La salle des cartes n’avait jamais accueilli autant de monde. La Kharmesi se tenait assise en bout de table. Elle attendait, les doigts tambourinant le vieux bois. Devant elle, on avait posé une carte du nord de Neveah. La frontière entre les comtés de Lucin et de Lordet disparaissait sous les pions représentant l’armée de Lucin. Ce n’était qu’une simulation de ce qu’il risquait de se passer et cela n’était pas de bons augures pour les troupes d’Alan.
Lucia observait la scène à côté de l’archiviste du comte. Tout comme le jeune homme, elle prenait foule de notes. Et, comme lui, elle ne quittait pas des yeux Alara. Elle se fichait bien des de Lordet, de la capitaine Harken ou même des autres Mères. Ce qui l’intéressait vraiment, c’était de savoir comment la Kharmesi allait gérer la guerre qui se profilait. Or, pour l’instant, elle ne faisait qu’écouter et marquer son impatience.
Lorsque la capitaine Harken finit enfin son rapport, Alara ne parla pas plus. Elle observa l’assemblée, s’arrêtant peut-être un peu plus longtemps du côté des archivistes. Ce n’était pas la première fois depuis que tout ce beau monde se trouvait dans la pièce. Au début, Lucia avait même cru qu’elle cherchait un quelconque soutien auprès d’elle. Et puis, elle avait remarqué le tout petit signe de tête de Nelu. Il était à peine perceptible et elle supposa qu’elle était la seule à l’avoir remarqué. Que se passait-il entre les deux jeunes gens ? Alara lui avait avoué, avant de convoquer le conseil de guerre, qu’elle l’avait vu, comme la Mère l’avait suggéré. Avait-elle fait plus que lui demander un autre éclairage sur tout cela ? Non, Alara était bien trop préoccupée par ses fonctions pour ne serait-ce que penser aux hommes.
Même si, il fallait bien l’avouer, le jeune Marco avait un certain charme.
Harken, voyant que la Kharmesi ne disait rien, reprit la parole. Elle s’adressait plus aux deux de Lordet qu’aux autres femmes de la pièce. Les Mères ne servaient pas à grand-chose aujourd’hui. Aucune d’elles ne s’y connaissait en manœuvre militaire. Elles n’étaient présentes que parcequ’Alara n’avait pas osé les en empêcher. Il faudrait qu’elle revoie cela avec la jeune femme. S’encombrer de ces femmes ne l’aiderait en rien.
Lucia accrocha le regard d’Alara quelques secondes, assez pour l’inciter à rentrer un peu plus dans les plans. Le masque bougea à peine mais elle savait avoir été entendue. La Kharmesi prit enfin la parole :
— Sommes-nous seulement sûrs que c’est effectivement ce que fera de Lucin dans les prochains jours ? Vous semblez ne faire que des suppositions sans donner de la moindre certitude. J’ai besoin d’être certaine de ce qu’il se passe et de ce qu’il va se passer. Nous nous lançons dans une guerre, pas dans de simples raids. Je ne laisserais pas des hommes et des femmes partir se battre sans avoir la moindre chance d’en revenir.
— Ma dame, répondit Alan de Lordet, les troupes de Lucin avancent lentement pour l’instant. Elles prennent place le long de la frontière. Il ne fait pas beaucoup de doute que le schéma que nous vous présentons aujourd’hui sera celui que les généraux adversaires utiliseront.
Alara observa une nouvelle fois la carte et soupira.
— Alors, nous ne pouvons pas faire grand-chose si ce n’est espéré qu’ils fassent ce que vous pensez ? C’est cela que vous me proposez ? Cela fait des lustres que les raids durent et vous, vous n’avez rien à me proposer si ce n’est « résister autant que l’on peut » en priant pour être au bon endroit ?
Un silence pesant s’installa dans la pièce. Alara passa tout le monde en revue. Les têtes se baissèrent. Non, personne n’avait une autre idée.
Marco s’agita un peu sur sa chaise, gênant Lucia. La Mère lui adressa un coup de coude bien senti. Alara l’appréciait peut-être, ce n’était pas une raison pour la déranger, elle. Elle en profita pour jeter un œil sur ses notes. Il avait pris le temps de redresser la frontière sur son carnet. Et d’y ajouter divers points. Elle reconnut le village d’où était originaire la Kharmesi et à quelques kilomètres de là, ce qui, si ses souvenirs étaient bons, devaient être les ruines d’une vieille forteresse. Voilà qui était intéressant. Le garçon pourrait peut-être servir à autre chose qu’à déranger sa protégée.
Elle leva la main pour attirer l’attention d’Alara.
— Ma dame, je crois que vous devriez regarder ça, dit-elle.
Elle attrapa le carnet du garçon et se leva. Elle l’amena à la Kharmesi. Marco la suivit en pestant et se plaça juste entre elles. Une nouvelle fois, il sembla à Lucia voir autre chose dans le regard qu’ils échangèrent. Décidément, il faudrait qu’elle fasse parler Elvire. Sa nièce devait savoir ce qu’il se passait.
— Les ruines de Nézia ? s’étonna Alara.
— La plus grande partie de l’armée de Lucin passera à côté, remarqua Enric.
Il montrait le point sur la grande carte. La vieille forteresse ne s’y trouvait pas inscrite, trop ancienne, trop détruite. Ce n’était qu’un relief de plus dans un paysage de colline.
— Elle peut servir pour défendre cette partie de la frontière ? demanda-t-elle.
— C’est une ruine. Il n’en reste presque rien, répondit Enric.
— Une ruine avec des murailles qui tiennent encore et une tour utilisée par les villageois et les fermiers tout proche lorsque les raids s’accentuent dans la région, compléta Lucia. Ils ont même commencé à la réhabiliter, d’après ce que j’ai appris. Je suis sûre que vous le savez, mon seigneur. Vous avez dû voir les ruines lors de votre dernière campagne.
— La réhabilitation dont vous parlez, Mère Lucia, n’a rien de bien solide. Ça peut servir pour quelques paysans, oui, mais pas pour une armée entière. Il faudrait des mois pour que nous puissions l’utiliser pour protéger nos frontières.
Lucia se détourna de lui, sûre d’avoir réussi à planter les bonnes graines. Sur la table, Alan de Lordet bougeait les pions, calculait elle ne savait trop quoi. Il prit la parole alors que son fils expliqué à la Kharmesi qu’il n’était pas possible de bloquer l’ennemi à Nézia.
— Bien sûr que si, ça l’est, fils. Mais il nous faudra concentrer tous nos efforts sur les ruines. C’est risqué, mais possible.
— Risqué ? A quel point ?
L’espoir revenait dans la voix de la Kharmesi.
— Et bien, de Lucin pourrait contourner, tout simplement. Dans ce cas, nos forces à Nézia ne serviraient plus à grand-chose. Il envahirait le comté aussi facilement que s’il entrait dans son propre château.
— Existe-t-il un moyen de le forcer à passer par là, alors ? Tout en prévoyant l’éventualité qu’il ne le fera pas ?
— Oui, ça pourrait être possible. Capitaine Harken, Enric, qu’en pensez-vous ?
Les trois se mirent à réfléchir entre eux à voix haute. Lucia les laissa, n’y comprenant pas grand-chose. Elle se déplaça vers les deux autres Mères.
Mairenn et Anneke n’avaient pas encore ouvert la bouche. Elle se doutait que cela ne tarderait plus. Alara prenait de plus en plus d’importance et elle risquait de proposer d’accompagner l’armée. Une idée que Lucia lui avait glissée par l’intermédiaire d’Elvire. Même si sa nièce n’appréciait que peu mettre son amie en danger, elle avait tout de même obéi. Elle comprenait que les pouvoirs de la Kharmesi pouvait pencher dans la balance. Elvire pourrait faire une bonne Mère Supérieure, plus tard. Elle prouvait chaque jour à sa tante qu’elle en était capable.
Elle revint à la réalité alors que les derniers détails se mettaient en place. Ils faisaient vite, pressés par une Alara prête à tout pour renvoyer le comte Aymeric la queue basse chez lui.
— Le plus gros des troupes est déjà proche de Nézia, déclara Enric. Le reste, une partie de votre garde et les ingénieurs partiront dès que possible. Il nous faudra une bonne semaine, avec de la chance, pour remettre les ruines de la forteresse en état pour un siège. Ma dame, c’est tout de même juste.
— Je suis sûre que vous y arriverez. Capitaine Harken, je compte aussi sur vous.
Étrange, pensa Lucia. Alara n’avait pas une seule fois émis le souhait de partir avec eux. Cela cachait quelque chose. Mais quoi ? Elle ne s’était tout de même pas assagie à ce point. Et les deux autres Mères n’avaient pas eu le temps de lui parler encore. Quoique vu leurs sourires satisfaits, c’était bien possible.
— Bien, le Conseil est terminé, déclara Alara. Vous avez beaucoup de chose à préparer, mes seigneurs. Quant à moi, la journée n’est pas finie. J’ai à faire. Mairenn, Anneke, Lucia, je vous retrouve cet après-midi. Mon seigneur, n’hésitez pas à me faire parvenir vos besoins. La Maison des Mères et la Déesse Rouge sont à vos côtés dans cette crise.
Elle se leva et salua d’un mouvement de tête l’assemblée. Une nouvelle fois, elle s’attarda un peu plus sur l’archiviste du comte. Cela n’était que trop arrivé durant le Conseil. Il se passait quelque chose entre eux. Lucia n’arrivait pas à savoir si elle devait s’en réjouir ou non. Après tout, c’était peut-être de sa faute. N’avait-elle pas poussé Alara à lui demander son avis ? Il faudra inclure cette nouvelle donne dans le jeu.
La Kharmesi n’aidait pas Lucia ces derniers temps. L’imprévisibilité de la jeune femme avait du bon contre Mairenn et Anneke, beaucoup moins lorsqu’il s’agissait d’en faire la parfaite Déesse Rouge.
Ça bouge un peu plus, on approche des combats dont tu parles depuis un moment. Alara semble prendre en assurance et un peu en maturité, du moins d’apparence, cela reste à confirmer.
Un chapitre assez agréable 😊
Petites remarques :
-« Il faudrait qu’elle revoie cela avec la jeune femme », qui est cette jeune femme en question ?
-« Il faudrait qu’elle revoie cela avec la jeune femme. S’encombrer de ces femmes ne l’aiderait en rien », redondance de « femme ».
-« sans donner de la moindre certitude », enlever le « de ».
-« Alors, nous ne pouvons pas faire grand-chose si ce n’est espéré », espérer.
-« Il prit la parole alors que son fils expliqué à la Kharmesi », expliquait.