Plus de deux heures et demie s’étaient écoulées depuis le début de l’évaluation d’allemand. Les élèves de seconde de la section internationale allemande se démenaient sur des exercices de version et de thème. Certains étaient déjà sortis de la salle de classe. D’autres semblaient encore loin de toucher au terme. Eliot, quant à lui venait tout juste de terminer le dernier exercice. Il se leva et marcha avec son air nonchalant habituel jusqu’au bureau de son professeur. Il sortit avec la même attitude tout en repensant à quelques traductions sur lesquelles il avait longuement hésité. Il tira son téléphone portable de la petite poche intérieure de son blouson et le ralluma. Le petit sifflement indiquant la réception d’un message retentit. Il appuya sur l’icône en forme d’enveloppe signalant visuellement la présence de nouveaux messages. Ses doigts se raidirent aussitôt et manquèrent de lâcher l’appareil.
Cornichon.
Le code d’urgence venait de s’afficher. Il était là sous ses yeux. Sa sœur était en danger. Elle avait besoin de lui. Les deux frère et sœur avaient déjà utilisé ce code d’urgence à plusieurs reprises mais plus depuis leur arrivée chez les Lefèvre. En effet, depuis leur adoption ils n’en avaient plus jamais ressenti le besoin. Que se passait-il ? Eliot relut très attentivement le message. Cornichon. Rejoins-moi vite à la maison. Loin de lui offrir plus d’explications, le message lui glaça le sang. Sans plus attendre, il se mit à courir en direction de la sortie. Dans sa tête, tout allait très vite. A la possibilité d’utiliser les transports en commun, il préféra se servir d’un de ses atouts majeurs : sa vitesse de course. Il ne lui fallut que douze minutes pour parcourir les cinq kilomètres qui le séparaient du cours Franklin Roosevelt, soit moins de la moitié que s’il avait pris le métro, le bus ou le tramway. Eliot aperçut sa mère dans la librairie où quelques passionnés furetaient parmi les centaines de livres s’offrant à leur vue. Il profita de la sortie de Madame Joubert, la doyenne de l’immeuble, pour pénétrer dans le hall du 32 cours Franklin Roosevelt. L’adolescent avala les marches quatre à quatre. La porte d’entrée s’ouvrit. Jana, qui avait guetté son arrivée par la fenêtre donnant sur la contre-allée, était là tremblante comme une feuille. Cela ne lui ressemblait pas. Même dans les pires moments de leur vie, que seuls des orphelins peuvent tenter d’imaginer, il ne l’avait vue dans un pareil état. Son premier réflexe fut de la serrer dans ses bras aussi fort qu’il le put.
— Qui t’a fait du mal ? murmura-t-il affectueusement en resserrant davantage son étreinte.
— Deux hommes, balbutia Jana entre deux sanglots.
— Ils t’ont…. Ils ne t’ont pas…, hésita le jeune homme qui tentait d’effacer de son esprit des scènes toutes plus horribles les unes que les autres.
— Non, non ! le coupa Jana. Ils ne m’ont pas touchée. Enfin pas physiquement.
— Comment ça, pas physiquement ? s’étonna son aîné. Explique-toi. Je ne comprends rien.
— Viens, suis-moi, commanda Jana en attrapant la main solide mais encore tremblante de son frère. Maman ne devrait pas tarder à rentrer.
Les deux adolescents grimpèrent à l’étage qui leur était réservé et s’installèrent dans la chambre de la jeune fille.
— En sortant de mon évaluation d’histoire-géo, j’ai voulu aller au CDI pour emprunter des livres, commença Jana. Dans le couloir, j’ai recroisé les deux hommes du métro.
— Quels hommes ? demanda Eliot surpris par cette annonce.
— Ah oui, c’est vrai ! Je n’ai pas encore eu le temps de t’en parler, reprit la jeune fille. Après avoir mangé, quand nous sommes retournés à la CSI, j’ai repéré deux hommes au bout du quai qui n’arrêtaient pas de nous regarder. Eh bien, je les ai entendus parler de nous.
— Comment ça, tu les as entendus parler de nous ? s’étonna son aîné. Déjà, ils étaient super loin si, comme tu le dis, ils étaient au bout du quai, puisque nous étions assis au milieu. Et puis comment sais-tu qu’ils parlaient de nous ?
— Ah oui, ça non plus je ne te l’ai pas dit. J’arrive à écouter une conversation même très lointaine si je masse le lobe de mon oreille avec l’index qui a la marque.
— Quoi ? Encore un nouveau pouvoir ? questionna Eliot.
— Mouais…
— Allez ! Continue, l’implora-t-il.
— Bref, en orientant mon oreille, j’ai réussi à entendre ce qu’ils disaient, poursuivit la collégienne. Ils me surveillent à la demande de quelqu’un. D’ailleurs, ils semblaient en avoir extrêmement peur. Et apparemment cela fait plusieurs semaines que ça dure.
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils te surveillaient toi ? interrogea Eliot, très dubitatif.
— Ils nous regardaient, expliqua Jana. Et le plus petit t’a décrit pour préciser sa cible, c’est-à-dire moi. Bon c’est vrai que sur le coup j’ai eu un doute. Je n’étais pas vraiment sûre. C’était plus une impression, un sentiment. Mais maintenant, j’en suis sûre…
La jeune fille au visage soudain plus sombre marqua une pause pendant laquelle ses tremblements reprirent de plus belle. Elle se remémorait l’attaque dans les couloirs de la CSI.
— Ça va, Jana ? s’inquiéta Eliot en enserrant sa jeune sœur.
— Pas fort…, soupira-t-elle. Je te disais que j’en étais certaine car…Je les ai recroisés tout à l’heure en sortant de la salle 210. Ça a immédiatement confirmé mes craintes. J’ai d’abord fait semblant de rien et j’ai continué à marcher aussi calmement que possible vers le CDI. J’ai essayé d’écouter pour voir s’ils me suivaient, mais rien. Puis en passant devant les toilettes, j’ai pensé que je pourrais m’y cacher. Je me suis enfermée dans un des box et j’ai attendu tout en cherchant à capter le moindre bruit suspect.
Eliot était suspendu à chacun des mots qui sortaient des lèvres de sa sœur. On pouvait lire l’inquiétude dans ses yeux. Il paraissait vivre les évènements comme s’il y était.
— Tout à coup, j’ai entendu la porte des toilettes s’ouvrir puis se refermer. J’ai arrêté de respirer plus dans un réflexe lié à ma peur que pour ne pas me faire repérer. J’ai ensuite entendu chacune des premières portes des box s’entrebâiller lentement les unes après les autres. Et je ne sais pas pourquoi, d’un coup j’ai préféré décamper de cet endroit clos où je me sentais prise au piège. J’ai jailli. Et là, comme je le craignais, je me suis retrouvée face aux deux hommes. J’ai ouvert la bouche pour crier mais aucun son n’est sorti. C’était comme si j’étais devenue subitement muette.
— Incroyable ! s’exclama Eliot.
— Attends, le coupa Jana. Ce n’est pas le pire. J’ai cherché à courir vers la sortie mais mes pieds ne touchaient plus le sol. Je te promets. Et là, j’ai commencé à entendre leur voix alors qu’aucun des deux ne bougeaient les lèvres. Ils me disaient de tout oublier, de faire comme si rien n’était jamais arrivé, comme si aucun don ne m’était apparu, et surtout d’arrêter de chercher à comprendre. Le grand chauve a ajouté qu’ils allaient me faire une démonstration de ce dont ils étaient capables. Ils firent des gestes bizarres avec leurs doigts. Plus les gestes s’intensifiaient, plus j’avais du mal à respirer.
— T’as remarqué un symbole sur leur doigt ? questionna Eliot.
— Non, je ne suis pas sûre, répondit Jana. Mais une chose est claire. Ils ne sont pas normaux. Enfin, moi non plus apparemment.
— C’est pas faux ! rétorqua le jeune homme.
— J’étais au bord de l’étourdissement, reprit Jana, quand soudain, par je ne sais quelle magie, je me suis retrouvée dans le réfectoire, juste à l’entrée. J’étais seule. Il n’y avait personne. J’avoue que je n’ai pas cherché à comprendre. J’ai couru vers la sortie et je suis montée dans le premier tram qui passait. Je suis descendue à Perrache où j’ai pris le métro jusqu’à Foch. Je suis rentrée à la maison. Je t’ai aussitôt envoyé le message, et depuis je t’attends. Qui sont ces gens, Eliot ? Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Tu crois que ça un rapport avec tous les trucs bizarres qui m’arrivent ?
— Je ne pense pas, Jana. J’en suis persuadé ! affirma Eliot d’un air très assuré. Il faut arrêter tout ça et faire ce qu’ils t’ont dit. Il faut tout oublier avant qu’ils ne te fassent réellement du mal.
— C’est plus facile à dire qu’à faire, ironisa Jana. Et puis, je n’ai rien demandé de tout ça, moi.
— Je sais, je sais, approuva le lycéen. Allez viens, on va descendre manger un truc et se vautrer devant la télé comme deux bons adolescents qui se respectent. On regardera des séries ou pire encore une émission de téléréalité, histoire de vraiment faire le vide si tu vois ce que je veux dire.
Le jeune homme serra sa petite sœur contre lui une dernière fois et s’engagea dans le couloir menant à l’escalier en colimaçon. Jana, peu convaincue par ce discours fraternel qui se voulait rassurant, accepta néanmoins de le suivre. Elle ne voulait et ne pouvait pas restée seule. Elle était effrayée.
En début de soirée, alors que les deux adolescents, étendus en pyjama chacun sur un des canapés du salon, regardaient en silence un épisode d’un dessin animé japonais, Lena et Laurent Lefèvre leur demandèrent quelques minutes d’attention.
— Les enfants, dit Laurent d’un ton très solennel. Ce soir, j’ai réservé une petite surprise à votre mère.
— Cela faisait longtemps, n’est-ce pas ? ironisa affectueusement Lena Lefèvre avec un grand sourire aux lèvres.
— Tu m’étonnes, ricana Eliot, heureux de voir une telle complicité entre son père et sa mère. Ces petits moments lui réchauffaient toujours le cœur, et encore plus depuis que lui aussi goûtait aux joies de l’amour avec Ava.
— Nous ne rentrerons pas de bonne heure, reprit le père de famille. Ne nous attendez pas.
— Je vous ai laissé de quoi manger dans le réfrigérateur, compléta Lena Lefèvre. Demain, vous savez qu’il y a école et que vous êtes en pleine session d’évaluations. Donc je vous demande de ne pas veiller trop tard, ni pour réviser, ni pour discuter. C’est bien compris ?
— Oui, oui. Compte sur nous, répondit Eliot avec son habituel air taquin.
— Vous m’avez bien comprise, insista fermement Madame Lefèvre. Je ne plaisante pas.
— Oui, maman ! acquiesça le jeune lycéen, disposé à ne pas gâcher la soirée de sa mère.
— Je crois que je vais monter réviser maintenant, annonça Jana. Je suis fatiguée ce soir. Je ne veux pas me coucher trop tard.
— Ça va ma chérie ? s’inquiéta subitement Lena en vraie maman qu’elle était. Tu veux que nous annulions notre sortie avec ton père.
— Non, non maman. Je t’assure, la rassura aussitôt Jana. Je pense que c’est le contrecoup de la journée.
— Certainement un peu trop de stress, présuma Laurent Lefèvre.
— Amusez-vous bien tous les deux. Et ne faites pas trop de bêtises, ajouta la collégienne tout en approuvant d’un signe de tête la remarque de son père adoptif.
La jeune fille se leva et embrassa chaleureusement ses parents. Puis, sans se retourner, elle lança gentiment une dernière phrase en direction de son frère toujours avachi sur le confortable canapé en cuir de la famille.
— Eliot, tu m’appelles pour manger.
Arrivée dans sa chambre, Jana s’assit lourdement devant son bureau et commença à se plonger dans un de ses manuels de français. Il ne fallut que quelques minutes seulement pour que sa motivation ne soit ensevelie sous les souvenirs de ces dernières heures. Qui étaient ces hommes ? Que lui voulaient-ils ? Que devait-elle faire ? Tout abandonner comme l’avait suggéré Eliot ? Admettre ses dons et accepter tout ce qui allait avec ? Ses réflexions furent interrompues par la sonnerie de son téléphone portable. Elle venait de recevoir un message de son frère l’invitant, un peu à la manière d’un valet, à descendre manger. La jeune fille se leva et rejoignit Eliot à l’étage du dessous.
De retour dans sa chambre après ce petit repas pris rapidement sur la table basse du salon, la jeune fille s’allongea sur son lit. Toutes les interrogations qui ne l’avaient plus quittée continuaient de tourner en boucle. Cela faisait maintenant près de trois heures que Jana vagabondait dans ses pensées sans parvenir à trouver le sommeil. Agacée par la situation, elle se réinstalla à son bureau et ouvrit à nouveau son manuel de français. Toujours accaparée par ses pensées, Jana faisait tourner lentement sa chaise de bureau en appuyant ses pieds contre ceux du siège. Tout cela la dépassait. Elle aurait tellement aimé être ailleurs à cet instant précis. Au même moment, ses yeux se fixèrent sur le gros globe terrestre que ses parents lui avaient offert pour son deuxième Noël au cours Franklin Roosevelt. Tout en faisant tourner le globe entre ses doigts fins, elle se demandait où elle aimerait aller pour échapper à cette réalité angoissante. Elle avait toujours rêvé de partir découvrir le monde. Un continent l’attirait particulièrement. L’Asie. Alors, lorsque le continent asiatique arriva devant elle, elle pointa son index sur une des sept merveilles naturelles du monde, la baie d’Ha-Long, au Viêtnam. Une lumière vive envahit subitement la chambre de l’adolescente. Puis, en une fraction de secondes, Jana fut littéralement aspirée par le globe posé dans l’angle de son bureau. Quand elle rouvrit les yeux, la jeune collégienne était toujours assise. Mais elle n’était plus sur sa chaise dans sa chambre. Elle était sur le pont d’un bateau, sous une large voile pourpre à la découpe caractéristique des jonques sud-asiatiques. Un simple coup d’œil lui suffit pour reconnaitre les magnifiques pics rocheux de la baie d’Ha-Long. Elle se secoua la tête pour être sûre de ne pas rêver. Non, elle ne rêvait pas. Par elle ne savait quel phénomène mystérieux, très certainement magique, elle se tenait là, assise sur une jonque, au beau milieu de la baie. Bien que logiquement très choquée par ce nouvel évènement hors du commun, Jana ne put s’empêcher de tomber en admiration devant la beauté de ce paysage constitué de plusieurs centaines de pitons rocheux aux formes étranges se dressant vers un ciel illuminé par un soleil levant flamboyant. C’était tout simplement majestueux.
Un peu plus loin, assis derrière elle, plusieurs touristes prenaient paisiblement un petit déjeuner typiquement vietnamien où se mêlaient xoi, chao, banh cuon, pho et autres délices. Plusieurs nationalités étaient représentées. Certains parlaient anglais, d’autres japonais ou encore espagnol. Malgré le mélange des toutes ces langues bien différentes, Jana n’eut aucun mal à saisir l’ensemble des propos échangés par chacun des petits groupes. Il en fut de même lorsque deux membres d’équipage de la compagnie propriétaire de la jonque passèrent près d’elle. Grâce à tous les éléments récupérés çà et là, elle apprit que le bateau accosterait dans la matinée sur l’île toute proche de Cat Ba, qu’au programme était prévu la visite d’un village de l’île, puis celle d’un fishing boat, qu’elle était sur un bateau parti depuis trois jours pour une petite croisière de cinq jours dans la baie.
Pendant quelques instants, elle se prit au jeu et s’imagina dans la peau d’une vacancière. Quelques instants seulement car la réalité reprit soudain le pas sur cette réalité mystérieuse. De nouvelles interrogations la submergèrent. Comment était-elle arrivée jusqu’ici ? Était-ce bien réel ? Et surtout comment allait-elle faire pour rentrer chez elle ? Le pourrait-elle seulement ? L’angoisse montait à chaque nouvelle question. Il fallait qu’elle se calme au plus vite pour pouvoir réfléchir et trouver des solutions. Toujours assise sur le pont de la jonque, Jana décida de se masser les tempes. Elle espérait qu’une image virtuelle viendrait à son secours. Mais rien. Aucune image ne lui apparut. Elle réessaya à plusieurs reprises, toujours en vain. Elle hésita à se lever. Que dirait-elle si un membre de l’équipage la questionnait sur sa présence que le bateau ? En même temps, il fallait bien qu’elle fasse quelque chose. Elle ne pouvait pas attendre sans bouger. Discrètement, la jeune fille décida donc de se lever. Elle fit mine de flâner sur le pont telle une touriste normale puis descendit les escaliers menant au pont inférieur. Elle arriva devant un petit couloir desservant les différentes cabines occupées par les passagers. L’intérieur des cabines était simple et modeste mais d’un confort apparent. Au bout du corridor, elle aperçut une petite lumière bleue qui passait sous une porte dont l’accès était réservé au membre de l’équipage. Son instinct l’invitait à passer cette porte. Etant donné la situation, elle n’avait rien de plus à perdre… Elle jeta un regard de part et d’autre du petit corridor, le longea et s’engagea rapidement de l’autre côté de la porte.
La pénombre qui dominait saisit la jeune fille. Jana scruta furtivement le décor qui l’entourait. Le confort était, dans cette partie du bateau, beaucoup plus sommaire que dans celle réservée aux passagers. Soudain, des bruits de pas s’avançant vers elle la sortirent de son état contemplatif. Que devait-elle faire ? Ressortir, se cacher dans un coin, aller à la rencontre des personnes qui s’avançaient vers elle ? Des voix s’ajoutèrent bientôt aux bruits de pas la pressant de trouver très rapidement une solution. Elle opta pour la deuxième solution, certainement la moins dangereuse. La collégienne se glissa sous une petite table en bois exotique abandonnée dans un coin. Les deux membres de l’équipage passèrent sans remarquer la présence de la jeune fille. Toujours effrayée, Jana préféra attendre quelques instants avant de sortir de sa cachette. Elle recula même un peu plus pour mieux se camoufler. C’est alors qu’elle sentit quelque chose. Elle tapota timidement le sol de sa frêle main tremblante et tomba sur une feuille de papier glacé pliée en accordéon coincée entre les roulettes de la table. Elle attrapa précautionneusement le document, mais l’obscurité de sa cachette l’empêcha d’en discerner la nature. Fébrilement, Jana s’avança vers le rebord de la table afin de capter quelques rayons du faible faisceau émanant de la lampe hublot jaunâtre accrochée sur un des murs du long corridor. Elle fixa le document et reconnu aussitôt une carte du monde. En observant plus attentivement ce planisphère réduit, elle remarqua qu’il ne ressemblait pas à ceux qu’elle avait l’habitude de voir. L’Europe n’était plus placée au centre du monde mais à l’extrémité gauche du planisphère. L’Asie avait pris sa place au centre de cette représentation du monde offrant une place de choix à l’Océan Pacifique. La jeune fille imagina qu’un touriste avait dû laisser tomber cette carte et qu’elle s’était probablement coincée entre les roulettes lors du passage de la petite table de service. Jana, effrayée, rechercha très instinctivement la France, le pays dont elle était originaire et qu’elle aimerait tant regagner à cet instant alors que peu de temps avant elle souhaitait le fuir. Trouvée.
Elle tapota le petit pays, son pays où se trouvait sa ville et ses repères ainsi que les gens qu’elle aimait. Ce geste qu’elle venait de faire inconsciemment à l’aide de son index marqué la transporta aussitôt dans un nouveau tourbillon émanant de la carte. En une fraction de secondes, son corps fut aspiré dans la carte dépliée qui retomba telle une plume abîmée sur le sol devant la petite table en bois exotique. Jana se retrouva soudain sur une grande place quasi-déserte. Il était tard. Il faisait nuit. Elle se retourna pour tenter de comprendre où elle avait atterri et tomba subjuguée devant une énorme bâtisse de pierres magnifiquement éclairée. Jana reconnu immédiatement les deux grandes tours se dressant vers le ciel ainsi que l’immense rosace vitrée surplombant les trois tympans finement sculptés sur la façade. Elle comprit aussitôt qu’elle était à Paris au pied de la plus célèbre des cathédrales, la cathédrale Notre-Dame de Paris. Son amour de la littérature ainsi que ses multiples voyages réalisés à Paris avec son frère et ses parents expliquaient que le fameux monument, sujet d’un des romans de Victor Hugo, ait été reconnu immédiatement par la jeune fille.
Que faisait-elle là ? Comment s'était-elle retrouvée sur l’immense parvis, centre kilométrique de l’ensemble des routes françaises, alors que la minute d’avant elle était à quatre pattes cachée sous une table installée sur une jonque vietnamienne au beau milieu de la baie d’Ha-Long. L’adolescente se repassa rapidement ces deux téléportations dans la tête et finit par comprendre ce qui les avaient rendues possibles, bien qu'irréelles pour toute personne sensée. En effet, la première fois qu’elle s’était téléportée, elle rêvassait, dans sa chambre, avec son globe et avait pointé de son index marqué une des destinations où elle aurait aimé se rendre, le Viêtnam. De même, la seconde fois, lorsqu’elle était cachée sous la table, elle avait touché la France sur la carte du Monde figurant sur le dépliant, l’endroit où elle aurait plus que tout voulu se trouver à ce moment très précis. La jeune fille en était sûre et certaine, la marque encrée sur son doigt lui permettait de voyager à sa guise. Toucher un lieu avec son index droit tout en souhaitant s’y rendre entrainait automatiquement sa téléportation en ce lieu. Cette possibilité la rendit absolument hystérique. C’était un pouvoir dingue. Pour elle, certainement le plus considérable et le plus magique des trois que la marque lui avait octroyé jusqu’à présent.
Le parvis de Notre-Dame était quasiment désert mais les quelques passants présents commençaient à observer l’adolescente de manière un peu plus soutenue. Ses cris d’excitation avaient, en effet, attiré les regards. Jana en prit conscience et décida de s’éloigner dans un endroit plus discret pour réfléchir tranquillement et prendre les décisions adéquates. Elle remonta la rue du Cloître Notre-Dame et quitta l’Ile de la Cité par le pont Saint-Laurent. Jana marcha encore quelques centaines de mètres avant de s’arrêter dans une rue calme et peu éclairée. Malgré l’heure tardive, la ville lumière était fidèle à sa réputation et bon nombre de personnes allaient çà et là dans les rues. Il fallait que la collégienne trouve le moyen de rentrer chez elle. Deux solutions s’offraient à elle : voyager normalement comme tout un chacun, ou bien user de sa toute nouvelle aptitude. Concernant la première solution, Jana avait bien conscience que cela risquait d’être assez compliqué. C’est une adolescente de 14 ans sans un sou en poche, qui plus est vêtue d’un pyjama bleu à carreaux, égarée dans la capitale. Prendre le train pour Lyon sans billet ? Pourquoi pas ! Mais c’était risqué. Faire de l’autostop ? Encore plus risqué. Non, vraiment, regagner Lyon par la manière habituelle lui sembla vraiment impossible. Ne restait plus dès lors que la méthode magique. Pour parvenir à ses fins, Jana devait mettre son index marqué sur la destination voulue, autrement dit Lyon et plus particulièrement le VIème arrondissement et son cours Franklin Roosevelt. Mais où trouver une carte à cette heure tardive ? Jana réfléchit plusieurs minutes sans trouver de solution. Elle passa alors ses index sur ses tempes. Tout sembla soudain plus évident. Une voix intérieure la guidait maintenant comme le ferait un navigateur de voiture. La voix lui indiqua de se rendre dans la première station de métro qu’elle voyait. La jeune fille s’exécuta sans vraiment réfléchir. Arrivée dans la station Pont Marie, Jana trouva rapidement le plan du métro parisien. Suivant ses nouvelles instructions intérieures, Jana toucha le plan au niveau de la station Gare de Lyon. Et hop, elle fut aspirée et la seconde suivante elle se retrouva sous l’imposante tour-horloge de la gare de l’ouest parisien.
C’était fantastique ! Jana adorait ce pouvoir. Après s’être remise de ses émotions qu’elle commençait tout juste à maîtriser, la voix l’envoya ensuite à la recherche d’un plan des lignes TGV. L’adolescente se mit en quête du plan qui la ramènerait chez elle. Elle se dirigea alors vers les quais réservés aux trains grandes lignes. La gare de Lyon étant immense, elle décida de gagner du temps en se téléportant grâce au plan de localisation interne de la gare. Elle maîtrisait à présent le fonctionnement de sa dernière capacité et s’en servait comme si c’était normal et comme si elle avait toujours procédé de la sorte. Après plusieurs téléportations, Jana, soulagée, arriva enfin devant la librairie de sa mère située sous leur appartement. Sans clés, elle sonna au 32 cours Franklin Roosevelt. Lorsque son frère ouvrit la porte, elle lui sauta dans les bras et le serra aussi fort qu’elle le pu. Surpris de la voir derrière la porte, le jeune homme la laissa faire et profita simplement de ce moment de tendresse. Il ne posa aucune question dans l’immédiat car il sentait que sa sœur avait à ce moment précis plus besoin de réconfort que de discussion. Evidemment, il savait que le temps des explications viendrait à un moment ou à un autre.