Déçu, il s’en retourna au fond de sa cellule, afin de faire quelques pas en réfléchissant à tout ce qu’il avait entendu, même s’il avait l’impression d’y comprendre encore moins qu’avant. Si elle était là, Maria aurait sûrement des tas de choses à en dire, s’exaspéra-t-il, en se reprochant de ne pas avoir plus insisté sur le sujet du Prophète, il était impossible que le Haut-Prêtre et Cassandre ne connaissent pas au moins son visage ou sa terre maternelle. J’aurais dû lui poser une question piège, je suis plus vif pour ce genre de choses d’habitude, Alessandre et Théo se paieraient ma tronche s’ils apprenaient ça, sourit-il nerveusement, avant de se demander s’il ne serait pas judicieux d’appeler la relève pour voir si elle était aussi loquace. Après tout, j’ai rien à perdre, et encore moins à faire, s’avouait-il en arrivant vers les barreaux, lorsqu’il entendit des sons étranges, comme des glapissements étouffés.
— Jasper ! Ils sont partis ? lui chuchota Renard.
Toujours étalé de tout son long avec les yeux grands ouverts, pour que Jasper lui fasse signe de la tête.
— Ouf ! J’ai bien cru qu’ils comptaient nous faire du mal.
— Si tu parles du garde, ce n’est pas un mauvais bougre, loin de là. Tu n’as pas à les craindre, ceux sont de véritables amis des animaux apparemment.
— Apparemment ! Si tu vas par-là, le berger et son chien sont amis avec les moutons. Mais moi, je ne compte pas être un mouton, je tiens à ma liberté, je ne veux pas être protégé ou enchaîné à une famille que je n’ai pas choisie, lui répondit-il, au grand étonnement de Jasper qui ne voyait pas pourquoi la secte voudrait le réduire à l’esclavage.
Pourtant, le goupil était sûr de ses accusations, prêt à les défendre contre toute la bonne foi de son codétenu, bien qu’il n’ait pas écouté la moitié de la conversation avec le geôlier.
Selon Renard, le Vol de Jais enlevait les animaux pour les corrompre et les manipuler, il les emprisonnait dans un confort où l’autorité reste humaine, dans une sécurité paresseuse qui les prive de leur liberté profonde. Pire, cela risquait de les déformer tels que les chiens l’avaient été, c’était leur voler leur chance de prospérer comme celle que l’Humanité avait saisie. Quant à leur prétendu rôle dans la Forêt d’en Bas, vis-à-vis de sa Voix ou de son Cœur, ce n’était qu’hypocrisie là-aussi, les sectateurs ne se privaient pas d’utiliser le pouvoir qui y sommeillait lorsque ça servait leurs desseins, Jasper en avait été témoin. La secte attendait quelque chose du LM tout autant que les autres, elle avait simplement une vision différente de l’avenir qu’elle évitait soigneusement de mettre en avant.
Mais si Renard était sûr d’une chose, c’était que Jasper ne devait pas la rejoindre, ni chercher à jouer au plus malin, c’est une mauvaise idée, et je m’y connais dans ce domaine.
— Hm ! Tu te mets à me donner des conseils ? lui sourit-il.
Le goupil baissa le museau comme s’il regrettait de s’être montré si proche.
— Fais pas cette tête-là. Au fait, tout ça, tu l’as appris en discutant avec d’autres animaux ou t’es allé leur voler leur repas à eux-aussi ?
— Ouais, je discute beaucoup avec les corbeaux, les hiboux, les autres renards, ou les lynx quand ils ne sont pas de mauvaise humeur. Avec les rongeurs, mais je les mange après, c’est plus vraiment une conversation à ce niveau-là. Il y a bien les serpents aussi, mais ils mentent beaucoup, lui résuma-il.
L’Alsacien lui confia qu’il pensait que ce dernier détail était un cliché.
— Ah non ! C’est vraiment tous des menteurs, sauf les couleuvres. Elles, elles sont gentilles, presque autant que les ours quand ils ont déjà mangé.
— Eh ben… Il y a de la vie dans la forêt, tu dois moins t’ennuyer que moi quand je traîne dans les rues de Paris. Tu comptes faire quoi quand ils t’auront relâché ? reprit-il en espérant donner une forme de sourire à son nouvel ami, sans imaginer que l’animal allait se mettre à lui raconter sa vie.
Pourtant, Dieu sait qu’elle était remplie en cette période de l’année, alors il fallait vite que cette secte le libère pour qu’il se prépare à affronter son deuxième hiver.
En plus, les oiseaux avaient annoncé que les prochaines semaines seraient clémentes, c’était donc le moment parfait pour chasser et grossir un maximum, sans parler du fait que la vague de froid à venir devait être particulièrement rude - encore pire que l’année précédente qui avait tant traumatisé le renardeau. D’ailleurs, tous les rongeurs ont fait savoir que leur hibernation serait anticipée, ajouta-t-il, non sans s’agacer de ce ramassis de feignants qui venait chambouler son programme, il y aura plus grand-chose à chasser en journée s’ils ne sont plus là. En bref, il allait devoir migrer vers son territoire d’hiver plus tôt que prévu, afin d’y cacher des réserves de nourriture du mieux qu’il puisse, tant les corbeaux étaient parfois impitoyables dans leurs inspections.
Quant à l’humain qui entendait tout ça, il en venait à se demander si les animaux n’avaient pas des porte-paroles…
— Il y en a, ceux sont les pigeons et ce genre d’oiseaux, un peu naïfs, s’occupent de diffuser les informations à tout le monde. Le problème, c’est qu’ils sont cons comme des glands, la moitié de ce qu’ils disent est faux. Mais quand il s’agit de simplement relayer les dates d’hibernation, les grandes catastrophes ou le temps qu’il va faire le mois prochain, ils sont assez fiables, donc tout le monde les écoute, juste pour ça, en fait… Et il n’y a personne d’autre pour faire leur boulot à la con de toute façon.
— Je vois l’idée. On a les même chez nous, on appelle ça des journalistes.
Le goupil parut lui sourire, mais avec un air légèrement gêné.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, tu as quelque chose à me dire ? C’est en rapport avec des visions que tu aurais eu pendant ton sommeil ?
— Euh – Non. Enfin si. Mais ce n’est pas ça le pire, nous sommes prisonniers je te rappelle… Et de toute façon, j’ai pas envie d’en parler.
— Hm ! Nous ne sommes peut-être pas si différents toi et moi, voulut-il en conclure, sans que Renard ne semble vouloir le contredire, lorsqu’une voix se fit entendre à l’entrée de cette tranchée poussiéreuse, celle de Cassandre.
Visiblement, c’était le verdict qui arrivait, et à entendre le ton agacé dans la voix de ce dernier, il n’y avait pas de quoi s’en réjouir.
Si c’était vraiment lui mon avocat dans cette affaire, c’est mauvais signe, soupirait-il en faisant quelques pas vers les barreaux, avant de se retourner vers son codétenu pour essayer de le rassurer. Mais bien évidemment, Renard était déjà étendu de tout son long sur le sol, à faire le mort dans la position exacte où il était avant de se réveiller, il ne perd pas de temps lui au moins ...
— Content de te revoir avec les yeux en face des trous, Paria, mais ton cas ne s’est pas arrangé, lança aussitôt Cassandre en arrivant devant sa cellule, sans que ça ne décourage Jasper.
— J’ai plaidé en ta faveur pour que nous te gardions en otage ou pour une rançon, mais cela n’a pas suffi à convaincre entièrement le Haut-Prêtre, il a exigé ta condamnation à mort, reprit-il.
L’Alsacien sentit tout son sang faire un tour complet.
— Heureusement, une bonne étoile est venue à ton secours, comme dans les légendes. Le Prophète a insisté pour que tu sois conduit directement devant eux, au sanctuaire de la Forêt d’en Bas, afin qu’ils puissent délibérer sur ton cas. Pour ma part, je n’ai plus rien à voir avec ton destin, ma patience vis-à-vis des clercs a atteint sa limite, mais je peux t’offrir un conseil avant que tu quittes ta prison. Tu n’es pas chez des ennemis ici, tu peux facilement échapper à ta condamnation et à ton destin de paria si tu réfléchis bien, résuma-t-il.
Jasper préféra lui demander ce que la secte avait décidé pour Renard.
— Il est déjà connu par nos oiseaux. Seulement nous n’avions jamais croisé son chemin pour l’instant, c’est une chance que le destin nous l’ait amené. Nous allons le prendre en charge maintenant, il n’a plus rien à craindre.
— Vous comptez le dompter ? lâcha-t-il.
Le goupil se retenait de ne pas frissonner à l’idée de son esclavage prochain, surtout lorsqu’il apprit que le clergé du Vol voulait d’abord lui poser des questions à lui aussi.
— Ma foi, les animaux sont parfois témoins de détails importants sans le savoir. En tout cas, je ne pensais pas que nous étions si … intrigants. C’est plutôt bien, non ? en sourit Jasper.
Cassandre s’étonna d’une attitude aussi sereine.
— Je suis sûr que vos maîtres seront très avisés et que tout va bien se passer, nous nous reverrons bientôt, se justifiait-il en gardant cet air insouciant, même lorsqu’il vit arriver les deux seuls gardiens de ce couloir carcéral avec les fers qui allaient l’enchaîner.
Mais à la première occasion, je vais leur mettre des balayettes dans les chevilles et me barrer à toute vitesse, se retenait-il simplement d’ajouter, lorsque Cassandre ferma les yeux en levant sa main gauche, avec l’index et le majeur dressés vers le ciel pour démarrer une incantation.
Dès ses premiers mots, les yeux du sectateur se mirent à exhaler une étrange brume bleutée sous leurs paupières, rayonnant à chaque syllabe qu’il semblait souffler dans le vent, si bien que sa parole parut faire vibrer les barreaux quand il rompit le premier sortilège, ô Raziel, que tombe le mensonge. Ô Camaël, que justice offre pardon, reprit-il pour que la grille de terre ne se désagrège en un rideau de poussière, tel une barrière que les gardiens franchirent sans hésiter, sans qu’un seul grain ne se dépose sur ses vêtements. Abasourdi, Jasper les questionna donc sur la nature de ce pouvoir, tandis qu’ils lui passaient les fers et qu’ils se saisissaient du renard inerte. Seulement, si ce n’est que le Prophète aurait transmis ce savoir au Vol de Jais, Cassandre se garda bien de lui en révéler plus, non sans lui rappeler sèchement qu’il était encore un prisonnier. Malgré tout, cela ne l’empêcha pas de continuer à jouer le parfait repenti, puis le touriste ébahi dès qu’il découvrit le village, dont il percevait l’odeur et les échos chaleureux depuis quelques heures maintenant.
La couvée d’Émosson était un grand hameau de près d’un millier d’hommes, construit sur les pentes coincées entre la Tour Salllière et le Mont Ruan, sillonné par les torrents que le Vol avait aménagé en petits canaux pour agrémenter toute cette cuvette naturelle. Ce fut près du cours de l’un de ces ruisseaux que Jasper ressortit, afin d’y être confié à la garde de trois sectateurs. Depuis le devant de porte du petit débarras isolé où il avait été placé faute de mieux, il aperçut des petites maisons de bois et de terre jusqu’au muret d’enceinte, dont il voyait poindre les petits postes d’observations ici ou là, enjambant parfois le cours des ruisseaux venu doubler leurs palissades fleuries. Bien que l’espace y soit réduit, chaque foyer était clairement délimité, entouré de ses étables devant lesquelles passaient canaux et sentiers, chaussé par ses terriers et couronné de ses nichoirs. En fait, il y avait de tout ici, et plus encore tel que Jasper le remarqua en apercevant des mutants étranges, beaucoup moins monstrueux que ceux qu’il connaissait, parfois presque aussi humain que lui. Pourtant, chacun y vivait en paix, à son aise et très clairement de son plein gré, si bien qu’il finit par douter des accusations de Renard. Même les poissons du petit lac artificiel sautaient hors de l’eau sans crainte, pendant que les sectateurs s’y baignaient ou que des oursons regardaient l’eau défiler sans y mettre de grands coups de pattes, ni se chamailler avec les autres enfants présents. Bien sûr, il y avait un véritable système d’éducation dans les couvées du Vol, peut-être même plus efficace que celui de mon village, s’avoua-t-il en voyant une classe apprendre à identifier les champignons en compagnie d’un sanglier, puis une garderie animée par des poules commandant à des louves. Malgré tant de curiosités, Jasper fit de son mieux pour ne pas paraître trop condescendant ou méprisant envers cette idée de la société terrestre, dire que je balançais des galets sur les pigeons quand j’étais môme, on était loin d’imaginer un endroit comme ça.
Cependant, il n’était pas au bout de ses surprises, car depuis tout ce temps qu’il passait à regarder autour de lui, il n’avait toujours pas remarqué le spectacle unique vers lequel il était conduit avec les fers aux pieds. Tout au fond de cette cuvette alpine, de grandes branches serpentaient contre les falaises, assez solides pour y abriter des maisons, assez larges pour abriter le cœur de la couvée, assez lisses pour que ceux qui en descendaient soient pieds nus sur son écorce taillée. Ils doivent aller au marché, comprit-il, en apercevant la petite place au pied de la rampe qu’ils allaient emprunter pour atteindre cette canopée, sous les commentaires de ses nouveaux geôliers, en fin de compte, tout aussi sympathiques que les précédents. Selon eux, l’artisanat d’ici était certes primitif, mais il n’était pas dérisoire ni décevant pour autant, tout comme leur mode de vie. Pour sûr, les habitants de la couvée n’avaient pas d’électricité, de gaz ou de charbon pour alimenter leurs infrastructures, leurs foyers ou leurs ampoules, toutes dépourvues de canalisations car il était abominable de cacher les fluides de Mère Nature sous la terre, enfermés dans des étuis. L’eau à boire était celle des canaux, et celle pour se laver baignait dans quatre petits lacs, séparés entre mâles et femelles, reliés aux cours inférieurs des torrents. Quant au feu, il n’était que décoration aux yeux du Vol, il n’était réservé qu’aux espaces publics avec interdiction formelle de le propager, puisque chaque foyer était déjà gardien de sa propre énergie.
Quand une famille doit fonder sa maison, le clergé lui confie une goutte de la Forêt d’en Bas pour la chauffer et l’éclairer, selon les anciens rites qu’ils y ont découverts, confia l’un des geôliers de Jasper, tandis que ce dernier les interrogeait sur la façon dont ils affrontaient l’hiver alpin ou le glas de la nuit.
— Je n’aurais pas cru que le LM puisse servir à ça aussi, vous devriez partager ce savoir avec le monde entier, leur sourit-il pour que les deux gardes ne ricanent.
Cette goutte n’était pas une facilité ou une récompense à leurs yeux, c’était un outil néfaste pour les servir dans leur rôle de gardien envers la Forêt d’en Bas, un rappel de leur serment éternel au devoir du Vol de Jais.
— Je comprends l’idée, c’est vrai que ça doit bien vous aider à les défendre en restant discret. Mais ces anciens rites, vous les avez trouvés dans le sanctuaire de la Forêt ou ça vient de votre Prophète ? les questionna Japser.
— Probablement un peu des deux, le Prophète a déjà dû venir au sanctuaire et il s’y connait plus que vos quatre savants sur bien des sujets, résuma l’un d’eux, aussitôt suivi par son camarade qui ajouta que la Forêt d’en Bas avait déjà eu des gardiens par le passé.
— Malheureusement, ils auraient été menacés durant la chute de l’empire romain. Ils ont fini par être forcés de sceller les tunnels, avant de se disperser pour sauver leur devoir sacré, combattre n’aurait fait que laisser la voie libre aux envahisseurs. Enfin, c’est ce que les clercs ont pu conclure jusqu’à présent, mais ceux de notre couvée ne sont pas les plus vifs, ni les plus clairvoyants, s’agaça-t-il.
Ils finissaient d’atteindre le premier étage de la canopée d’Émosson, s’il pouvait y avoir un premier étage dans cet entremêlement de branches qui formaient ses rues.
Si le charme d’une vie simple ne laissait pas l’Alsacien insensible, il fut sacrément surpris de voir que le Vol n’était pas qu’une communauté recluse de pacifistes primitifs.
Dans les hauts-quartiers de la couvée, c’était l’utopie du Vol de Jais qui s’exprimait, bien plus concrètement que dans ses foyers et leurs gouttes, bien plus sérieusement que dans ses piscines et leurs canaux. D’un côté, il vit des oiseaux et des serpents ramener eux-mêmes leurs plumes et leurs mues à un artisan, près d’un compagnon ébéniste qui expliquait son schéma aux termites sensées parfaire son meuble, tous deux vêtus de belles fourrures en la mémoire de leurs amis défunts. De l’autre, il découvrit que l’Humanité avait transmis l’art du vêtement à ses sœurs, quand il aperçut un grand loup couronné de plumes d’oies, paré de défense de sanglier qu’il avait reçu en testament d’un ami, siégeant auprès de deux louves sur l’agora, où s’exprimait un chien, leurs échines couvertes par un épais liseré d’où partait des bandelettes brodées et perlées. En vertu de leurs liens très anciens avec l’Humanité, ces derniers jouaient évidemment un rôle particulier ici, tout comme les chats ou les poules qui semblaient destinés au rôle d’intermédiaire ou de conseillers auprès de ceux qui semblaient avoir gardé la haute-main sur toute cette paix si universelle. En cela, Renard n’a pas tort, mais il en attend peut-être trop de la réalité, le Vol donne quand même l’impression de tenir ses promesses, reconnut volontiers Jasper, en jetant un regard discret au goupil toujours immobile, il fait toujours le mort ou il a vraiment fini par se rendormir dans sa connerie ?