Chapitre VIII

Tu sais, Gamine, personne ne dort vraiment dans un bordel. Quand la nuit tombe, les murs des chambres se font les gardiens de fantasmes secrets, souvent inavoués par ceux qui y séjournent. Mais pour moi, au contraire, cette première nuit chez Madame Morgane s’est révélée la plus reposante depuis bien longtemps. Quand j’étais à Portsmouth, dormir paisiblement dans la rue s’avérait impossible : je devais veiller en permanence à ce que personne ne me vole le peu de biens que je possédais. Quant à mon couchage sur le Nerriah, la peur d'être rouée de coups par les camarades du loup de mer après la tentative de mutinement ne m'avait permis qu’un sommeil très léger. Mais dans cette chambre, habituellement réservée aux domestiques de l’établissement, j’ai pu m’emmitoufler dans des couvertures et profiter d’un matelas moelleux, comme je n’en avais pas eu depuis l’orphelinat. Mieux encore ! Ce lit ne cachait pas de puces.

On est venu me réveiller aux aurores. J’avais dormi tout habillée, trop lessivée pour prendre le temps de m’installer correctement. Enfin, mon mal de terre était passé !

Après m’être débarbouillé le visage rapidement, j’ai été conduite dans la chambre personnelle de Madame Morgane. Celle-ci se trouvait derrière son bureau, en train de noter les gains de la soirée dans son livre de comptes. À mon entrée, sa plume s’est arrêtée. Son regard expert a balayé mon accoutrement.

« C’est un miracle que personne ne t’ait découverte, a-t-elle lâché. Avec quelques années de plus, la supercherie aurait échoué dès que tu aurais mis les pieds sur le pont du Nerriah. Heureusement pour toi, tu n’es encore qu’une enfant, donc tu as pu t’en sortir. Mais si tu veux survivre, il va maintenant falloir faire plus d’efforts ! Écoute tout ce que je te dis et tu pourras rester dans l’équipage du capitaine Forbes. Je me suis bien fait comprendre ? »

J’ai hoché la tête en guise d’approbation, mais le cœur n’y était pas. Je me méfiais. Mon esprit n’arrêtait pas de me répéter la même chose : prudence. Même si je ne l’aimais pas, j’avais devant moi une femme redoutable. Mieux valait ne pas la contrarier.

Tu sais, ces femmes, à la tête des bordels, sont de vraies guerrières. Généralement, elles naissent dans la fange, puis trahissent et saignent jusqu’à gagner cette place en haut de l’échelle de la prostitution. Elles complotent avec les hommes puissants, les manipulent selon leurs désirs, les maintiennent à genoux en se servant de leurs faiblesses. Ce ne sont pas des enfants de chœur, ça, c’est sûr, mais les moyens justifient la fin : ces femmes ont gagné une place de choix dans le monde des hommes. Elles ne sont pas respectées d’eux à cause de leurs mérites ou de leur argent : c’est parce qu’elles sont capables de les satisfaire tout en leur volant leurs plus terribles secrets. Dans notre monde, crois-moi, les secrets valent bien plus que n’importe quels trésors !

Les griffes de la maquerelle m’ont saisi par le bras pour procéder à ma complète transformation. D’abord, elle m’a forcé à prendre un bain, le premier depuis mon départ de l'orphelinat. Une fois sortie de la baignoire, elle m’a tourné dans tous les sens pour me faire enfiler de nouveaux vêtements : une chemise de lin dans laquelle je flottais toujours à cause de ma silhouette rachitique, un pantalon de jeune garçon — manifestement de seconde main — une veste chaude pour me protéger du vent, un foulard marron noué autour de mon cou, et un petit tricorne qui me recouvrait les yeux. Ensuite, elle m’a obligée à m’asseoir pour me couper les cheveux. Le cœur noué, j’ai vu Madame Morgane me les tailler encore plus court qu’ils ne l’étaient déjà. Quels gestes brusques elle avait avec ses ciseaux ! Elle aurait pu me blesser sans en avoir rien à faire.

C’est seulement après ça qu’on m’a laissé me regarder dans un miroir : j’étais méconnaissable. Il ne manquait plus que le retour de la saleté pour faire de moi un sale gosse à part entière.

« Ça devrait suffire pour l’instant, a déclaré la patronne. Quand ton corps commencera à changer, il faudra refaire certains ajustements. Je te surveillerai de près : ces transformations sont parfois terrifiantes pour une petite fille. Quand Ferg fera escale ici, tu devras me rapporter toutes les manifestations anormales qui pourraient compromettre ta nouvelle identité ! Tu peux rester dormir ici ces prochains jours, il y a encore beaucoup à faire : il faut que je t’apprenne à te comporter et à parler comme un gamin de ton âge. De toute façon, vu l’état de son rafiot, Ferguson ne va pas reprendre la mer tout de suite. Il ne devrait pas tarder à arriver, d’ailleurs, alors file ! »

Je ne me suis pas fait prier. Tu sais, elle me faisait un peu peur, cette Madame Morgane et, crois-moi, j’avais bien raison de m’en méfier.

 

Au rez-de-chaussée, Ferguson me guettait déjà, accoudé au comptoir, un verre de rhum devant lui. Quand je l’ai rejoint, il l’a abandonné aussitôt pour me contempler de la tête au pied, impressionné.

« Cette bonne femme t’a transformé bien mieux que je ne l’espérais ! Enfin, on a peu de temps. Viens avec moi ! C’est l’heure de ta première leçon. »

M’empoignant par le bras, il m’a traînée dehors. Le soleil atteignait son zénith et il tapait dur. Dans la rue principale, pirates, commerçant et artisans s’affairaient à leurs tâches, une expression déterminée sur leurs visages. Alors voilà à quoi ressemblait une ville remplie de forbans ! Même quand j’y repense aujourd’hui, je dois avouer que c’était plutôt impressionnant. Chacun collaborait aux rénovations des bâtiments, dans une extraordinaire discipline. Tous les pirates aspiraient déjà à en faire leur port d’attache, leur vaisseau-mère. Quand des rebelles partent à la conquête d’un lieu, Gamine, le plus dur n’est pas de le prendre, mais de le reconstruire et de le préserver. Concernant la rénovation, je dois dire qu’ils s’en sortaient plutôt bien. Quant à le préserver… Eh bien, c'est une tout autre histoire.

Quand Ferguson a vu que je le suivais sans discuter, il m’a lâché le bras pour marcher à mes côtés, suivant mon regard qui balayait l’agitation de la rue. Ressentant ma curiosité, il a donc tenté de répondre à mes interrogations silencieuses :

« Quand on s'est emparé du port, il y a un an, on était loin d'imaginer qu'on en arriverait là. Cette île est tellement bien située ! On pourra aussi bien attaquer les navires espagnols que les marchands anglais. Pour le moment, les grands domaines d’exploitation alentour ne sont pas en contact avec nous. Des pirates qui prennent la possession de l’unique port de New Providence, on ne peut pas dire qu’ils voient ça d’un très bon œil ! Mais on espère pouvoir rétablir une relation moins hostile à l’avenir, notamment pour rétablir un peu de négoces. Mais pour le moment, ce n’est pas notre priorité. L’important, c’est de reconstruire et d’instaurer un minimum de règles, c’est essentiel si l’on veut garder cette place forte. »

Il s’est soudain arrêté pour me prendre par les épaules et tourner mon regard vers une direction particulière. Il a pointé le fort, au loin sur la colline, en pleine réparation.

« Tu vois là-bas ? C’est là que les plus grands capitaines se rassemblent pour instaurer les nouvelles lois. Aux dernières nouvelles, ils veulent appeler notre communauté La République des pirates ! Il y en a toujours un qui reste pour garder le fort. De là-haut, on a une vue imprenable sur la baie : il est facile de voir quel navire entre et quel navire sort. Si jamais les Anglais reviennent, nous pourrons les voir venir. »

Nous avons poursuivi notre marche jusqu’à atteindre une grande maison épargnée par la destruction. Une enseigne indiquait qu’il s’agissait d’une taverne. Il en existait deux autres, mais c’était ici que l’on trouvait le meilleur rhum, ça, je peux le garantir ! Une fois à l’intérieur, j’ai vu La Guigne et Isiah qui nous attendaient, assis à une table devant des chopes de bière. Le cuisinier nous a fait signe et nous nous sommes joints à eux. Il m’a contemplé un moment pour finalement s'exclamer, hilare :

« Alors là, Adrian, on peut dire que la dame Morgane t’a passé un sacré coup de savon ! »

Pff ! Dans la tête de n’importe quel homme, un morveux, ce n’est jamais propre. En cela, la patronne du bordel en avait fait un peu trop. J’appréciais cependant mes nouveaux vêtements, mieux adaptés à mon corps étiré, me rendant libre de mes mouvements. La Guigne, quant à lui, gardait le silence, balayant la salle de son regard perçant avec méfiance. Dans les semaines à venir, j’allais comprendre que le bosco n’aimait pas particulièrement descendre à terre.

« Bon, Adrian, c’est l’heure de ta première leçon. »

Le capitaine a posé l’une de ses grandes mains sur mon épaule et m’a discrètement désigné deux hommes accoudés au bar. Le plus petit des deux avait des cheveux gris, un tricorne noir et des yeux bleus particulièrement glaçants. Le second, quant à lui, faisait deux têtes de plus que le premier et était bâti comme une armoire à glace. Ses longs cheveux noirs, noués en queue de cheval, se confondaient par moment avec sa longue barbe broussailleuse. Tous deux portaient d’impressionnantes cicatrices sur leurs visages et leurs mains, signe qu’ils pillaient et voguaient sur les flots depuis belle lurette.

« Tu vois ces hommes, là-bas ? Le vieux, c’est le capitaine Hornigold et le grand gaillard, c’est Edward Teach, celui qu’on surnomme Barbe-Boire. C’est grâce à eux que, maintenant, nous pouvons séjourner sur cette île entre deux pillages. Le peu de règles qui perpétuent à Nassau, c’est eux qui les dictent, alors à ta place je veillerais à ne pas me frotter à ces lascars, peu importe la raison. Compris ?

— Compris, ai-je répondu. Vous avez participé à la prise de Nassau, vous ?

— Bien entendu, une sacrée bataille ! a répliqué Isiah. Mais avec le Nerriah, on est restés à l’arrière. Notre rôle était de tirer sur le fort pour le fragiliser le plus possible, afin que les pirates descendus à terre puissent le prendre plus facilement.

— Quand on y pense, a ajouté La Guigne, c’est incroyable qu’on ait pu s’emparer de cet endroit, surtout quand on voit à quel point il est difficile d’y faire régner l’ordre ! Ici, un rien peut mettre le feu aux poudres !

— Ne sois pas si rabat-joie ! Nous ne sommes que des petits poissons dans cette mer de la piraterie. Laissons donc ces questions de justice et de politique à nos requins. »

Eh oui, ce n’était pas parce que nous étions des pirates qu’il n’y avait pas de hiérarchie à Nassau. Seulement, celle-ci restait davantage de l’ordre de l’accord, de la confiance ou de la crainte. Les forbans avaient laissé des hommes comme Benjamin Hornigold et Edward Teach élaborer leur code des pirates parce qu’ils avaient prouvé leurs compétences à mener à bien un abordage de grande envergure. Mais certains pirates craignaient ces hommes et c’était la raison pour laquelle ils ne s’opposaient pas à eux. Même toi, Gamine, je suis sûre que tu as déjà entendu parler de Barbe-Noire ! Ce sont les légendes qui courent sur son compte qui ont fait de lui un homme craint, et pas l’inverse. Dans un monde de forbans, susciter la peur, c’est s'offrir le pouvoir.

Quand on nous a apporté un repas chaud, je l’ai dévoré avec avidité. Personne ne faisait d’objections sur mes manières. Normal ! Les leurs n’étaient pas plus délicates. Après deux mois passés à bord, j'avais repris un peu de chair, mais pas assez encore pour me sentir véritablement fortifiée. Cela prendrait du temps, je le sais.

Le capitaine m’a donné une tape dans le dos qui a failli me faire tout recracher.

« Quand on aura fini, je te montrerai comment te servir de ça. »

Il a alors sorti son pistolet à silex et me l’a mis entre les mains. J’ai frémi en me rendant compte du poids que faisait cette arme à feu. Il s’agissait pourtant du pistolet le plus léger dont pouvait se servir un pirate.

Je l’ai reposé sur la table pour tâter instinctivement la sacoche accrochée à ma ceinture, là où ma fronde se trouvait. Mon cœur s’est noué à l’idée de l’abandonner pour une arme plus lourde, mais aussi plus terrifiante. Mais je ressentais de l’envie, aussi : enfin je pouvais m’imaginer à armes égales face à Sawney Bean !

Ferguson m’a laissé dans mon mutisme pour s’adresser à son second :

« Quant à toi, La Guigne, j’aimerais que tu supervises les rénovations du Nerriah. Il faut changer tous les cordages et remettre les voiles à neuf. Dès demain, je te procurerai le matériel nécessaire.

— Et que fait-on pour les hommes ? »

Le capitaine s’est frotté la barbe, embarrassé. Même si la mutinerie du loup de mer avait échoué, la question demeurait épineuse.

« Débarrassons-nous du vieux gabier, avant qu’il fasse encore plus de désordre. Dès la fin des réparations, nous reprendrons les petits pillages. On s’attaquera aux petits navires marchands. La plupart sont faciles à aborder puisqu’ils veulent rarement nous combattre. Nous pourrons en aborder plusieurs et récupérer un nombre conséquent de cargaisons qui nous permettront de rembourser rapidement leurs salaires perdus. Les hommes en seront satisfaits, je pense… Isiah, je te charge de leur annoncer notre stratégie, il faut les apaiser, leur faire comprendre que nous maîtrisons la situation et qu’ils peuvent encore nous faire confiance. Dis-leur aussi que je payerai la moitié du prix de leurs visites chez Madame Morgane. Je m’arrangerai avec elle. »

Les deux hommes ont approuvé. Sous ses airs bourrus, Ferguson restait un capitaine hors pair, qui savait démêler les plus épineux litiges. Commander un navire pirate, peu importe la taille de l’équipage, n’était jamais de tout repos.

Le repas terminé, le capitaine a rangé son arme, laissée sur la table, puis nous avons quitté Isiah et La Guigne d’un simple salut.

 

Après être sortis des ruines de Nassau, nous nous sommes frayé un chemin entre les tentes où les forbans dormaient, riaient, complotaient et gémissaient de plaisirs divers. Une fois sur la plage, nous avons longtemps marché, longeant les vagues qui s’écrasaient paisiblement sur le sable. Une légère brise venant de l'océan caressait les feuilles de palmiers qui délimitaient le rivage. Tout le long du chemin, je ne prononçais pas un mot. Les bottes toutes neuves que m’avait données Madame Morgane me faisaient mal au pied et je brûlais d’envie de les enlever. Mais les pas de Fegruson faisaient le double des miens, donc hors de question de s’arrêter.

Bientôt, une massive silhouette de bois est apparue sur la côte. Une épave déserte, laissée à l'abandon, comme un monstre vaincu. Mes yeux ont fixé avec intérêt le vaisseau. Il s’agissait d’un navire anglais, probablement échoué quelques mois plus tôt, lors de l’invasion du port. Le grand mât s’était brisé sur le sable et il ne restait rien des voiles, probablement emportées par le feu et le vent. La coque avait été perforée par des coups de canon, rendant le navire irrécupérable. Un frisson étrange, entre effroi et excitation, a parcouru mon petit corps, comme si tout ce qui m’avait toujours effrayée, autrement dit l’armée anglaise, ne se révélait ici qu’un vulgaire vestige, un fantôme d’un passé lointain.

J’ai souri, évidemment !

Le capitaine y est entré par une brèche, m’ordonnant de l’attendre à l’extérieur. Une fois ressorti, il tenait avec lui un petit tonneau vide. À grandes enjambées, il s’est approché du grand mât qui gisait sur le sable pour poser dessus sa trouvaille.

« Viens, petit ! »

Je lui ai obéi, avançant à petits pas. De son côté, Ferguson a sorti son pistolet à silex et a commencé à le recharger. À l’aide de ses mains calleuses, il a incorporé une petite poudre noire dans le petit réservoir du pistolet et l’a tassée avec une fine barre de fer, fabriquée pour cet usage. Le processus demandait une certaine dextérité et un peu de patience. En songeant à la vitesse à laquelle je chargeais ma fronde, j’avais du mal à croire que ce pistolet m’aiderait à mieux me défendre ! Une fois le chargement terminé, le capitaine m’a tendu l’arme. Mes mains l’ont alors saisi avec une certaine appréhension.

C'était plus lourd que je ne le pensais...

« Voilà le plan, Adrian. Je vais d’abord t’apprendre à te servir de ça, car de nos armes, c’est probablement la plus maniable. Comme tu peux le voir, ce pistolet a un manche très lourd et très épais : il est parfait pour assommer l’ennemi quand tu n’as pas le temps de le recharger. Autrement dit, il peut te sauver la vie. Quand La Guigne en aura fini avec la rénovation du rafiot, il t’apprendra de son côté à te servir d’une épée : c’est indispensable lors d’un abordage ! Sache cependant que je ne te destine pas à manier ce petit pistolet. Quand tu seras assez à l’aise avec, je t’apprendrai à te servir d’un mousquet ! »

Il m’a alors désigné l’arme qu’il portait en bandoulière sur son dos. Il s’agissait d’un long fusil qui se rechargeait de la même manière que le pistolet à silex, mais qui avait une portée beaucoup plus importante. Je connais très bien cette arme, Gamine. Pas seulement parce que j’ai appris à la manier, mais parce que c’est l’arme privilégiée des tuniques rouges. J’ai frissonné rien qu’à l’idée de brandir cette chose !

Face à mon silence prolongé, Ferguson s’est penché vers moi :

« Écoute, petit, je sais que tout ça, ça fait beaucoup à digérer d’un coup, mais le temps manque : plus tu seras vulnérable, moins tu as de chance de survivre ici, et cela sans compter ton petit secret ! Il est indispensable que tu saches te défendre le plus rapidement possible. Maintenant, moi, de ce que je sais de toi, c’est que tu as un talent inné pour le tir. Si tu parviens à maîtriser le mousquet, tu pourras viser du haut du grand mât durant les abordages et crois-moi, c’est un vrai trésor pour nos stratégies d’attaque ! Avec de telles capacités, je peux t’assurer que tous les équipages de Nassau voudront de toi, que même si je meurs tu n’auras aucun mal à trouver du travail ailleurs dans notre Nouveau Monde, sur terre comme sur mer. Je ne peux pas t’offrir de meilleures garanties ! »

J’ai baissé les yeux sur le pistolet à silex. Je connaissais déjà les enjeux de tout ça avant que Ferguson ne me les rappelle. Mais moi, je réfléchissais bien au-delà de la nécessité.

« Si j’apprends à me servir de ce pistolet, ai-je dit tout bas, est-ce que je pourrais tuer des tuniques rouges pour de vrai ? Des officiers comme Sawney Bean ? »

Le capitaine a souri : en posant cette question, je prouvais que je voyais très bien mon intérêt personnel derrière cet apprentissage.

« Et même le roi d’Angleterre, si tu le souhaites ! »

Quand j'ai entendu cela, l'arme est soudain devenue moins lourde à porter.

Oui, quand je serai prête, je pourrais très bien tuer Sawney Bean avec un mousquet.

Ferguson m’a ensuite invité à faire un essai en visant le tonneau. Je lui ai obéi sans attendre, tenant le pistolet avec mes deux mains, trop lourd pour mes bras d’enfant. Très vite, j’ai compris que je devais considérer cette arme comme un prolongement de mon corps. En conséquence, je devais viser d’une tout autre manière. Il m’a fallu plusieurs minutes pour trouver une position stable. Enfin, je suis parvenue à pointer correctement mon pistolet, suscitant chez moi une excitation nouvelle.

Un rictus s’est dessiné sur mes lèvres et une étincelle est venue se loger dans mon regard. À ce moment-là, j’ai pris conscience que j'avais fait le premier pas sur le chemin qui me menait à ma vengeance. Mais il ne s'agissait pas seulement de Sawney Bean et de Billy, non, il s'agissait de ma revanche sur l'oppression anglaise tout entière. Après deux mois passés en mer en compagnie de pirates, après avoir compris pourquoi ils avaient choisi cette voie, j'ai réalisé que nous voulions atteindre le même but : détruire la couronne responsable de nos larmes. Maintenant que j’étais un membre à part entière de l’équipage du capitaine Forbes, je savais que ma mission serait de faire couler le sang de la marine et des puissants. Oui, je crois que c'est ce jour-là, lorsque j'ai tenu une arme à feu pour la première fois, que j'ai compris que je voulais passer ma vie entière à les combattre.

J’ai pressé la détente.

PAN !

Et Ferguson, en voyant le tonneau exploser en mille morceaux, a poussé un « Non de Dieu ! » hilare.

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