Jordane s'assit sur un banc à proximité du commissariat de Duli : sa tête recommençait à lancer des vagues de douleurs, et sa bosse causée par la rencontre de sa tempe avec un mur ne s'était pas encore résorbée. Elle fixait d'un œil vide la vieille pancarte « À VENDRE » posée sur la devanture d'un grand magasin, mais elle pensait à Inès. Sa lettre disait vraie : il y avait bien des monstres ici. Elle ne savait pas comment c'était possible, mais elle en avait été témoin. Un loup ramenant des voix d'outre-tombe, rien que ça. Mais était-il le seul, ou y en avait-il d’autres ? Il avait parlé d’un humain, qui était mêlé à cette histoire…
Il y avait aussi l'émeute de la prison. Les diverses informations qu'elle avait glanées ne suggérait rien de plus qu'un déchaînement de violence de prisonniers qui en avaient marre de leurs conditions de détention. Peut-être que cette gamine qu'ils avaient rencontrée avait raison, qu'elle était bien hantée. Peut-être même que, comme pour l'accident de la mine, quelque chose avait poussé un détenu à lancer la boucherie.
Qu'est-ce que Raphaël allait trouver là-bas ? Était-il en danger ?
« Non, pensa-t-elle, c'est Raphaël. Il sait se débrouiller, rien ne lui arrivera. »
Et puis, il était comme elle, un enquêteur : leur mission est de dévoiler la vérité, démasquer les impostures, et pour la première fois, l'enjeu était bien supérieur à un simple article. Qui sait depuis combien de temps les habitants de Duli souffraient de ces maux, combien étaient déjà morts aux griffes de ces monstres, et combien allaient encore succomber sans que personne ne veuille s'y intéresser ? Il fallait que quelqu'un passe cette ville sous projecteur, c'était le seul moyen de sauver ses habitants. Il fallait qu'elle retrouve Inès, c'était sa meilleure piste : elle espérait trouver les informations nécessaires sur son dernier lieu d'embauche connu. Et elle devait aussi admettre que les circonstances de la fermeture du palais de l'étrange étaient pour le moins suspicieuses. L'effondrement d'une mine, un massacre dans le huis-clos d'une prison, et maintenant un mystérieux accident le jour de l'ouverture. Quelle était l'ampleur de l'accident ? La cause ?
Son instinct lui soufflait que quelque chose avait chuchoté à l'oreille d'un prisonnier juste avant l'émeute, comme pour la mine. Et que quelque chose avait aussi chuchoté à l'oreille de quelqu'un durant l'ouverture du parc, et que c'était justement ça l'accident. Sauf que, cette fois-ci, il avait été passé sous silence. Y-a-t-il eu des morts ? Combien ? De quoi ont-ils succombé ? Le propriétaire devait avoir le bras long pour faire taire les journaux. Cet Oswald... Il ne lui inspirait aucune confiance : et c'était bien pour ça qu'il fallait qu'elle fouille dans ses affaires avant de le rencontrer. De ce fait, elle pourra avoir le dessus sur lui lorsqu'elle transformerait la conversation en interrogatoire.
Elle regarda arriver un pick-up dans sa direction, lui faisant penser qu'il fallait qu'elle se trouve un taxi. Il se gara non loin d'elle, sur le parking du commissariat. La porte s'ouvrit, et le conducteur se déplia pour sortir du véhicule, le toit lui arrivant à peine aux épaules : il ne fallut pas longtemps pour qu'elle reconnaisse le géant qu'elle avait rencontré la veille, au café. Aujourd'hui, il arborait une chemise à carreaux rouges de bûcheron en tissu épais rentrée dans sa paire de jeans. Il se pencha pour ramasser un objet sur le siège passager et se dirigea vers le trottoir en faisant claquer la porte du vieux pick-up : Jordane découvrit des mocassins en daim qui cassaient complètement son look, et elle esquissa un sourire.
L'homme prit la direction du panneau d'affichage, sifflotant d'un air distrait, et elle fut interpellée lorsqu'elle se rendit compte qu'il tenait dans sa main un papier enroulé en cylindre. Il le déplia d'un geste sec et déplaça des punaises déjà présentes pour le placarder sur l'un des seules espaces encore vierges du tableau de visages au regards fantomatiques. Elle s'approcha pour jeter un œil au prospectus : l'homme l'aperçût, sembla se figer quelques instants, comme réfléchissant, puis il engagea la conversation :
— Myrtille, le chat de ma voisine, dit-il.
L'affiche représentait une photo d'un chat noir qui grimaçait devant l'objectif. En dessous, un petit texte décrivait les dimensions de l'animal, ainsi qu'un petit paragraphe touchant sur son caractère très joueur et son pelage doux invitant aux caresses. Sous le titre « CHAT PERDU », une bien maigre récompense était proposée à celui qui le retrouvait.
— Madame Rosalie ne peut plus se déplacer depuis quelques temps, je lui ai promis que j'allais l'aider à retrouver son bestiau.
Son sourire était chaleureux et quelque peu charmeur, et elle ne put s'empêcher de le lui rendre :
— C'est très aimable à vous, dit-elle, cette Madame Rosalie a la chance d'avoir un voisin sur qui elle peut compter.
— Ce n'est vraiment rien, répondit-il en rougissant. Si on ne s'entraide plus entre êtres humains, qu'est-ce qu'il nous reste ?
Elle hocha la tête, mais son sourire à elle s'était évanoui : un sentiment la saisit, comme un instinct, et elle fut maintenant beaucoup trop consciente du nombre de visages qui la fixaient sur le panneau d'affichage. Il lui semblait qu'ils essayaient de l'interpeler, de la mettre en garde : elle se rendit compte du nombre de disparus que cette ville avait englouti, et pendant l'espace d'une seconde, elle eut presque l'envie de s'enfuir.
— C'est triste, toutes ces personnes disparues, l'interrompit-il, la sortant de sa torpeur. Drôle d'époque.
Elle reprit ses esprits, et elle vit qu'il désignait le panneau d'affichage devant eux. Il avait les yeux bleus brillants.
— Oui, finit-elle par répondre, mais je pense que c'est plus un problème du lieu que du temps.
— Qu'est-ce que vous voulez dire ?
— C'est la première fois que je vois une ville avec autant de cas non résolus, poursuivit-elle, en plus d'une histoire aussi chargée.
Il haussa les épaules :
— Je ne sais pas, je ne vis pas ici. J'ai quelques chantiers dans le coin, mais c'est rare. Je regarde le travail qu'il y a à faire, et le montant sur le chèque. Mais je sais qu'il y a beaucoup de gens de passage ici, alors j'ai apporté une affiche.
— Vous êtes ouvrier ?
— Je suis entrepreneur, corrigea-t-il. J'ai des employés qui font le travail à ma place, jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que je ne sers pas à grand-chose à part encaisser le reçu. Mon titre officiel c'est chargé d'affaires, mais on m'appelle le 'chargé de-rien-faire' depuis bien longtemps.
Il éclata d'un rire naturel, et elle ne put que l'imiter en retour.
— Mais bon, je parle, je parle, reprit-il, mais vous, vous êtes du coin ?
— Non, dit-elle. Les contes de la crypte, vous connaissez ?
Il fouilla dans sa mémoire, se caressant le coin de la moustache :
— Non, je ne vois pas.
— C'est un magazine, je publie des articles sur des phénomènes paranormaux, des mystères non résolus.
— Ah oui ? fit-il, et vous êtes servie, ici ?
— Plutôt, oui, répondit-elle gravement. Vous connaissez l'histoire d'Inès ?
— Qui ?
— Laissez tomber, apparemment c'est un secret bien gardé par les habitants d'ici.
— Je vois, s'amusa-t-il, mais rien qui puisse vous arrêter si facilement, je me trompe ?
— Exactement, fit-elle, se sentant gagner quelques forces. Pas grand-chose ne peut m'arrêter.
— J'aime cette attitude, s'exclama-t-il. Personne ne veut aller voir ses démons, alors il faut bien que quelqu'un le fasse pour eux, pas vrai ?
Cette remarque la fit réfléchir : oui, c'était exactement ça. Les habitants de Duli vivaient sous l'emprise de leurs démons, et au lieu de se battre ils avaient choisi de rester dans l'inconscience. Comment le mineur avait pu vivre toutes ces années dans ce réseau de galeries sombres, au lieu travailler pour trouver une issue ? Ironiquement, le seul lieu où il se pensait en sécurité était visiblement sa tanière. Pareil pour Ed, il avait vécu un évènement traumatisant dans la forêt, disait que c'était dur pour lui de s'y trouver, alors pourquoi avait-il accepté de les accompagner ? Et Inès, comment avait-elle pu supporter tant de brimades, être restée dans la ville où elle était sûre d'avoir vu un monstre - Et Jordane aussi en était maintenant convaincue - au lieu de fuir ?
Effectivement, elle était la seule à pouvoir les sauver. Ou tout du moins, à leur ouvrir les yeux.
— C'est exactement ça, dit-elle enfin.
— Et votre ami, poursuivit-il, il n'est pas avec vous ?
Elle leva les sourcils, quelque peu décontenancée. Il se mit à rire et esquissa un geste d'excuse :
— Je plaide coupable, je vous ai reconnu : la fille qui ne regarde pas où elle marche dans les cafés !
Elle se remémora la scène, le bousculant au moment de partir la veille.
— Oui, dit-elle un peu mal à l'aise, ce n'est pas dans mon habitude d'être aussi distraite. Mon ami est parti faire une course pour moi, il doit me rejoindre plus tard.
— Je comprends, fit-il, les démons ne dorment jamais.
— Vous avez tout compris, conclut-elle. D'ailleurs, en parlant de ça, je devrais déjà être en route, je n'ai plus qu'à espérer qu'il y ait des taxis dans cette ville.
— Où votre enquête vous amène, si je puis me permettre ? Vous savez, juste pour savoir quels lieux éviter si je veux vivre vieux.
Elle hésita un instant : l'inconnu était chaleureux, et malgré sa grande taille et son physique imposant, il semblait inoffensif. Il ne dégageait aucune agressivité, ni aucun égo ; mais il ses questions semblaient glisser sur lui, et au final, durant cet échange, elle s'était plus dévoilée que lui l'avait fait. Avait-elle croisé quelqu'un de plus doué qu'elle pour glaner des informations ? Elle sourit à cette idée.
— Avez-vous été présent pendant l'ouverture du Palais de l'Étrange, il y a disons à peu près dix ans ?
De nouveau, il prit un air songeur et caressa sa moustache entre son pouce et son index de sa main gauche : elle repéra furtivement une alliance à l'annuaire, et fut surprise de se sentir déçue - qu'est ce qui lui prenait, il avait au moins dix ans de plus qu'elle...
— Vous parlez de la vieille fête foraine abandonnée, à une vingtaine de kilomètres ? C'est sûr que ça fout un peu les jetons, cet endroit. C'est là que vous allez ?
— Oui, dit-elle. Le propriétaire semble assez louche.
Il haussa de nouveau les épaules, regardant dans le vide. Puis, il revint de son monde imaginaire et tapa du poing sur sa paume, comme s'il avait eu une révélation :
— Mais oui, quel idiot !
Elle haussa un sourcil.
— Je dois justement passer dans le coin, j'ai du matériel à aller récupérer dans la scierie juste devant. C'est à peine à un kilomètre avant, ça ne me ferait pas un gros détour de vous y emmener. Si votre ami vous rejoint là-bas, s'il a une voiture, j'entends, je vous dépose et je retourne à mes affaires.
Jordane se pinça les lèvres : allait-elle monter en voiture avec quelqu'un qu'elle venait de rencontrer ? Elle le sentait plutôt bien, il avait été très agréable. L'alternative était de chercher un taxi, mais en trouverait-elle seulement un ? Et puis, là aussi elle tomberait avec un parfait inconnu. C'était un petit trajet, vingt petits kilomètres. Rien que ce matin, elle avait survécu à bien pire que ça. Elle pesa le pour et le contre, mais sa méfiance perdit le duel :
— Très bien, dit-elle, laissez-moi prévenir mon ami.
— Super, dit-il, je vous attends dans la voiture.
« Au moins, pensa-t-elle, si je me fais trucider, Raphaël pourra peut-être se rappeler à quoi il ressemble. Ou alors, ma tête finira placardée sur ce foutu panneau d'affichage, par-dessus un autre habitant déjà depuis longtemps oublié. Et un jour, quelques années plus tard, voire des mois, à son tour quelqu'un sera affiché par-dessus mon portrait. »
Elle sortit son téléphone pendant que l'homme entra dans son pick-up. Une sonnerie, puis deux, puis trois : merde alors, il devait être occupé. Son cœur se pinça à l'idée qu'il pouvait être plus que simplement occupé, mais elle repoussa cette idée : elle devait rester concentrée sur ses objectifs, il la rejoindrait en temps et en heure. Elle commença à lui écrire un message, cherchant ses mots en regardant dans le vide, lorsque quelque chose l’interpella.
Elle regardait le panneau d’affichage, et quelque chose avait capté son attention. Une affiche quelque peu différente des autres. Elle rangea distraitement son téléphone dans la poche arrière de son pantalon et s’approcha du mur. Elle arracha une vieille affiche et la contempla entre ses mains avec effroi : il n’y avait pas de photo sur le bout de papier, ni de description, ni de récompense. C’était un dessin. Le croquis d’un visage. L’homme représenté sur le papier avait des traits grossiers mais on distinguait très clairement ses yeux perçants, et surtout son sourire. Un sourire carnassier qu’elle avait déjà vu. Contrairement à toutes les autres affiches, le titre n’était pas « DISPARU », mais : « AVEZ-VOUS VU CET HOMME ? ». Et en dessous, d’une police plus petite : « S’IL APPARAIT DANS VOS RÊVES, FUYEZ AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD ».
Oui c’était bien ça : c’était le visage qu’elle avait vu dans son cauchemar. Celui qui l’observait et riait. Le croquis était très maladroit, mais son cœur serré dans sa poitrine indiquait qu’il y avait bel et bien quelque chose.
Le pick-up démarra à côté d’elle, et elle sursauta. L’homme l’interrogea du regard depuis son siège, et Jordane, décontenancée, chiffonna le papier qu’elle jeta dans une poubelle. Troublée, elle s’approcha de la voiture, l’esprit vagabondant : était-ce une coïncidence ? Ça devait en être une. C’était impossible autrement. Ce visage était dessiné à la va-vite, comment aurait-elle pu le reconnaitre juste à partir d’un rêve ? Son esprit avait dû lui jouer des tours.
Elle essaya de chasser cette idée de sa tête : ça ne servait à rien de se torturer l’esprit avec cette information, autant se concentrer sur sa tâche actuelle, le Palais de L’Étrange.
« Et si je rêve encore de lui cette nuit ? Que c’est vraiment lui ? ». Elle se força à balayer cette pensée parasite.
Elle gagna le véhicule surélevé, ouvrit la portière et se hissa sur le siège passager.
— Au fait, dit-elle, on ne s'est pas présentés. Je suis Jordane.
L'homme enclencha une vitesse, et tourna la tête vers elle avec un air étonnamment sérieux : moi c'est Richard, comme mon grand-père.
Le moteur vrombit, et le véhicule floqué « ENTREPRISE DAGARD » s'engagea lentement le long de la rue principale, en direction de la sortie nord de la ville.