Quoi qu’il en soit, la vie d’ici semble plus heureuse que dans bien des immeubles de Paris, en vint-il à confier, non sans exagérer un peu sa pensée auprès de ses geôliers, réjouis d’entendre un étranger si ouvert d’esprit. Malheureusement, ils durent s’excuser de ne pas pouvoir lui faire profiter davantage des beautés de leur village, car le tunnel vers lequel ils s’avançaient se révèlerait beaucoup moins joyeux. Et pour cause, c’était un accès direct à la Forêt d’en Bas, strictement réservé au clergé et protégé par des sectateurs armés. Néanmoins, le tumulte lointain d’une cascade souterraine ne suffisait pas à étouffer les échos que Jasper entendait, comme ce coassement lancinant ou ces éclats de voix, tous recouverts par les innombrables torrents de ces cavernes. Ça a l’air sacrément grand en fait, je crois qu’il y a du monde en bas, et aussi en haut, pensa-t-il, avant de questionner ses gardiens sur le nombre d’habitants réel de toute la couvée, bien que tout dépende de ce que vous appelez habitants. En effet, si l’on se limite aux humains, nous sommes aux alentours d’un millier, lui confirma le garde, avec un sourire en coin qu’il garda jusqu’à lui annoncer qu’ils pouvaient déjà dépasser le million, si le Paria comptait jusqu’aux insectes et amphibiens du sous-sol. D’ailleurs, Cassandre lui-même avait fini par perdre le compte, tant la tâche était ardue, mais surtout, tant l’afflux des animaux était devenu ingérable. Dans les mots de ses geôliers, il parut alors saisir une très légère tristesse qu’il questionna sans hésiter, en croyant naïvement que c’était la perspective d’être une minorité qui les inquiétaient, mais il n’en était rien. En réalité, les sectateurs faisaient face à une vague de réfugiés issus de toutes les Alpes, chassés de leurs territoires par l’expansion fulgurante des hommes, puis celle des mutants qui en découlait irrémédiablement.
Et, pour couronner le tout, de plus en plus des animaux échouaient dans la Forêt d’en Bas, avant d’y fuir comme l’avait fait Renard ou d’être sauvés par les chasseurs du Vol, lorsque ces derniers n’étaient pas forcés de reculer devant un mutant que même la Reine Phalène éviterait.
— Eh bien, ça a l’air sacrément dangereux, ce n’est pas trop risqué d’y aller en étant si peu nombreux ? leur fit donc remarquer Jasper.
Ils marchaient dans ce tunnel aux parois parfois noires comme la nuit, tapissées de lierres mutants qui ne l’étonnait guère plus que ses geôliers – après tout ce qu’il avait vu ces derniers mois…
— Ne t’en fais pas, nous n’allons pas vraiment entrer dans la Forêt, le chemin jusqu’au sanctuaire passe à côté, et il ne sera pas long, l’affaire d’un quart d’heure, lui répondit celui qui portait Renard sur l’épaule.
Jasper sauta sur l’occasion pour leur demander s’ils craignaient la Voix d’en Bas.
— Non, bien sûr que non. Elle ne peut rien contre nos cœurs pieux et nos corps sains, tout comme les démons ne pourraient toucher un fidèle sans reproche, commença-t-il à lui expliquer très honnêtement, jusqu’à ce que l’un de ses collègues ne lui lance un regard insistant tout en se raclant la gorge.
— Mais tout ce savoir est sous la stricte surveillance du clergé. Nous sommes très attentifs à la propagation des hérésies et, tu as dû le comprendre, Jasper… Personne ne doit chercher à exploiter la Forêt d’en Bas, pour notre bien à tous. Nous ne pouvons pas discuter de ça pour l’instant, mais j’espère sincèrement pouvoir le faire une fois que tu auras convaincu le Haut-Prêtre de tes bonnes intentions.
— Je vais pas vous en vouloir, surtout vu la gentillesse avec laquelle vous me traitez, comparée à celle de votre Haut-Prêtre dont on m’a déjà parlé. D’ailleurs, pour changer de sujet, ce n’est pas un peu curieux d’avoir un clergé qui vit autant à l’écart ? Même Cassandre parlait d’eux comme si c’était une autre communauté à part, on aurait dit qu’il devait négocier avec eux, s’intrigua-t-il, sans que les visages des gardes ne paraissent plus réjouis, mais sans que ça ne soit le secret qui les dérange.
— Si cela peut te rappeler notre vieille République, Jasper, disons que les rapports entre l’Église et l’État sont assez chaotiques, et que ça ne va pas mieux avec notre Pape, confia l’un des deux Français de ce trio.
Et ce, au grand amusement de leur camarade à l’accent étranger qui précisa que le Pape en question, c’était bien sûr le Prophète.
— À l’origine, le Vol n’a pas pour rôle de défendre ce lieu, notre devoir est tourné vers le reste du monde, vers notre terre et vers nos frères. Nous sommes venus installer une couvée à cet endroit spécifique parce que le Prophète nous l’a proposé en échange de son aide. Malheureusement, j’ai parfois l’impression que nombre des clercs qu’il a envoyé parmi les nôtres ont exercé une mauvaise influence. La moitié du clergé doit bien appartenir au Neuvième Cercle, aux Lettres Bleues ou aux Danaïdes, finit-il par en soupirer, sous les airs perplexes de Jasper qui ne connaissait pas un seul de ces noms bizarres, même s’il comprenait bien où voulait en venir ces geôliers.
En bref, le petit clergé venu fonder la couvée d’Émosson fut plus ou moins absorbé par le Prophète, malgré les efforts du Haut-Prêtre qui s’épuisait à contenir cette emprise, au point d’y cultiver son aigreur jour après jour.
Progressivement, bien que ce fût achevé, en moins d’un an, les clercs du sanctuaire de la Forêt d’en Bas s’étaient isolés, renfermés dans les lieux dont ils avaient la garde sacrée, séparés par la simple demi-heure de marche déjà accompli par le paria. Désormais, les clercs ne revenaient plus au village dans leurs familles chaque semaine, ils semblaient passer des mois entiers dans leur galeries, hors de la vue des chasseurs de Cassandre ou de n’importe quel oiseau du Vol. Certes, ils ont beaucoup à étudier en bas, seulement ce comportement ne correspond pas à nos idéaux, préféra finalement en conclure l’un des sectateurs, celui qui avait déjà détourné la conversation du sujet précédent, avant de désigner au reste du groupe la lumière que Jasper voyait poindre au bout du tunnel. Bien sûr, l’Alsacien voulut insister sur ce problème de clergé une dernière fois, mais le panorama unique qui s’offrit à lui suffit bientôt à balayer sa curiosité d’espion.
Depuis le flanc de falaise d’où il sortit, une immense forêt s’étendait à perte de vue, si loin qu’il n’en distinguait pas la fin, si haute que certaines de ces cimes venaient caresser la voûte noire de ce monde souterrain, à plus d’une cinquantaine de mètres. Pourtant, cette gigantesque cavité baignait sous les filaments d’échos qui y flottaient paisiblement, vaguement troublés par les rayons de lumière pleuvant du plafond, suffisamment percé pour que les monceaux de neige y pleuvent parfois en averses, aussitôt brisés par le voile de chaleur qui semblait gardait ce lieu. Cette jungle grouillait littéralement de vie, à tel point que Jasper se sentait à la fois fasciné et apeuré par elle, par ses odeurs si fortes et ses cris si curieux, par les mouvements brusques de sa canopée si agitée ou par l’onde berçante des échos. Néanmoins, il put tout juste s’étonner d’apprendre qu’un tel environnement s’étendait peut-être sous toutes les Alpes, lorsque l’un des geôliers insista c’est rempli de prédateurs mutants, ne l’oubliez pas, pour reprendre la marche sans s’arrêter. C’est vrai, mais c’est quand même sacrément beau, lâcha Jasper, en se rappelant qu’autrefois, quand il se résolut à fuir la France avec Maxime plutôt que d’être fusillé avec son frère, c’était ce genre de fééries qu’il espérait découvrir en Indochine.
Pour que tout soit parfait, il ne manquerait que mes amis, et une jolie fille, pensa-t-il, en se questionnant sur ce qu’il advenait de ses compagnons d’armes ou de sa chère Maria, pendant qu’il se laissait conduire sur le petit sentier qui prit la suite de la rampe étroite d’où ils descendirent.
— Il y a l’air d’y avoir plusieurs parties dans cette forêt. J’imagine que les prédateurs mutants sont plutôt vers le fond des bois, non ? demanda-t-il toujours poliment.
Il apprit que ça n’était pas forcément le cas, ou que personne n’avait jamais cherché à s’aventurer trop loin, les sous-bois qu’ils longeaient prudemment étaient suffisamment dangereux comme ça.
— On m’a pourtant dit qu’il y avait bien des animaux normaux dans le coin. D’ailleurs, vous auriez entendu parler d’un truc qui s’appelle le Cœur de la Forêt ?
— Bien sûr. Mais ce truc, c’est bien la seule chose qui retient la Forêt d’en Bas d’engloutir la surface, il joue un rôle indispensable dans l’harmonie de cet environnement. Mais avant que ta curiosité ne soit trop attisée, sache que ce n’est qu’un arbre loin dans les bois, il n’a rien de précieux et même les mutants s’en tiennent à l’écart, lui asséna aussitôt l’un de ses geôliers, quand le cri surpris de celui qui fermait la marche retentit soudainement.
— Merde ! Le renard ! » entendit simplement Jasper, avant de passer immédiatement à l’action en balayant l’homme à ses côtés du plus fort qu’il puisse, pendant que son ami détalait déjà dans les bois, bientôt délaissé par les gardes paniqués.
Car si l’Alsacien était démuni et menotté, il n’était ni désemparé ni désespéré, au point de faire reculer son adversaire sous la série de coups de pieds qu’il s’acharnait à lui envoyer.
Néanmoins, les sectateurs n’étaient pas des empotés non plus et, pendant que son collègue tenait bon, celui qui portait le goupil revint menacer leur prisonnier avec son pistolet, à quelques petits mètres de distance, presque à bout portant, bien trop peu pour un chasseur comme Jasper. Alors, d’un seul bond, il se projeta d’instinct sur les flancs du tireur, si concentré qu’il ne cilla même pas sous le bruit, si vite que la balle fila dans le vide quand il arriva sur lui. Puis, dans le coup de coude qui suivit, il sécha sa proie avec assez de force pour être certain de l’avoir assommé, et pour se retourner vers le second sans rien perdre de son élan. Évidemment, il aurait bien voulu récupérer l’arme de sa première victime, mais les glissements d’étuis métalliques qu’il avait entendus suffirent à lui faire comprendre qu’il n’en aurait pas le temps. Il eut beau repartir à l’assaut de sitôt, il ne pouvait plus grand-chose contre un sabre et un pistolet, puisqu’il ne pouvait approcher de sa proie sous peine d’être embroché, ni se contenter de reculer car ce serait offrir une fenêtre de tir à l’adversaire. Pourtant, même si les coups de lame vinrent l’érafler dès les premiers échanges, même s’il manquait parfois de faire le faux-pas qui le condamnerait, ça ne faisait que l’exciter davantage, que lui donner plus de hargne et d’espoir, si bien qu’il aurait pu apercevoir les reflets de ses yeux fêlés dans le métal. Les secondes défilaient contre lui, et le dernier garde se relevait déjà du balayage qu’il lui avait infligé, lorsque Jasper décida de jouer le tout pour le tout, quitte à plonger volontairement sur le sabre de son ennemi.
En un bref instant, il sentit ainsi le fer frotter contre ses chaînes, puis transpercer ses vêtements jusqu’à venir entailler sa chair, au moment où son front s’écrasa contre le visage pétrifié de son adversaire, sonné par une audace si brutale. Malgré tout, le combat n’était pas encore achevé, puisqu’il restait un dernier sectateur armé, là où Jasper restait menotté avec une lame en travers les mailles, dans le mauvais sens. Seulement, il n’était pas à court d’imagination, ni d’improvisation, surtout quand il se débrouilla pour envoyer cette lame encombrante à la tête du sectateur toujours boiteux. Bien sûr, c’est à peine si ce dernier en fût dérangé, mais Jasper profita de ce ridicule gain de temps pour se ruer vers lui, avant qu’il ne puisse brandir son pistolet. Ensuite, il lança toutes les forces qui lui restaient pour le harceler, en alternant du mieux qu’il puisse entre ses pieds et la force réduite de ses mains liées, jusqu’à ce qu’une voix ne résonne au fond de lui, recule et frappe. Guidé par sa conscience, il bondit donc en arrière pour éviter le grand revers du geôlier qui réussit enfin à dégainer sa lame, puis sauta dans la foulée avec les deux pieds en avant, assez haut pour toucher son visage du bout des semelles. L’instant d’après, les deux hommes tombèrent lourdement au sol, sur cette terre abrupte des sous-bois parsemée de larges racines saillantes, comme celle sur laquelle Jasper s’écrasa dans un craquement sinistre. Mais finalement, c’est en souriant qu’il se redressa à quatre pattes, seul, en silence.
Bordel, j’ai réussi, et pas de la pire des manières, s’avoua-t-il, en grinçant nerveusement sous la douleur qui striait tout son flanc des côtes au genou, malgré le crépitement du LM qu’il sentait s’activer partout en lui. Évidemment, il se précipita vers les deux autres sectateurs dès qu’il put, afin de les fouiller à la recherche des clés qui lui rendraient sa liberté, ou de tout ce qui pourrait l’aider à survivre. Et, pendant ce temps, il ne se priva pas d’appeler Renard pour qu’il revienne, d’une façon juste assez forte pour que sa voix résonne clairement dans les bois alentours. Après tout, il n’avait pas la moindre idée de qui pourrait l’entendre dans la Forêt d’en Bas, et il valait mieux se dépêcher de filer sans trop attirer l’attention. Seulement, Jasper avait beau ouvrir les vestes, vider les poches, inspecter les recoins des vêtements de ses geôliers jusqu’à ôter leurs bottes, il trouva tout ce qu’il lui fallut sauf cette précieuse clé. Désespéré, il se résigna à ceindre le sabre qui gisait sous ses yeux, avant d’appeler Renard une dernière fois, de toutes ses forces. Sans lui, je n’ai aucune chance de m’y retrouver dans cette forêt, se lamentait-il en voyant son écho retentir sans réponse, pas même un lointain bruissement dans les fourrés de cette jungle inquiétante, au point d’en rabattre une mine dépitée vers les trois corps gisants. Si j’avais le temps, je les aurais bien abrités quelque part, soupira-t-il, en se consolant du fait qu’ils les aient épargnés, j’espère que ces gars s’en remettront bien, ils n’étaient pas mauvais. Mais s’il avait hurlé le nom de son ex-nouvel ami comme ça, c’était bien parce qu’il comptait partir sans plus attendre.
Ainsi, c’est vers l’épaisse Forêt d’en Bas qu’il se tourna, des bois qu’il voyait refuser la lumière de la surface mètre après mètre, à tel point que les filaments d’échos écarlates qui la parcouraient semblaient s’écouler vers la nuit. Si les gardes ont dit vrai, je ne trouverai que leur sanctuaire au bout de ce sentier, hésita-t-il une dernière fois, en se répétant qu’il ne pouvait pas revenir sur ses pas non plus, je ferais mieux de trouver un bon endroit où camper avant de chercher un chemin pour remonter.
De toute façon, Maria et les autres vont finir par arriver, je les retrouverai, et je m’en sortirai, comme toujours…