Chapitre VII : Les exilés (MAJ : 24/04/2022)

Evannah se réveilla dans le noir le plus total. Elle croyait être dans une tombe, mais les pas de Meïlaa résonnèrent sur la pierre et une lanterne s’alluma. Elle toucha sa bosse et constata qu’elle avait disparu. Plusieurs draps protégeaient son corps nu et elle craignait d’attraper froid.

– Vous avez dormi toute la nuit, annonça la guérisseuse.

Evannah était rassurée d’apprendre quel moment de la journée il était. Avec une obscurité comme celle-ci, elle perdait tous ses repères.

– Vous n’aviez pas qu’une seule blessure, dit la damorial aux cornes de bouc.

– Euh…, bégaya la jeune fille qui passa une main hésitante entre ses seins.

– Oui, c’est bien de celle-là dont je parle.

Anxieuse, l’humaine contempla son cœur. Avant, elle avait une tache rouge qui témoignait de son accident. Cet accident qui avait changé son âme.

– À quoi était-ce dû ? l’interrogea Meïlaa, intriguée. Je n’ai pas deviné l’origine de cette blessure, mais on dirait que quelque chose s’est planté dans votre poitrine.

– Oui, c’est le cas, confirma Evannah. J’ai… je me suis blessée et… c’est pour ça que j’ai besoin d’aller dans Leïvron.

– Pour modifier vos Nebulas ? comprit la soigneuse.

La jeune fille opina de la tête. Elle jeta de nouveau un coup d’œil à l’emplacement de sa marque et réalisa qu’elle n’était plus là. Elle soupira, désespérée. C’était l’unique preuve que c’était involontaire, qu'elle n'y était pour rien, cette nuit-là. Le Marionnettiste l’avait crue sans trop de difficultés, mais qu’en serait-il des autres personnes qui pourraient l’aider sur son chemin ? Serait-elle assez convaincante ?

D’ailleurs, en repensant au créateur de poupées…

– J’ai eu de la visite ? s’enquit-elle, encore assommée par le sommeil.

– Non. Votre ami a été retenu un long moment par Datraël, c’est certain. Mais j’ignore quand son entretien s’est terminé.

Était-ce normal ? Le Marionnettiste avait-il dit toute la vérité ou l’avait-il embellie ? Dans les deux cas, pendant combien de temps avaient-ils le droit de rester ici ? L'esprit plein de scènes de plus en plus inquiétantes, Evannah sentit son estomac se nouer.

– Datraël est très méfiante et très prudente, dit Meïlaa, comme si elle avait lu dans ses pensées. Il ne faut pas lui en vouloir. Elle tient vraiment à notre sécurité. Il est difficile pour des damorials de trouver un refuge.

Evannah hocha la tête. Cachés des habitants d’Ibyulis, les bannis avaient adopté le meilleur des abris, dans ces grottes.

– De plus, vous avez l’intention de vous rendre dans Leïvron, continua la guérisseuse. Ce qui est très suspect, étant donné la situation.

– Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? la questionna sa patiente avec insistance.

Le lit se creusa sous le poids de Meïlaa. L’humaine se redressa et se tourna vers elle, les couvertures voilant sa poitrine.

– Après la chute de notre monde, nous nous sommes éparpillés sur les autres terres de Synoradel, raconta-t-elle d’une voix sombre. Un damorial a engendré une créature capable de cacher ses semblables dans l’obscurité. Grâce à son corps de brumes noires, le monstre a éloigné les habitants d’Ixarian, cette dimension de Leïvron où tout a commencé. Il formait un dôme ténébreux et toute personne qui osait s’y aventurer se perdait. Mais les damorials savaient qu’Ixarian attendrait l’occasion idéale pour se débarrasser d’eux. Nous nous nourrissons de viande crue et avons besoin de nous ressourcer au Cœur du monde, ce qui dérange quelques peuples de Synoradel. Certains damorials surgissaient hors de la cité pour s’attaquer à des passants et les vider de leur sang. La mort de notre monde a engendré la haine chez beaucoup d’entre nous.

– Alors, Ixarian a trouvé un moyen de faire disparaître le monstre ?

La gorge de Meïlaa se noua, mais elle réussit à poursuivre son récit :

– La destruction de Camoren, notre monde, notre jardin, nous a déchirés. Beaucoup d’entre nous tombent malades et meurent. D’autres deviennent fous. Et c’était le cas du damorial qui protégeait la cité. Quand il s’est jeté de la tour où il vivait, le monstre a dévoré son âme. Depuis, il est devenu incontrôlable et s’est échappé à tir d’ailes, exposant les réfugiés à la colère d’Ixarian.

– Je vois, dit Evannah. Et c’est là que la dimension d’Ixarian a chassé les damorials.

Meïlaa marqua une pause, ce que sa patiente prit comme un acquiescement. Puis, elle poursuivit :

– Quelques exilés ont erré dans Ixarian, en évitant les problèmes à tout prix. Mais la majorité est restée chez eux, dont Lyzel et ses amis. Beaucoup ont eu du mal à trouver leur nourriture et ont tué des innocents. Plus tard, le monstre de brumes s’était manifesté. Il volait tel un Dragon au-dessus d’Ixarian. Comme des tentacules, des fumées sombres se sont étendues hors de son corps, dévorant tout être vivant sur leur passage. C’en était trop pour le peuple d’Ixarian qui avait déjà subi des attaques de damorials. Ils ont donc décidé de massacrer les réfugiés. Les survivants ont fui par un portail et se sont retrouvés ici.

Evannah resta sans voix. Une menace, un génocide, des bannis qui avaient du sang sur les mains. Elle embarquait dans une aventure qui s’avérait bien plus effrayante qu’elle ne l’imaginait. Mais Leïvron l’attendait et elle devait y aller, même si elle y laissait la vie. C’était de la folie, mais où pouvait-elle se rendre ? Et qu’avait-elle à perdre ?

À la mention de Lyzel, la jeune fille comprit pourquoi la damorial l’avait dévisagée d’un air choqué. Elle se rappela qu’elle devait encore la remercier de l’avoir aidée à contrôler ses Nebulas.

– Où est Lyzel ? demanda-t-elle.

– Je ne l’ai plus revue depuis qu’elle est venue. Je ne sais pas où elle pourrait être.

À la mine déçue d’Evannah, Meïlaa ajouta :

– Ne vous inquiétez pas, elle a besoin d’être seule, en ce moment. Vous la reverrez bientôt.

Et la jeune humaine l’espérait de tout son cœur. La guérisseuse quitta la couche pour ranger des pots et flacons agglutinés sur le buffet. Sans doute les nombreux remèdes qui avaient permis de soigner sa patiente. Cette dernière se redressa sur son séant et arracha les draps du lit pour se protéger du froid. Elle n’osait même pas effleurer le sol, de peur d’avoir les orteils gelés.

– Où sont mes vêtements ? demanda-t-elle en cherchant du regard.

La guérisseuse se dirigea dans une autre pièce. Elle en sortit avec le manteau bleu et la robe noire d’Evannah. Elle posa ses bottines aux pieds de la jeune fille qui analysa ses habits. Ils avaient eu suffisamment de temps pour sécher. Une fois assurée que Meïlaa avait bien le dos tourné, Evannah les enfila et quitta le lit. Elle pensait chanceler après tout le mal qu’elle avait subi, mais la damorial avait fait du bon travail. En fait, elle était en parfaite santé. Malgré l’évocation de Leïvron, ses Nebulas dormaient paisiblement.

Evannah plongea une main dans une des poches de son manteau et en sortit son carnet. Surprise et soulagée, elle le contempla sur tous les angles. Il était comme neuf.

– Comment vous… ? s’exclama-t-elle, heureuse.

– Un ami à moi s’en est chargé grâce à ses Nebulas, expliqua la soigneuse. Votre cahier était noyé et les couleurs bavaient mais maintenant, il est réparé !

– Incroyable ! Je ne pouvais pas espérer mieux ! Merci infiniment !

– Je suppose que vous voulez voir votre ami, devina Meïlaa. Il n’est pas loin mais je préfère vous guider. Vous vous égarerez facilement dans le noir.

Evannah approuva ses paroles. Elle ne se sentait pas plus en sécurité, malgré l’aide de la guérisseuse. Ces grottes regorgeaient de personnes enragées et blessées par la perte de leurs terres. Elles pouvaient s’attaquer à n’importe qui.

– Vous croyez qu’on sera chassés ? s’inquiéta la jeune fille.

– Si vous êtes de mèche avec Ixarian, oui. Mais deux humains ne coopèrent pas avec une dimension de Leïvron, en toute logique. Après tout, votre monde est opposé à leur idéal.

Elle tendit une main que sa patiente saisit, puis elle ouvrit la porte. Le froid s’engouffra dans la pièce. Evannah grelotta et ferma son manteau avant de sortir.