce n’est même pas une silhouette bestiale qu’elle discerna, ce sont des plantes et des arbres qu’elle vit bouger, presque battre au rythme des convulsions de cette brume, à tel point qu’elle préféra s’en retourner à l’intérieur. Une conscience malsaine s’agite dans cette forêt, se désola-t-elle tandis qu’elle revenait au chevet de Renard, j’espère que Notre Père nous pardonnera nos erreurs. Finalement, Maître Marco-Aurelio avait raison sur tout, je n’aurais jamais dû conduire mes amis jusqu’ici, s’exaspéra-t-elle en larmoyant de nouveau, écrasée par les reproches qu’elle n’arrivait plus à réprimer, par le sentiment d’être fautive de tout le malheur qui se jouait sous ses yeux. Qu’aurais-je pu faire de mieux, qu’aurais-je dû leur dire de plus, finit-elle par lâcher à voix haute, sans réussir à trouver là où elle avait vraiment péché, car le mensonge n’aurait rien empêché de tout ça…
La religieuse décida de confier sa peine et ses doutes à son Dieu si puissant, à son Sauveur incarné ou à sa chère Vierge Marie. Seulement, elle n’y trouva aucune consolation, aucune intuition qui vint apaiser ses angoisses, le mal de Renard, ni même la nuit que cet abject démon de l’Envie avait fait tomber sur ce lieu sacré. Pourtant, Alessia appela à leur aide du plus sincèrement qu’elle put, en vint même à supplier l’intervention de Samaël, de cet ange qui l’avait conduit ici, mais rien ne répondit cette fois. Le Seigneur m’a complètement abandonné, mes vœux ne valent plus rien, finit-elle par se lamenter, prête à se demander si sa vie n’avait pas perdu son sens, lorsqu’une pensée lui traversa l’esprit, est-ce vraiment important désormais ? Après tout, que savait-elle de ce qu’il se passait hors de cette forêt lugubre ? Était-ce une apocalypse planétaire que ses amis venaient de déclencher, sans qu’elle n’ait pu les avertir ?
Cependant, des bruits soudains vinrent bientôt sortir Alessia de son introspection, des sons de pas et de frottements inquiétants qui lui parvenaient depuis les escaliers de cette petite cabane. Et, si elle attendait ses compagnons comme le Messie, elle comprit très vite que ça ne pouvait être l’un d’eux, qu’il valait mieux qu’elle se taise, jusqu’à ce qu’elle réalise que cette chose inconnue était vraiment en train de se rapprocher. Poussée par son intuition, la Florentine décida de défaire son voile pour le jeter sur Renard, avant de se précipiter vers le couloir dès qu’elle entendit le loquet être secoué, presque forcé, comme si l’intrus apprenait encore à s’en servir. Heureusement, elle réussit à disparaître de la pièce juste à temps, en filant s’adosser à la cloison centrale, derrière cet autel où elle avait abandonné toutes ses affaires, lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir brusquement. Aussitôt, le claquement fut remplacé par des gémissements d’efforts, entrecoupés du frottement régulier d’un poids lourds traîné sur le bois. À priori, il doit s’agir d’un être humain s’il halète tout en tirant quelque chose avec autant de peine, raisonna-t-elle tandis qu’elle serrait son médaillon, hésitant à se présenter à ce potentiel rescapé de la nuit, jusqu’à ce que son intuition lui conseille plutôt de rester cachée pour le moment. Car, plus elle tendait l’oreille, plus ces grognements lui paraissaient bestiaux, à tel point qu’elle finit même par lâcher son crucifix pour aller saisir le pistolet qu’Ezio lui avait confié. Bien sûr, la religieuse du Conseil savait à peine armer cette chose, et elle était à mille lieux de s’imaginer s’en servir sur quiconque – elle qui rechignait déjà à chasser les araignées ou les mouches.
Mais dès que la porte fut refermée, c’est une voix étrangement familière qu’elle entendit fendre le silence : une voix aigüe, nasillarde, et familière.
— Maîtresse mettre bazar – Ah - partout où elle – Ah – passer, lâcha cette voix aux accents féminins, tandis qu’elle s’acharnait encore sur ce vieux loquet.
Sidérée, Alessia sauta donc sur l’occasion de jeter un coup d’œil derrière sa cloison, afin d’y reconnaître la femelle chimpanzé que Maria avait perdu avant-hier, exténuée mais soulagée d’être rentrée.
Seulement, malgré son estomac bien accroché, la Florentine fut saisie d’horreur quand elle découvrit ce qui causait tant de peines à cette pauvre bête abandonnée : un corps humain inerte. Visiblement, il s’agissait d’un sectateur du Vol de Jais qu’elle avait achevé à coup de pierre dans la nuque, comme si elle l’avait attaqué par surprise. Et c’est tout ce qu’elle se permit d’entrevoir, puisque le Singe se retourna dès qu’il réussit à venir à bout de cette porte, afin de gambader dans la pièce principale du foyer, le premier qu’elle n’ait jamais eu. Je ne devrais pas me révéler maintenant, elle reste une mutante, songeait-elle en prenant une grande inspiration derrière sa cloison, tandis qu’elle essayait de s’imaginer comment elle pourrait l’amadouer, non sans appréhension. Puisque si elle venait à échouer, rien ne laissait présager que la guenon ne décide pas de lui sauter à gorge dans la foulée. Je serai alors forcée de tirer, si tant est que j’y parvienne, s’avoua-t-elle dans un soupir contenu, le regard baissé vers cette arme funeste qu’elle serrait entre ses mains, je serai incapable de faire une chose pareille aussi vite, c’est impossible.
Mais son Dieu n’avait apparemment pas fini de les mettre à l’épreuve, l’une comme l’autre.
— Ah ! Quoi renard foutre là ?! Et qui tout bouger ici ?! Ça pas possible ! Comment je travailler comme Maîtresse si renard venir mettre bazar chez moi ! s’énervait-elle, outrée au point d’en sautiller de rage sur les planches de sa maison saccagée, jusqu’à ce qu’Alessia l’entende se figer soudainement.
— Tu être malade ? Hm… Tu avoir odeur bizarre, ça rappeler… Maîtresse… humait-elle du mieux qu’elle puisse, sous le souffle retenu de la pontife qui en redressait déjà son pistolet.
— … Je garder renard pour moment, tu servir plus tard, finit-elle par lui concéder, avant de se mettre à traîner toutes sortes de branchages et de tissus près de l’autel.
Si proche que la Florentine pût parfois sentir son odeur désagréable - presque effroyable comparée à leur dernière rencontre.
— Bon ! Être heure de travailler ! Je bien rassembler outils, tout ce quoi je avoir besoin ! … Même plus que Maîtresse ! se réjouissait-elle en retournant se saisir de ce malheureux sectateur.
Elle le traîna sur le lit qu’elle venait de confectionner, puis lui arracha ses vêtements avec une force qui fit presque frémir la religieuse – trop prudente pour retenter un coup d’œil.
— Hm… Pierre tranchante bien couper, comme je prévoir… Mais où je devoir commencer ? Grand humain avoir trop viande inutile, je devoir faire tri… Si je réussir à attraper petit humain, ça être mieux, plus simple pour étudier, lâcha-t-elle d’une voix pensive, presque pleine d’espoir, sous les airs horrifiés d’Alessia, dégoutée par les bruits de lacération et, bientôt, de mastication qui lui parvinrent.
Elle veut nous étudier, s’angoissait-elle pendant que la bête poursuivait joyeusement sa dissection, à tel point que l’Italienne se demanda si la guenon avait une raison concrète de s’adonner à cette passion macabre, ou si elle se contentait d’imiter sa chère maîtresse.
La moindre de ses phrases, de ses gestes caricaturaient le comportement de Maria, et elle prenait clairement un grand plaisir à jouer ce rôle devant elle-même, ne serait-ce que pour combler sa solitude, tel qu’Alessia le comprenait bien. Mais tout cela n’est plus un jeu, que ce soit le raclement creux du silex contre les os, le frottement des tendons arrachés à la force des mains, ou le décollement des monceaux de peaux à grands coups d’ongles, tout était là pour le lui rappeler. D’ailleurs, me laisserait-elle une chance de m’expliquer avant de vouloir me disséquer moi-aussi, en vint-elle à redouter, la tête toujours baissée vers ce pistolet qui apparaissait sans cesse comme son seul recours. Si ce singe délirant commençait à mûrir l’idée de travailler sur le goupil, elle ne pourrait plus rester ici, à écouter cette horreur. Toutefois, même si elle avait à cœur de protéger son adorable guide à fourrure, le Cœur Astral se sentait bien incapable de surgir de sa cloison pour assassiner froidement cette guenon abandonnée, dans le dos, sans pitié.
Bien sûr, si seulement je parvenais à trouver le cran de l’intimider, se lamentait-elle tandis qu’elle essayait de se représenter cette scène, ou ce meurtre que le Destin lui imposait toujours un peu plus.
— Ah ! Déjà trop sang partout ! comment maîtresse faire pour rester propre ? s’écria soudainement la guenon.
— Je devoir peut-être fabriquer outil pour faire couler sang dans feuilles. Ça pas bête. Mais… quoi faire de viande en trop, je manger ça pour pause ? Humain cacher grande force dans muscles, dans cœur ou dans… yeux ? songeait-elle d’un air sincère qui glaça le sang d’Alessia, elle espère goûter la viande humaine ?
— … Non, je devoir tout garder pour moment, Maîtresse dire ça si être ici. Je manger renard à pause. Renard, peut-être, cadeau de Voix, car je être mère intelligent, courageux, se félicitait-elle pour que la religieuse faillisse en sursauter : le Dieu mort aurait-il corrompu l’esprit de cette pauvre créature ?
Désormais, qui peut savoir ce que le Démon chuchote à sa conscience, se désolait la pontife, presque rendue à se demander s’il pouvait encore y avoir un espoir pour cette guenon, si l’influence de l’Envie ne lui avait pas effacé toute chance de rédemption, voire de raison.
Finalement, peut-être que la tuer serait la meilleure chose à faire, que ce n’était plus seulement une question de prudence, ni de responsabilité, mais de pitié très chrétienne envers cette créature délirante. Après tout, l’avenir de cette bête ne serait fait que de doutes, de déceptions, de souffrances qu’elle pouvait lui éviter. Alors, dans un sursaut de détermination, Alessia finit par redresser son canon devant son visage, comme elle avait souvent vu Maria le faire, prête à se dévoiler subitement pour rabattre son arme et en finir sans ciller, quitte à devoir s’y reprendre à plusieurs fois – comme ses chasseurs de démons le faisaient systématiquement. Mais lorsqu’elle s’apprêta à surgir, une lamentation de la guenon vint soudainement la figer au ras de sa cloison.
— Sauf que Voix pas dire comment je ramener fils… Mon fils… tout petit… lâcha-t-elle, au bord d’une crise de larmes si subite qu’Alessia n’arrivait plus à en tenir ce pistolet, si sincère qu’elle faillit même le relâcher quand elle dut s’adosser au mur pour supporter la peine de cette mère abandonnée.
Elle veut ressusciter l’enfant que le RFA lui a pris, réalisa-t-elle pendant que les sanglots et regrets du chimpanzé se succédaient à ses oreilles, au point de lentement la faire glisser contre la cloison.
Au fond, ce n’est même pas pour sa liberté qu’elle a fuie, c’est pour son fils, comprit-elle, en peinant à imaginer tous les dangers qu’elle avait dû braver pour arriver jusqu’ici, seule, au mépris des prédateurs terribles qu’elle savait y trouver. En résumé, c’était aussi admirable que tragique, c’était un véritable martyr, pour la guenon comme pour la religieuse. Je ne peux pas la tuer, s’avoua-t-elle une fois qu’elle eut fini de se laisser couler sur les planches, le regard baissé sur cette arme que ses collègues utiliseraient sans hésiter, ne serait-ce que pour mettre fin au rêve insensé de cette pauvre créature. Seulement, il n’y avait rien à faire, aucun prétexte derrière lequel se cacher, Alessia n’était pas une meurtrière, et cette mère était prête à tout pour ramener son enfant.
— Je devoir continuer… Maîtresse et Voix bien répéter que pas falloir perdre espoir, sinon être ici servir rien. Je réussir à ramener petit près de je ! Je que ça à faire… Mais – Ah ! Je oublier LM ! Si pas LM, aucune chance ça marcher ! se réjouit-elle dans un trépignement de satisfaction, comme si elle s’apprêtait à réaliser les premiers pas vers le retour de son fils.
— Hm… ça sur petit os faire pousser squelette ? … Non… ça rien faire… conclut-elle en fixant ses gouttes de LM s’infiltrer progressivement dans le blanc des os, durant de longues secondes, jusqu’à ce qu’elle éclate en sanglots.
— Je jamais arriver à temps ! Je mourir avant que petit revenir… Pourquoi méchant prendre mon fils et pas moi ?!! hurla-t-elle dans un coup de sang.
Elle en jeta son silex sur la cloison, si rageusement que le choc aurait fait sursauter Alessia si elle n’était pas, déjà, en train de fondre en larmes, au sol, en silence, éplorée contre le mur.
Effectivement, le rêve de cette mère avait peu de chances d’advenir, d’autant plus si la Florentine venait à se servir du pistolet qu’elle se tapotait contre le front, à la recherche désespérée d’une solution.
Car toute cette peine ne changeait rien au fardeau qui pesait toujours sur ses épaules, au danger qui planait sur ce pauvre Renard, tout aussi innocent que la guenon dans cette histoire d’enlèvement qui l’avait jetée dans cette folie. Alors, pour résoudre ce dilemme, Alessia fit comme elle l’avait toujours fait, elle pria pour obtenir une réponse de son Seigneur ou de Samaël, elle implora une aide du plus ardemment qu’elle put, jusqu’à ce qu’une réponse unanime naisse en son esprit. Il faut tuer ou être tué, telles sont les lois de la vie, prononça cette voix impassible, impitoyable, bien trop sûre d’elle pour venir du fond de sa conscience douce et pieuse. À l’évidence, c’est ce dieu mort qui pollue mes pensées, s’écœura-t-elle en s’efforçant de chasser cette présence malsaine qui bouillonnait au fond de ses veines, sans réellement y parvenir. Si tu veux sauver Renard, alors fais ce que tu dois faire, lui répétait le LM malgré tous ses efforts pour le contenir, pour l’apaiser, pour se concentrer sur tout l’espoir qui pouvait subsister en elle, jusqu’à remuer le tréfond de son cerveau en quête d’une solution qui ne fusse pas tâchée de sang. Mais là encore, aucune intuition ne surgit pour la libérer de cette angoisse qu’elle refusait d’admettre, y compris lorsque la Voix revint à la charge, à tel point que la Florentine se résolut presque à abandonner. À ce moment, elle préféra encore se réfugier dans ses souvenirs, plutôt que de penser au meurtre immonde qui s’imposait sans cesse davantage. Seulement même là-bas, elle n’y trouva pas le moindre répit, pas la moindre vision heureuse, puisque ce n’était pas la première fois qu’Alessia gisait contre une cloison, avec un assassin derrière celle-ci…
La dernière fois, cela remontait à son enfance, c’était dans sa propre maison, le soir où elle dut se cacher pour survivre aux meurtriers de ses parents et de sa petite sœur chérie. D’ailleurs, elle s’appelait Maria, elle-aussi, bien qu’elle fût à l’opposé de celle que son aînée avait rencontré des années plus tard. En effet, la seule chose que Maria Lespegli da Firenze partageait avec la Franco-Polonaise, c’était leur imagination débordante, leur ruse ou leur côté espiègle, presque malicieux. Même vingt plus tard, Alessia se rappelait encore les blagues qu’elle faisait à tout le monde, à partir de tout ce qu’elle pouvait trouver, dans n’importe quelle situation, contre n’importe qui, y compris les domestiques ou sa grande sœur. Une fois où les parents étaient absents, la cadette était allée jusqu’à mener toute la demeure en bateau durant une nuit entière, après avoir laissé courir la légende que la dernière fille des Lespegli da Pisa, mystérieusement décédée, reviendrait se venger sur la branche usurpatrice de Florence lors du 66ème anniversaire de sa mort. Évidemment, chacun fut gêné d’entendre la fillette ressasser ces sombres histoires de famille qu’elle n’était pas censée connaître, quand bien même personne n’y croyait vraiment. Pourtant, cette nuit-là, la maison fut tellement hantée qu’Alessia n’osa plus quitter sa chambre, réfugiée dans une armoire depuis qu’elle avait vu s’approcher cette ombre projetée contre un mur du couloir, accompagnée d’une boite à musique usée et d’un vent glacial. Naturellement, l’aînée avait fini par apprendre qu’il ne s’agissait que de sa petite sœur, et même à comprendre comment elle avait monté tous les petits artifices qui avait terrorisé jusqu’à leur vieille nourrice. Elle était si douée, tout était si bien conçu qu’elle aurait même effrayé un fauve, souriait-elle tandis qu’elle revoyait son visage et ses mimiques, récoutait sa voix et ses rires, si clairement qu’elle sentit bientôt une douce présence naître en son cœur.
Si ça a fonctionné sur des humains, ça marchera bien sur un singe, réalisa la pontife en songeant à comment sa cadette s’y serait prise pour terroriser cette guenon, lorsque la voix de cette dernière la tira hors de sa réflexion.
— Tiens, ça pas être ici avant. Ça cadeau de Voix ? s’intrigua-t-elle pendant qu’Alessia l’entendait ramasser son silex, juste de l’autre côté de la cloison, près de l’autel où les Italiens avaient laissé leurs sacs que le singe s’empressa de fouiller, avec grand plaisir.
Pêle-mêle, la guenon y dénicha des friandises délicieuses, des sous-vêtements, des couteaux, des crayons et même du jus de pèche frais dans une bouteille de Dewar – la toute dernière invention à la mode pour conserver la température.
Mais, surtout, elle jeta dans son dos plusieurs objets dont elle ne parvenait pas à saisir l’utilité, comme des livres d’Appolonio, la radio portative d’Ezio ou la petite boite à musique que la Florentine écoutait parfois pour s’endormir. La radio pourrait servir à quelque chose, réfléchit-elle avec le regard perdu dans le reflet du métal de son pistolet, ça devrait lui faire de l’effet ça-aussi. Puis, quand les fusées de détresse vinrent rouler dans le couloir, presque à ses pieds, la religieuse finit par remercier son Seigneur de ne pas l’avoir abandonnée, la Providence me tend tout ce qu’il me faut, juste sous mes yeux. Néanmoins, encore fallait-il réussir à réunir tous ces outils, y compris ceux qui traînaient près de l’autel, presque sous le regard du singe mutant qui s’en retourna à sa dissection. Et, bien évidemment, c’était prendre le risque d’être attaqué dans la foulée, puisqu’il était certain que l’animal se sentirait instinctivement agressé par l’irruption de cet intrus qu’il ne tarderait pas à repérer. Seulement, si je ne prends pas ce risque, le sang coulera forcément, se résolut-elle en prenant son courage à deux mains, sûre d’avoir trouvé sa voie, sa façon de triompher, je n’ai pas le droit de faillir à cet espoir.
Alors, sans perdre plus de temps, la religieuse se défit de ses bottes en espérant que cela atténue suffisamment le bruit de ses pas sur le bois des planches, posa ce pistolet qui ne ferait que l’encombrer, puis se releva pour approcher doucement du ras de la cloison. D’un bref coup d’œil, elle put ainsi repérer sa lanterne, les flasques d’alcool de ses chevaliers, ou leurs deux radios dont elle avait besoin pour réaliser son plan. En revanche, celle d’Appolonio dépassait tout juste de son sac, la lanterne gisait derrière, et le singe n’aurait qu’à tourner la tête pour l’apercevoir. Cet autel serait la seule chose qui puisse me cacher de son regard, s’exaspéra-t-elle en ramenant la tête contre le mur, afin de prendre une dernière inspiration tandis qu’elle songeait à la probabilité d’être sentie ou entendue. Certes, elle savait que les chimpanzés étaient comme les humains de ce point de vue-ci, ils n’avaient qu’un odorat vaguement supérieur à ces derniers, et une audition toute aussi relative, surtout lorsque leur gros cerveau se concentrait à un apprentissage méticuleux. Ainsi, tant qu’elle reste plongée dans sa dissection, elle ne pourra pas me voir, se répéta-t-elle avant de jeter un nouveau regard vers la bête, en pleine observation du système digestif qu’elle espérait comprendre avant de faire sa pause. Bref, si Alessia espérait encore sauver Renard sans violence, c’était maintenant ou jamais.
Malgré son stress, elle n’attendit pas une seconde de plus afin de commencer à glisser doucement sur la paroi, sans un bruit. Car elle n’avait peut-être rien d’une experte de la discrétion, ce n’était pas la première fois qu’elle atténuait sa respiration pour la changer en souffle continu, qu’elle se retenait de hâter ses pas ou de les arrêter pour ne pas casser le rythme délicat qu’ils formaient. En vérité, à chacun d’eux, Alessia sentait presque ce parquet lui devenir familier, comme si c’était le même qu’il y a dix-huit ans, lorsque les Carbonari traquaient encore la dernière fille des Lespegli de Florence dans les couloirs de sa propre maison. D’ailleurs, ce soir-là aussi, elle avait tenu le pistolet que lui avait laissé l’un des domestiques avant de la cacher, mais elle avait préféré échapper aux assassins de sa famille plutôt que de sombrer dans une vengeance irraisonnée. Par chance, cela lui avait réussi cette nuit, puisqu’ils finirent par incendier la maison en espérant que la fillette y soit prise au piège. Cependant, la situation n’avait jamais été aussi tendue, aussi suspendue au moindre faux-pas qu’elle priait de ne pas commettre sur ce bois, prête à basculer au premier rugissement de mutant qui suffirait à faire sursauter ce singe fou.
Malgré tout, j’y suis presque, se réjouit-elle en se baissant pour ramasser les flasques, près des sacs qu’elle atteindrait dans la seconde qui devait suivre, lorsque tous ses espoirs furent brisés en un mot.
— Ah ! » s’écria la guenon en sursautant d’un seul coup, saisie par une réflexion subite.
— Mais je avoir crayon et papier ! Je pouvoir écrire comme Maîtresse, je aussi ! se réjouissait-elle, au grand soulagement d’Alessia.
Celle-ci avait glissé derrière l’autel dans un ultime recours, en priant que ses cheveux ne dépassent pas trop de la pierre lisse, ou que le singe ne vienne pas chercher du papier dans son sac.
Mais, visiblement, ce n’était pas nécessaire, puisqu’il semblait avoir déjà trouvé le calepin, ainsi que les quelques schémas théoriques qu’elle avait médité sur la route – depuis son départ de Rome.
Ainsi, pendant qu’il se fascinait pour ces beaux dessins, elle se pressa de ranger ses flasques ou ses feux de détresse dans ses chaussettes, d’enrouler une corde autour de sa jambe, puis en profita pour rapprocher sa lanterne avant de régler la radio d’Appolonio sur la fréquence qui l’intéressait, sans l’allumer pour le moment. Puisque les radios de Semper Peace avaient beau être de véritables bijoux de technologie conçus à prix d’or, la pontife savait qu’elles n’étaient pas complètement silencieuses, tout comme elle redoutait que l’animal se montre un peu plus intelligent que prévu. Alors, par sécurité, elle la dissimula soigneusement sous des vêtements, calée grâce à tous les objets qu’elle put trouver, de façon à ne laisser qu’un bouton qu’elle s’apprêtait à enclencher. C’est le moment de vérité, se confia-t-elle en appuyant dessus au premier rugissement favorable, pour qu’un très léger ronronnement ne commence à s’élever du sac aussitôt refermé, sans que ça n’attire l’attention de la guenon. Dieu soit loué, faillit-elle sourire dès qu’elle put soulever délicatement sa petite lanterne de métal, avant d’opérer un demi-tour en silence, il ne reste plus qu’à repartir, courage. Afin de s’assurer que la guenon soit toujours plongée dans son dessin, Alessia jeta donc un dernier regard au singe, puis se redressa du mieux qu’elle put, quitte à tenir sa lanterne à deux mains pour ne pas faire cliqueter la ferraille. De la même façon qu’elle était venue, sans s’arrêter ni se retourner, elle rejoignit l’abri de sa cloison en quelques secondes.
Évidemment, il lui fallait encore mettre en place tout son petit artifice, ainsi que récupérer la radio d’Ezio ou sa pelisse qui gisaient à trois ou quatre pas du couloir, mais elle avait déjà tellement mûri son plan qu’elle ne mettrait pas cinq minutes à le finaliser. Quant à la guenon, elle se remit bientôt à sangloter paisiblement, de joie cette fois, quand elle comprit qu’un papier et un crayon pouvaient faire bien plus que reproduire des organes, qu’elle pouvait aussi y faire revenir le visage de son fils. Certes, il lui restait encore beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir redessiner ses petites mains ou son regard innocent, ce serait presque aussi long que de comprendre comment fonctionne le LM, un corps simiesque, la vie puis la résurrection. Pourtant, elle ne comptait pas se décourager et, au fond, chacun de ses coups de crayons soulageaient sa peine à leur manière. Les plus nets lui redonnaient espoir au point d’en sourire, les plus imprécis lui rappelaient à quel point son enfant était beau, et même le plus immonde d’entre eux lui prouvait qu’elle ne pouvait pas laisser faner ces souvenirs, que c’était le seul moyen de les faire fleurir. En plus, elle avait trouvé une sacoche remplie de toutes les couleurs qu’elle pouvait souhaiter, c’était comme un nouveau monde qui s’offrait à elle, toujours un peu plus, un peu mieux. Durant de longues minutes, elle se berça donc de ses souvenirs qu’elle y griffonnait, de ses espoirs qu’elle y esquissait, à tel point que son ventre finit par gargouiller.
Cela faisait maintenant des heures qu’elle n’avait pas mangé, depuis qu’elle s’était aventurée en quête d’un sujet d’étude dans cette forêt qui l’avait mise à rude épreuve, tel qu’en témoignait ces petites blessures au bras.
— Je devoir faire pause, devoir trouver force pour petit, et pour dessin. s’avoua-t-elle d’un air pensif qu’elle tourna vers l’un de ses couteaux fraichement acquis, puis sur le goupil.
— Ana dire que renard être animal intelligent, lui faire bon repas pour je. Je commencer par tête, ajouta-t-elle en se saisissant de son arme pour approcher de sa proie.
Elle tâta son cou pour décider de comment elle allait l’achever, lorsqu’un fracas de lumière et de feu retentit dans son dos.
Paniquée, elle se retourna d’un sursaut pour faire face au vacarme avec son arme en main, mais se figea aussitôt devant une créature plus terrible que tous les mutants qu’elle avait croisé jusqu’à présent : une silhouette sombre cerclée d’un halo de feu.
Heureusement, celle-ci était apparue derrière la cloison, de telle sorte que seule son ombre venait crépiter contre l’un des murs de la pièce, à la fois inflexible et vacillante sous la lueur de ses propres flammes. Néanmoins, la guenon voyait déjà ses fumées et ses brumes emplir lentement le couloir qui la séparait de ce démon, de cette vision qui pouvait sûrement la détruire d’un regard brûlant. Pour l’instant, jamais la Voix n’avait revêtu une quelconque apparence, que ce soit sous ses yeux ou dans ses pensées. Pourtant, si elle devait en avoir une, ce serait celle-ci, ça ne pouvait être que celle-là.
— Tu… Tu être Voix ? demanda-t-elle timidement, en posant son couteau devant elle pour aller ramasser son crayon et son carnet d’un air inquiet.
— Non. Je suis la voix du Dieu d’en Haut, je suis la lumière qui règne sur ta maîtresse. Sur tous les hommes et les bêtes de cette terre ! clama l’Ombre ardente.
Un ton caverneux semblait résonner de partout dans la pièce, à tel point que le Singe n’était même plus sûr d’où se tourner quand la voix reprit plus calmement.
— J’ai vu les crimes que tu as commis dans ton désespoir, mais je te les pardonne, car j’ai aussi entendu tes lamentations. Je suis venue pour répondre à ta peine, serais-tu prête à m’écouter ?
— Euh – Je vouloir que petit revenir à vie… S’il vous plaire. Euh – Je offrir renard pour vous ? supplia la femelle éplorée d’une voix tremblante. Ce qui parut toucher le cœur de cette silhouette, silencieuse comme si elle cherchait ses mots – ou comme si elle contenait sa tristesse, voire sa honte.
— … Je ne peux te redonner ton enfant maintenant. Mais il te reviendra un jour, si tu retournes auprès de ta Maîtresse, je te le promets, j’y veillerai, lui annonça-t-elle finalement. Sur un ton le plus compatissant et le plus ferme qu’elle pouvait lui offrir, pour que la guenon éclate de colère.
Car s’il y avait une chose qu’elle refusait coûte que coûte, c’était de revenir auprès de Maria, auprès de cette responsable, de cette égoïste et, plus que tout, de cette menteuse.
En vérité, même le singe avait compris que sa maîtresse ne ressusciterait jamais son petit, qu’elle suivrait ses rêves en se fichant bien des siens, qu’il ne serait toujours qu’un animal servile à ses yeux. Et si cette mère n’avait jamais croisé son chemin, elle serait sans doute plus heureuse, elle le criait avec des larmes si fortes qu’elles lui brûlaient les yeux, qu’elle attisait cette rancœur contenue trop longtemps. Du mieux qu’elle put, Alessia voulut donc apaiser sa rancœur et son chagrin, quitte à lui jurer que sa maîtresse reviendrait sur ses erreurs, ou qu’elle pourrait demander refuge auprès de l’un de ses trois amis si ce n’était pas le cas. Malgré tout, la bête s’obstinait, elle savait bien que tous les humains n’auraient que mépris pour elle, qu’elle était infiniment seule face à la froideur glaciale du monde, quoi que la religieuse lui proposât avec la voix la plus sincère possible.
Elle eut beau lui promettre une chambre individuelle, des connaissances à foison, des congénères ou même des sœurs pour soulager sa peine, rien n’y faisait, la mère ne recherchait plus qu’une chose et les autres n’avaient plus de valeur.
— Tu n’auras rien tant que tu me désobéiras ! finit par tonner l’Ombre de feu, en espérant que cela puisse lui ramener l’attention de la guenon, dont les sautillements compulsifs et frénétiques faisaient vibrer le plancher, jusqu’à redoubler d’intensité lorsqu’elle lui cria sa première phrase.
— Je refuse, je n’obéirai plus !
— Alors pars dès à présent ! Et laisse ce renard derrière toi ou je te punirai, tu seras damné pour l’éternité et tu ne donneras plus jamais descendance !
— Je – Tu et tes hommes payer un jour pour tout ce que vous faire ! Je jurer ça sur mon fils ! répondit-elle, furieuse mais pétrie de crainte, si terrorisée qu’elle prit à peine le temps de ramasser son carnet et ses crayons quand le Dieu d’en Haut exprima sa colère, en crachant un coup de feu à travers les planches juste à ses pieds.
Dans la foulée, le Singe détala de la cabane puis disparut dans les bois d’en Bas, sous les regards dépités d’Alessia qui sortait sa tête des hautes-herbes, couchée entre les pilotis.
Pauvre bête, j’aurai dû réussir à la convaincre, s’exaspéra-t-elle en balayant du regard les alentours pour s’assurer que la voie était libre, avant de ramper jusqu’à ce qu’elle puisse se redresser, et se consoler de n’être pas parvenue à la renvoyer auprès de Maria. Au moins, tout le monde en est ressorti vivant, se réjouit-elle intérieurement dès qu’elle entrevit Renard, depuis le seuil de la cabane qu’elle referma aussitôt derrière elle. Mais le goupil restait prostré, coincé dans ce cauchemar sans fin, en dépit des caresses de la religieuse qui préféra en détourner le regard. Seulement elle le regretta très vite, puisqu’elle dut lutter pour ne pas vomir lorsqu’elle vit le corps démembré du sectateur, éventré au point que ses entrailles en sorte. Alors, plutôt que de se désespérer auprès de son ami, ou de se dégoûter devant cette dépouille, elle décida de remettre son voile sur le malheureux goupil, après une courte prière. Ensuite, elle s’empressa d’aller démonter toute sa petite installation du couloir, non sans avoir accordé un regard fugace à son Dieu d’en Haut, crépitant tel un œil cerclé de flammes. Je n’aurais jamais cru que cela marche aussi bien, s’avoua-t-elle tandis qu’elle renfilait ses bottes pour écraser le feu de détresse qui brûlait encore derrière sa lanterne, recouverte par la pelisse qui lui servit à délimiter le contour du halo de feu. Quant à la silhouette, il s’agissait simplement de l’ombre projetée des flasques empilées, surélevée grâce à la trappe qu’elle avait maintenue légèrement baissé pour que la lumière de sa lampe fuse au-dessus du sol, tel une vraie divinité. Bien sûr, elle songea à éponger l’alcool imbibé de LM qu’elle avait répandu tout autour, ne serait-ce que pour s’épargner l’odeur et dissiper les filaments, mais elle n’avait rien d’autre que ses propres vêtements ou ceux du cadavre ensanglanté pour le faire.
Je devrais trouver un moyen d’enterrer ce pauvre homme, finit-elle par se résoudre en éteignant sa lanterne, lorsqu’un vacarme sourd perça le calme de sa cabane, si vite et si fort qu’elle n’entendit qu’une mêlée de cris avant que les cloisons ne se mettent à trembler.