Interlude : Il y a quelqu'un dans la maison

Par mehdib

     — Maman, il y a un monstre dans ma chambre.

Kya était perdue dans un sommeil profond, plongée dans un rêve étrange où elle était de nouveau caissière les soirs de semaine pendant ses études. Elle passait des articles en chaîne sur un tapis qui ne semblait pas avoir de fin. Elle entendait le bip lassant à mesure qu'elle scannait les codes-barres.

BIP

— Maman.

Il lui semblait entendre quelque chose, une voix très lointaine, mais elle était tellement concentrée sur sa tâche : à chaque fois qu'elle regardait sur sa droite, le tapis était plein à craquer d'articles, manquants de tomber sur les côtés.

BIP

Elle avait beau accélérer la cadence, elle n'arrivait pas à suivre.

— Maman, il y a un monstre dans ma chambre.

Encore cette voix, qui venait l'importuner, alors qu'elle avait tellement à faire. Si elle ne s'arrêtait ne serait-ce qu'une seule seconde, le flot d'articles viendrait l'inonder et elle entendrait un capharnaüm de sons stridents lorsque les codes-barres viendraient s'accumuler devant le scanner.

BIP

Mais elle connaissait cette voix. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle était importante.

— Maman, réveille-toi.

BIP

— Chérie, marmonna-t-elle dans son sommeil. Va te recoucher.

Son rêve perdait de sa substance, elle sentait qu'elle commençait à se réveiller, mais elle n'était pas encore consciente.

— Maman, t'as entendu ce que je t'ai dit ?

— Hmmm...

Il fallait qu'elle se rendorme, qu'elle termine son service, qu'elle scanne tous les articles.

— Maman, j'ai dit qu'il y a un monstre dans ma chambre, tu entends ?

Kya se réveilla en sursaut : sa fille se tenait à son chevet. Elle reconnaissait sa silhouette dans l'obscurité de la chambre. Sa porte était entrouverte, mais la maison était toujours dans le noir, toutes lumières éteintes. Elle commença à émerger : elle faisait un rêve stupide, quelque chose à voir avec un supermarché, mais les détails lui échappaient déjà, fuitant de sa tête comme un pot percé. Sans réfléchir, elle posa sa main sur le front de sa fille : pas de température. Puis, elle posa sa main sur son entrejambe : non, elle n'avait pas fait pipi au lit. Elle se sentit quelque peu rassurée, elle n'aurait pas à aller aux urgences ni à changer les draps du lit cette nuit.

— Qu'est-ce qu'il y a bébéchou ?

— Il y a un monstre dans mon placard, répéta-t-elle.

Kya soupira : c'était la troisième fois qu'elle lui faisait ce coup-là. Cela avait commencé une ou deux semaines plus tôt. C'était normal pour un enfant de son âge de s'imaginer des choses, mais elle pensait en avoir fini de se relever la nuit pour s'occuper d'elle. À sept ans, elle pensait qu'elle allait enfin pouvoir faire toutes ses nuits. Les deux fois précédentes, elle s'était levée, l'avait accompagnée dans sa chambre, et il avait fallu qu'elle la fouille de fond en comble pour qu'elle puisse se rendormir.

— Les monstres, ça n'existe pas, dit-elle en se retournant dans sa couette, va te recoucher.

— Mais maman... protesta-t-elle.

— Pas de mais, Clara, va te recoucher, un point c'est tout. Il n'y a rien dans ta chambre, je te le promets.

Puis, elle essaya de se rendormir. Elle se raccrocha à son rêve, il lui semblait qu'elle était encore étudiante dedans, pour peut-être y retourner plus vite. Mais elle sentait la présence de Clara dans son dos. Elle entendait sa respiration, elle voyait qu'elle était hébétée et qu'elle n'osait pas protester davantage. Mais qu'elle n'osait pas retourner dans sa chambre non plus.

— Bon, dit Kya avec une pointe de colère dans la voix. Je vais regarder, mais cette fois-ci c'est la dernière fois.

— Oui...

— Si on jette un œil et qu'il n'y a rien, tu ne viendras plus jamais m'embêter avec ces histoires, c'est compris ?

— Oui...

Elle poussa un soupir, et alluma sa lampe de chevet. Elle se retourna vers sa fille, et son cœur se noua : elle avait vraiment l'air effrayée. Elle s'accrochait à sa grenouillère comme si elle se retenait d'aller aux toilettes.

— Tu as envie de faire pipi chérie ?

Elle secoua la tête en guise de réponse. Elle semblait avoir peur, et Kya se demanda si elle ne devait pas songer à l'envoyer chez un psy. Peut-être qu'elle faisait des terreurs nocturnes, et qu'il serait bien de s'occuper du problème avant qu'il ne s'installe.

     Elle se leva, et Clara lui tendit les bras pour qu'elle la prenne. Elle se plia à sa requête, et sortit de la chambre en portant sa fille, ses mains fermement accrochées à son cou, le visage enfoui dans son épaule. Elle alluma le couloir et elle se dirigea dans le hall de la maison : la chambre de Clara se trouvait juste en face, sa porte était ouverte et sa loupiotte projetait une lueur rougeâtre qui éclairait faiblement la pièce. Elle allait entrer, mais quelque chose l'interpella : sur sa droite, au fond du couloir, se trouvait la cuisine. Et dans la cuisine, la porte du cellier était légèrement ouverte, elle le voyait même dans la nuit. La porte d'un blanc presque invisible dans la pénombre était entourée d'un halo d'un noir net et complet, signe qu'elle l'avait laissée entrouverte. Était-ce possible ? D'habitude, elle la gardait fermée. Ou était-ce Clara ? Mais pourquoi ? Elle hésita à aller la refermer, mais elle était trop fatiguée pour faire le détour. Elle voulait rapidement faire le tour de la chambre de Clara, puis aller se recoucher avant que son réveille sonne à six heures trente.

     Elle se tourna sur sa gauche, vers la porte d'entrée : le voyant de l'alarme clignotait en vert, signe que personne ne s'était invité chez eux. Elle se sentit rassurée : depuis son divorce, elle s'était retrouvée toute seule dans cette grande maison - ou avec Clara une semaine sur deux, qui n'était pas exactement un garde du corps, même si elle savait être collante - et elle ne se sentait pas tout à fait en sécurité. Elle avait trouvé une entreprise qui installait des systèmes d'alarme, et c'était le patron même qui était venu s'occuper du travail. Un certain Richard, très charmant. Depuis, elle avait pu dormir de nouveau sur ses deux oreilles.

Elle entra dans la chambre et déposa Clara au sol.

     — Bon, dit-elle, on va regarder, et on ne va rien trouver. Tu es en sécurité dans ta chambre. Il n'y a pas de monstre, rien du tout.

— Mais... commença-t-elle.

— Pas de mais ! Peut-être que si ta chambre était mieux rangée, tu ne verrais pas des formes un peu partout !

Clara baissa les yeux, et Kya se mit à la tâche, pressée de retrouver son lit. Elle commença par la base : elle se mit à genoux et passa la tête sous le lit.

— Rien par ici, dit-elle.

Elle se releva, poussant une grimace lorsque ses genoux craquèrent, et se dirigea vers sa cabane. Il s'agissait d'un tipi avec un drap blanc à motifs typiques - et probablement caricaturés - indiens. Elle écarta le voile, mais ne découvrit qu'un amas de peluches. Elle remarqua que certaines avaient échappées à sa tournée de lessive depuis un moment, et elle nota mentalement de s'en occuper le lendemain.

— Rien non plus par ici.

Elle traversa la pièce pour aller au dernier endroit où elle pourrait trouver un « monstre » : la penderie. Elle était grande ouverte, et une de ses vestes était tombée au sol.

— Maman ! paniqua Clara lorsque Kya allait entrer.

Elle avait ramassé un de ses doudous et suçait son pouce en l'étranglant dans son bras.

— Quoi ?

— Le monstre était là-dedans...

Son regard revint sur la penderie : il n'y avait rien ici, à part une veste que Clara avait fait tomber. Elle se pencha pour la ramasser, et elle la remit sur son cintre. Une fois dans la penderie, elle fit un tour de tête : il n'y avait rien, bien entendu.

— Et voilà, dit-elle en sortant, pas de monstre. Nulle part.

— Mais maman, il était juste là, se plaignit-elle. Il me regardait dormir !

— Ça suffit ! commença-t-elle à s'énerver. Tu es trop grande pour croire à ce genre de choses ! C'est ton imagination !

Elle referma la porte de la penderie, un peu plus fort que ce qu'elle voulait, et Clara sursauta.

— Va te coucher maintenant ! Je ne veux plus t'entendre.

Sa fille s'exécuta en silence. Elle s'enfouit sous sa couette, son doudou toujours bien accroché.

— Bonne nuit, dit Kya d'un ton un peu trop sévère.

— Bonne nuit, répondit Clara presque imperceptiblement, regardant le mur.

Kya resta un instant sans bouger, puis elle sortit de la chambre en refermant derrière elle. Elle souffla un coup, puis elle retourna en direction de son propre lit. Malgré elle, elle jeta un coup d'œil furtif vers le cellier : la porte était toujours entrouverte. Mais elle continua son chemin, éteignant la lumière du couloir derrière elle, puis elle se remit au lit. Elle regarda son radioréveil : il était deux heures trente du matin. Plus que quatre heures de sommeil avant de rempiler demain...

     Elle croyait qu'elle était trop énervée pour se rendormir, mais elle tomba immédiatement dans les bras de Morphée. Elle coula à pic dans un sommeil profond, une nuit noire, sans rêves. Juste l'inconscience. Il sembla que toutes les lumières s'étaient éteintes dans son cerveau, qu'elle flottait complètement dans l'inexistence. Cela sembla durer une éternité, comme si elle était morte, et qu'elle attendait de renaître. Aucune pensée, aucune sensation, le vide complet. Elle se réveillerait le lendemain, au son du réveil.

Puis, quelque chose.

Une sensation s'installa en elle. C'était la seule chose qu'elle pouvait percevoir. Une sensation désagréable. Elle voulait continuer de dormir, mais la sensation se faisait de plus en plus insistante. Quelque chose d'inconfortable. Un danger. Une présence. Oui c'est ça : elle avait la sensation d'être observée.

     Elle ouvrit grand les yeux, se réveillant instantanément. Le radioréveil, en face de son visage, indiquait trois heures quinze. Un frisson la parcourut : elle sentait bel et bien une présence dans la pièce. Il faisait toujours noir autour d'elle, mais elle tourna lentement la tête : l'homme se tenait debout au pied de son lit. Rien qu'une silhouette dans la pénombre, immobile, mais elle était là.

     Ses poumons inspirèrent profondément, prête à hurler, hurler à en réveiller les morts ; mais avant qu'elle put ouvrir la bouche, l'ombre bougea la main et un objet zébra l'obscurité avec un reflet argenté. Elle se figea.

     — Si tu cries, je tranche ta fille d'une oreille à l'autre, dit simplement l'homme.

Kya expira malgré elle, sans un son. Son corps se paralysa.

— Où sont les clés de ta voiture ? reprit-il calmement.

Kya ne sut quoi dire. Elle avait parfaitement entendu, mais elle n'arrivait tout simplement pas à comprendre ce qu'il voulait dire, même en mettant les mots bout à bout.

— Ta voiture, reprit-il. Donne-moi les clés, et je repars sans blesser personne. Tu as compris ?

« Un cambrioleur » réussit-elle à formuler dans sa tête. Elle savait, de par son métier, que la meilleure chose à faire était d'obéir. Elle allait lui donner sa voiture, et il repartirait. Et là seulement, elle appellerait la police. Elle ne songea pas un instant à l'alarme, au « monstre » que sa fille avait vue, ni que la voix lui semblait presque familière. Pour l'instant, elle ne pensait qu'au petit pot blanc et rose en céramique que Clara lui avait fait en maternelle, pour la fête des mères.

— Le pot blanc dans la cuisine, dit-elle enfin.

— Bon, répondit-il.

Il plongea sa main dans sa poche et en sortit quelque chose qu'elle n'arriva pas à distinguer. Il s'approcha ensuite, contournant le lit avec dextérité dans le noir. Kya voulut crier, mais elle se retint. Elle se releva presque et rampa au fond de son lit pour essayer de s'éloigner. Il vint à son chevet et jeta l'objet devant elle.

— Attache toi les mains dans le dos, ordonna-t-il, attends que je sois parti, compte jusqu'à cent, et seulement là tu appelleras la police.

Ses yeux se posèrent sur l'objet en question : il s'agissait d'un bout de corde. Deux boucles étaient déjà préparées, elle avait juste à les enfiler et à serrer. D'ici, elle remarqua que l’arme qu'elle avait prise pour un couteau de boucher, avec son reflet argenté, était en fait un gros tournevis. Elle leva les yeux : l'homme portait une cagoule noire. Elle ne voyait que ses yeux bleus, un regard calme et froid, qui allait la rendre complètement folle. Pourquoi était-il aussi calme ? Il portait un pull quelconque, et un pantalon de travail tout aussi quelconque, si ce n'était qu'il avait beaucoup de poches.

Il pointa son arme sur elle, semblant perdre patience.

Sans le temps de réfléchir, elle s'exécuta. Elle prit le bout de corde, passa ses mains dans son dos et enfila ses mains dans les boucles. Son agresseur était si calme, si fluide, qu'elle avait l'impression de vivre une formalité. Que si elle faisait tout ce qu'il disait, tout allait bien se passer.

     Il plongea sur elle, qui faillit hurler, mais il passa simplement derrière elle pour resserrer le nœud. La ficelle lui sangla les mains, lacérant sa chair. Elle grimaça de douleur, mais elle ne dit rien : « Mon dieu faites que Clara dorme, faites qu'elle ne se réveille que demain et qu'elle ne soit pas mêlée à tout ça, mon dieu je vous en supplie... »

À sa surprise, il la retourna sur le ventre d'un geste ferme. Sa tête vint s'écraser dans l'oreiller. Il saisit ses jambes, et quelques secondes plus tard, elle sentit une autre ficelle lui comprimer les chevilles.

— Hé ! protesta-t-elle.

— La ferme, répondit-il simplement.

Il serra les nœuds au maximum, la laissant ligotée sur son lit, et il sortit simplement de la pièce.

« Il va prendre la voiture, pensa-t-elle. Il va me piquer ma voiture, et il va partir d'ici. Je ne le reverrais plus jamais. Je vais appeler la police, et demain je prendrai un taxi pour aller au travail. J'emmènerais Clara à l'école en taxi, ça va lui plaire. Et puis j'irai travailler, comme si rien ne s'était passé. »

Elle s'imagina entendre ses pas se diriger vers la cuisine, elle imagina parfaitement le son strident des clés s'entrechoquant pendant qu'il enfilait sa main dans le pot pour fouiller. Elle imaginait même le son du pot se brisant au sol ; mais tout ce qu'elle entendit, c'était la porte d'entrée de la maison s'ouvrir et se refermer. Interloquée, elle tendit l'oreille, la joue contre le coussin, les chevilles et poignets en feu : plus rien.

Elle se demandait si elle devait se lever. Si elle devait appeler à l'aide. Mais s'il s'agissait d'un piège ? Et s'il se cachait toujours dans la maison, et qu'il était prêt à lui sauter dessus si elle sortait de la pièce, ou si elle poussait un cri ? Il fallait qu'elle compte jusqu'à cent, peut-être ? Peut-être que c'était fini, finalement, qu'il était parti ?

Mais elle n'eut pas le temps de commencer à compte, qu'elle entendit la porte se rouvrir. Les pas se dirigèrent quelque part dans la maison. Des pas lourds, déterminés. Elle entendit un sanglot étouffé :

— Clara ?! hurla-t-elle malgré elle. Clara !!

Puis l'homme réapparut dans sa chambre avec fracas : d'une main, il portait ce qui semblait être une caisse à outils. De l'autre, il portait Clara. Elle était ligotée, tout comme elle, et avait un bâillon dans la bouche. L'homme posa la trousse au sol et jeta la petite fille dans un coin. Elle s'écrasa au sol avec un cri étouffé, et Kya cria de plus belle. L'homme se jeta sur l’avocate et lui enfonça un bâillon dans la bouche pour la faire taire. Il avait retiré sa cagoule, et son visage était à quelques centimètres d'elle. Il avait les yeux fous, un air de prédateur. Et elle le reconnut enfin. Elle voulut hurler, mais il était trop tard.

— On va s'amuser un moment, dit l'homme, et ta fille va tout regarder.

Et la nuit commença enfin.

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