Chapitre VII — Lettre suivie

Notes de l’auteur : N'hésitez pas à me laisser votre avis et vos remarques en commentaire. Si le début de cette histoire vous plaît, la suite n'attend que vous alors faites-le moi savoir.

Tout le long du simple mais non moins excellent repas préparé par Lena Lefèvre, cette dernière et Eliot ne parvenaient plus à lâcher du regard la jeune fille assise à la même table. Dans un calme absolu, tous les trois avalaient leur gratin de cardons accompagné d’une généreuse côte d’agneau poêlée avec un sourire béat. Madame Lefèvre était en admiration devant sa fille et devant le travail acharné qu’elle avait dû accomplir pour rattraper ces dernières semaines de moins bien. Eliot, quant à lui, l’observait non pas avec fierté comme sa mère mais plutôt avec l’exaltation de celui qui vient d’assister à un évènement unique, extraordinaire, mystérieux, magique.

Jana avait raison. Elle venait bel et bien de prouver qu’elle avait déchiffré la clé de ce mystérieux pouvoir. Soudain, son visage se crispa, effaçant le sourire des premiers instants. L’inquiétude de tout ce que cela pouvait engendrer pour l’avenir venait de prendre le pas sur les autres sentiments qui la traversaient. La surprise de l’accomplissement de ce miracle, la fierté de la résolution de l’énigme, le contentement de celle qui comprend qu’elle vient d’un seul coup de se simplifier la vie pour les évaluations et l’étonnement d’avoir été choisie pour posséder un tel pouvoir disparurent en une fraction de seconde.

— Arrête de te stresser, sœurette, plaisanta Eliot qui avait remarqué le changement d’attitude de Jana. Tu vas assurer comme une chef.

— J’en suis certaine aussi, poursuivit Madame Lefèvre. Tout à l’heure, tu m’as impressionnée. Je suis très fière de toi, ma chérie. Cesse de t’angoisser. Tout ira bien. Tu es prête.

— Je sais bien que je vais réussir cet après-midi, s’enorgueillit Jana.

— Et bien ! Je ne t’ai jamais vue aussi sûre de toi, ma chérie, s’étonna Lena Lefèvre.

— Oh, mais tu sais maman, je crois que Clio, la Muse grecque de l’Histoire est avec elle, ironisa Eliot en lançant un clin d’œil à sa sœur.

— C’était vraiment très bon maman, comme d’habitude, rétorqua Jana pour changer de conversation. Je crois que je ne vais pas prendre de dessert. Je préfère remonter réviser encore un peu.

— C’est comme tu veux mais tu sais qu’un peu de sucre est bon pour le cerveau, regretta Lena. Et toi Eliot, tu prendras bien un peu de la tarte aux pralines d’hier ?

— Oh que oui ! acquiesça le jeune homme. Moi, mon cerveau en aura besoin de ce sucre pour l’épreuve d’allemand de cet après-midi.

         Alors que Lena Lefèvre sortait la tarte du réfrigérateur, Jana s’empressa d’adresser un bon coup de coude dans les côtes de son frère. Son regard n’était en rien plus doux.

— Comment tu peux résister à un tel délice ? pouffa Eliot en attrapant l’assiette la plus généreusement servie.

— Jana ? proposa affectueusement Lena Lefèvre.

— Allez, tu as le temps et tu as mis toutes les chances de ton côté, rajouta subtilement Eliot.

— Bon, c’est d’accord, capitula l’adolescente en espérant mettre ainsi un terme aux allusions incessantes de son aîné.

— Tu me fais plaisir, ma chérie, s’enjoua Lena.

— Mais pas une trop grosse part, s’il te plait maman, minauda Jana avec un sourire complice.

 

Après avoir récupéré leurs affaires dans la chambre de Jana et avoir embrassé leur mère, les deux adolescents se mirent en route en direction de la Cité Scolaire Internationale. A peine étaient-ils sortis de l’immeuble que la jeune collégienne entama les hostilités.

— T’as abusé, tout à l’heure ! déclara Jana faussement furieuse.

— Mais non, ne t’inquiète pas. Comment voudrais-tu que maman y comprenne quoi que ce soit ? N’oublie pas que ce genre de don n’est pas dans l’ordre du commun, si tu vois ce que je veux dire, rassura Eliot.

— Je sais bien, mais attention tout de même, le sermonna Jana. Tu sais bien que maman est sur mon dos en ce moment depuis mes cauchemars.

— Je pense que le bulletin que tu vas ramener à la fin du mois va la calmer un peu, dit-il un grand sourire narquois aux lèvres.

— Ah, c’est malin, râla l’adolescente.

— Bon alors, raconte, reprit le jeune homme impatient de connaitre le secret de sa sœur.

— Quand tu disais tout à l’heure que Clio, la Muse grecque de l’Histoire était avec moi, et bien je crois que tu n’étais pas loin de la vérité, concéda la jeune fille. En fait, j’opterai plus pour sa mère, Mnémosyne.

— C’est qui ? interrogea Eliot.

— La déesse grecque de la mémoire, répondit Jana très sûre d’elle. Elle aurait inventé les mots et le langage.

 — D’où tu sors tout ça ? pleurnicha Eliot, pensant que c’était encore une révélation toute droit sortie de sa toute nouvelle faculté.

— Tu sais bien que j’adore la mythologie grecque, accorda Jana.

— Ouais, ouais, c’est ça, ironisa le lycéen.

— Non, sans rire, gronda la jeune fille, agacée d’être soupçonnée. Pour me servir de mon don, je dois utiliser ça, dit-elle en montrant la marque violacée au bout de son index droit.

— Ok, pardon ! chuchota Eliot. Tu fais comment au juste ?

— Je ne suis pas une experte, s’excusa Jana, mais les trois fois, j’ai massé mes tempes avec mes index avant que ne m’apparaissent les réponses animées en trois dimensions.

— Pour les Etats généraux aussi, quelqu’un te soufflait les réponses ?

— Oui, Emmanuel-Joseph Sieyès en personne, répondit Jana

— C’est qui Emmanuel-Joseph Sieyès ? fit mine de s’intéresser Eliot pour qui l’histoire de la Révolution française n’était pas un point fort.

— Tu sais l’abbé Sieyès, le député du Tiers-états qui a rédigé le Serment du Jeu de paume et qui a participé à l’écriture de la Constitution, expliqua très normalement Jana, persuadée que ses explications rappelleraient des choses à son aîné.

Pris dans leur conversation, les deux jeunes ne s’aperçurent pas que de manière conditionnée et automatisée ils s’étaient déjà installés dans une rame de métro de la ligne A. Ils descendirent à Charpennes. En attendant leur correspondance pour le Stade de Gerland, ils prirent place l’un à côté de l’autre sur deux des nombreux sièges vides. A cette heure-ci, le quai n’était pas encore surpeuplé.

— Tu me montres comment ça marche ? supplia Eliot

— Quoi, ici ? s’étonna Jana.

— Oui, allez, insista son aîné. Tiens dis-moi en plus sur Charpennes-Charles Hernu. On passe tous les jours ou presque dans une station qui porte son nom et on ne sait rien de lui.

         La jeune fille regarde minutieusement autour d’elle. Puis après une longue hésitation, elle appliqua ses index au niveau des temps et se les massa légèrement. La réponse fut immédiate. Charles Hernu, à la manière d’un guide expérimenté d’un grand musée, se planta devant la jeune fille et commença ses explications. Pour épargner son frère de trop nombreux détails historiques, Jana se contenta d’en faire un petit résumé.

— Alors en gros, Charpennes était un des faubourgs qui constituaient Villeurbanne au moment de la Révolution française. Cette station est située sur la rue principale de ce quartier qui jusqu’en 1990 s’est appelée grande-rue des Charpennes, avant de prendre le nom de Gabriel Péri, résistant, journaliste et homme politique arrêté par la police française et livré aux Allemands en 1941. Le nom de Charles Hernu, ancien maire de Villeurbanne a été ajouté au nom de la station à sa mort.

— Ouah ! s’extasia Eliot à pleine voix. C’est hyper impressionnant. Je ne sais pas si ce que tu viens de me dire est vrai mais dans les tous cas, ça en jette un max.

— Je n’ai strictement rien inventé, se dédouana Jana. C’est Charles Hernu qui vient de m’expliquer tout ça.

La stupéfaction incontrôlée d’Eliot avait provoqué, sans que les deux adolescents ne rendent compte, quelques réactions chez les voyageurs qui attendaient leur métro sur le même quai ainsi que sur celui d’en face. Plusieurs d’entre eux les fixaient afin de comprendre les raisons de cette excitation.

— Encore, encore, s’impatienta le lycéen. C’est vraiment trop fort.

— Non, arrête ! chuchota Jana qui venait de remarquer les regards insistants de nombreuses personnes. Ce n’est pas le moment, ni le lieu, Eliot. Tout le monde nous regarde.

Comme pour se faire plus petite et masquer sa gêne, Jana baissa la tête et regarda discrètement autour d’elle. Au fond du quai à droite, deux hommes en pleine discussion les observaient encore avec beaucoup d’insistance. La jeune collégienne se pinça, sans le faire consciemment, le lobe de l’oreille avec son index marqué. Les mots du plus petit des deux hommes lui explosèrent soudain dans l’oreille.  

— Tu vois ? C’est elle, là-bas avec le gamin brun qui vient de se relever.

Elle se retourna vers son frère. Il était debout. C’était bien eux qui étaient au centre de cette conversation. Elle se retourna à nouveau en direction des deux hommes qui, se sentant observés, firent aussitôt semblant de regarder leur téléphone respectif. Jana n’entendait plus rien. Dans la confusion, elle avait lâché le lobe de son oreille. Très naturellement, cette fois-ci, elle se retourna une nouvelle fois en direction de son frère pour détourner l’attention et serra à nouveau son lobe droit entre ses deux doigts. Tel un opérateur radio de l’armée, elle chercha à capter la transmission en orientant le pavillon de son oreille vers les deux hommes.

— Fais gaffe, on a bien failli se faire repérer, harangua l’homme chauve en direction du plus petit.

— Mais non, elle n’a rien remarqué la gamine, méprisa le petit. Ça fait des semaines que je la suis maintenant et elle n’y a vu que du feu.

— Faisons attention quand même, implora le grand chauve. Le patron ne serait pas content. Tu le sais comme moi.

— Oui, oui je sais, s’inclina le petit homme visiblement affecté par l’avertissement inquiet de son associé. Regarde, le métro arrive. Prépare-toi à monter.

Les bruits provoqués autant par le grincement aigu de l’arrivée de la rame que par l’agitation des voyageurs sur le quai coupèrent la communication entre Jana et les deux hommes. Toujours stupéfaite par ce qu’elle venait d’entendre, la jeune fille ne réagit pas lorsque son frère l’interpella à plusieurs reprises pour lui signaler que le métro était là.

— Hey Jana ! Tu dors, insista Eliot déjà prêt à se glisser à l’intérieur de la rame.

— Eliot, appela Jana, enfin remise de ses émotions. Viens m’aider s’il te plait.

Le jeune homme s’exécuta sans trop comprendre la demande de sa sœur. Il l’attrapa maladroitement par le bras, et ensemble, ils se dirigèrent vers la rame. Jana s’engagea, suivie de son aîné, dans la voiture, imaginant que les deux hommes en avaient fait autant. Puis, juste au moment où la sonnerie retentit, guidée par son instinct, elle attrapa la main de son frère et ressortit hâtivement sur le quai. Les portes se refermèrent et le métro poursuivit son trajet. Le quai était désert. Jana avait réussi. Les deux hommes n’étaient plus là.

— Tu m’expliques ! la somma Eliot.

— Pas maintenant, répondit sa cadette. Nous allons être en retard.

— Tu plaisantes, pesta l’adolescent. Tu viens de nous faire descendre du métro, là. C’est de ta faute si on est en retard. Il ne te plaisait pas celui-là ?

— Oui c’est ça, confirma Jana avant de s’enfermer dans un silence de marbre.

         Eliot ne parvenait plus à détourner son regard. Il fixait sa sœur avec un mélange d’incompréhension, d’agacement et d’inquiétude. Même s’il mourait d’envie de comprendre cette subite attitude, il connaissait sa sœur et savait pertinemment qu’il valait mieux ne pas insister pour le moment. Il obtiendrait des réponses en temps voulu. Le métro suivant ne tarda pas à arriver. Ils montèrent et s’assirent, toujours silencieux. Leur trajet jusqu’à la Cité Scolaire Internationale ne fut guère plus prolixe. Consciente de l’état dans lequel se trouvait son frère, Jana tenta de le rassurer avant qu’ils ne se quittent.

— Dans trois petites heures, je te raconte tout. C’est promis ! dit-elle.

— Mouais ! maugréa Eliot. Reconnais quand même que ton attitude est perturbante. Juste avant mon évaluation d’allemand en plus.

— Bon allez, Viel Glück ! acheva Jana.

Les deux adolescents se séparèrent sur un clin d’œil complice. Cette dernière marque d’affection finie de rassurer Eliot qui se dirigea vers un groupe de lycéens attroupés, les mains dans les poches, autour d’un banc. Ava lui prit la main et lui tendit ses douces lèvres empourprées par le froid. L’ensorcèlement amoureux exercé par la jeune danoise sur Eliot lui fit oublier instantanément les derniers évènements de la journée. De son côté, la jeune collégienne regarda autour d’elle pour essayer d’apercevoir, elle aussi, des amis auprès desquels elle pourrait trouver une certaine forme de réconfort. Personne. Enfin, aucun groupe ne l’invitait du regard ou d’un geste à le rejoindre. A cet instant, elle aurait voulu être comme tous les autres adolescents de son âge. Elle avait toujours été très différente des autres. Jana avait été une fillette puis était devenue une jeune fille très réservée. La révélation de son statut d’enfant adoptée par un élève de sa classe qui avait entendu une conversation entre Jana et un de ses professeurs n’avait en rien arrangé les choses. Les autres la regardaient avec une espèce de pitié qui ne faisait que renforcer sa volonté de rester loin d’eux. Et puis, elle était très proche de son frère. Plus qu’un frère, il était son ami, son confident. Elle n’avait jusque-là pas ressenti le besoin de tisser des liens avec d’autres personnes, ni de s’en faire des amis. Eliot, au contraire de sa sœur, avait su lier très rapidement et avec une grande facilité des liens avec ses camarades. Son caractère avenant et drôle avait fait de lui un garçon populaire. Il avait relativement bien géré la divulgation de son adoption et sa popularité en avait même été accrue. Jana et Eliot étaient toujours restés très perplexes quant à cette différence de traitement dont ils avaient été l’objet après la révélation.

Lorsque la sonnerie retentit, un flot d’élèves se dirigea vers les entrées du bâtiment. Telle une bouteille jetée à la mer, Jana suivit le courant jusqu’à la salle 210 où Monsieur Botella, leur professeur d’histoire et de géographie, les attendait, elle et ses camarades de 4ème, pour une nouvelle session d’évaluation. Il leur enjoignit de s’installer à une table et de sortir de quoi écrire. Après avoir rappelé les règles de passation, le professeur distribua les copies. Ce dernier, contrairement à Monsieur Zanoni, ne fit aucune remarque particulière à Jana.

Devant sa copie, la jeune adolescente suivit le procédé devenu maintenant un rituel. Elle ferma les yeux, se massa les tempes avec les index et lorsqu’elle les rouvrit les réponses se dessinaient sur sa feuille. La surface entière de sa copie était devenue une grande scène. Côté histoire, de grands philosophes des Lumières tels Rousseau, Olympe de Gouge, Voltaire, Diderot et D’Alembert échangeaient leurs théories. Un peu plus bas, le commerce triangulaire était très clairement représenté. On pouvait revivre le calvaire enduré par des esclaves capturés, battus, vendus, transportés par bateau, et travaillant de force dans des plantations. La géographie n’était pas moins bien lotie. Le planisphère se coloriait et se complétait tout seul afin de faire apparaitre les grands ports, les grandes façades maritimes et les points de passages stratégiques des échanges de marchandises. De petits bateaux traçaient les principales voies maritimes en laissant derrière eux des courbes de couleur. Le croquis très détaillé d’un port se légendait en boucle. Tout le vocabulaire spécifique était défini. ZIP, plateforme multimodale, conteneur, flux n’avaient plus aucun secret pour Jana. C’était totalement magique, féérique. Jana se mit au travail. Tout s’enchainait très rapidement. Elle acheva son contrôle en moins d’une heure. Bien que profondément persuadée que cela était inutile, elle décida de relire sa copie. Elle ne voulait pas éveiller les soupçons de son professeur et de ses camarades. Après deux relectures, elle rangea ses affaires, se leva et se dirigea vers Monsieur Botella. Il saisit, médusé, les feuilles de la jeune fille. Elle n’avait pas encore franchi la porte qu’il s’était déjà plongé dans une lecture attentive de sa copie.

En sortant de la salle 210, Jana marcha tranquillement en direction du CDI. Elle était un peu gênée. Venait-elle de tricher ? Oui et non. Elle n’avait en aucun cas usé de techniques frauduleuses telles que peuvent les imaginer certains élèves. Pas d’antisèches écrites sur de petits papiers, sur son téléphone ou sur une partie de son corps. A ce titre-là sa technique à elle n’était pas vraiment de la triche. En revanche, elle savait qu’elle venait sciemment d’utiliser un procédé peu conventionnel dont elle seule connaissait le secret et qui lui paraissait peu légitime. Sa gêne fut subitement chassée lorsque, dans le grand couloir vitré d’immenses baies et décrivant une courbe, elle croisa un grand homme chauve accompagné d’un autre, plus petit et brun.

C’était les deux hommes du métro.

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