Le vase explosa sous la violence du coup. Les éclats rejoignirent ceux déjà à terre. Au centre de la pièce, Alara tendit le bras vers un nouvel objectif. La boule de feu percuta l’objet qui s’écrasa sur le sol. Le petit salon de la Kharmesi ressemblait à un champ de bataille où elle était la seule guerrière. Rien ne pouvait l’arrêter, si ce n’était le manque de cible.
Elle détruit d’un geste le dernier bibelot encore debout avant de se laisser tomber au sol. Elle aurait bien fait cramer le tapis. Elle se retint à la dernière minute, serrant les pans de sa robe autant que possible. Des larmes de rage coulèrent sur ses joues.
Cela faisait déjà deux jours qu’elle détruisait tout ce qui lui tombait sous la main. Elle n’en pouvait plus de rester à ne rien faire à la Maison des Mères. Une fois encore, elle n’avait pas réussi à faire entendre sa voix. Être Kharmesi ne servait à rien. Elle était incapable de s’élever au-dessus de Mairenn. La Mère Supérieure la gardait dans les murs encore plus sûrement que la promesse qu’elle avait faite à Marco.
Elle serra un peu plus le tissu de sa robe rouge. Elle n’était qu’une sombre idiote. Une gamine incapable de faire quoique se soit d’elle-même. La Déesse avait eu tort. Elle n’était pas digne d’Elle. Elle n’était bonne qu’à faire figure de pantin, et encore. À quoi pouvait bien lui servir ses pouvoirs si elle devait rester enfermée ici ?
Un bruit la détourna de ses pensées. Elle pointa sa main en direction de la porte, prête à lancer une nouvelle flamme sur l’arrivant. Elle se retint de justesse en reconnaissant Elvire et Lucia. Sa dame de compagnie levait déjà les mains, geste inutile face à la fureur d’Alara. Si le feu partait, elle brûlerait aussi sûrement que les bibelots du salon. Heureusement pour elle, la jeune femme se contrôlait encore pour ne pas la toucher.
Alara se leva et essuya ses larmes d’un geste rageur. Elle toisa les deux femmes.
— J’ai demandé à rester seule.
— Excusons-nous, mais nous avons eu peur que tu ne…
— Que je quoi ? coupa-t-elle Elvire. Que je m’échappe d’ici ?
— Vu le bruit, plutôt que tu te fasses mal, répondit Lucia de sa voix calme. Et je crois que nous avons bien fait de venir.
Son regard passa d’Alara au reste de la pièce. Elle prenait note de tout ce qu’elle voyait. Alara ne s’en formalisa pas. Elle n’en avait pas grand-chose à faire. Qu’elle voit et qu’elle rapporte tout cela à Mairenn. Que risquait-elle de plus, de toute manière ? Elle était prisonnière de sa propre demeure. La Mère ne pourrait pas faire grand-chose de plus.
— Tu ne peux pas rester comme ça, Alara, déclara Elvire. Regarde-toi. On dirait un animal en cage !
— Mais c’est ce que je suis pour les Mères, cracha-t-elle.
La main de Lucia s’abattit sur sa joue. Le claquement résonna dans le salon, laissant Elvire abasourdie.
— Tu vas te reprendre, jeune fille, la sermonna la Mère archiviste. Je n’ai pas fait tout ce que j’ai fait pour que tu abandonnes comme ça. Mairenn cherche à t’enfermer ici ? Et alors ? Tu es Kharmesi, Alara ! Tu n’es pas une simple paysanne à qui on ordonne de faire quoique ce soit. Tu as perdu une bataille contre les Mères, pas la guerre. Si tu veux gagner celle que tu as déclenché, il va falloir que tu sortes d’ici et que tu détruises autre chose que des vases. A commencer par l’autorité de Mairenn et d’Anneke.
— Vous n’êtes pas avec elles ? s’étonna Alara. Vous n’avez pourtant rien dit durant le conseil.
Les lèvres fines de la vieille s’étirèrent. Elle semblait se moquer de sa cadette.
— Tu es encore bien jeune pour tout comprendre. Je ne suis pas avec elles, comme tu dis. Je ne suis pas contre non plus. Je vais là où la Déesse me mène, et tu devrais faire de même. Ta place n’est pas toujours au sein de la Maison des Mères.
Mais elle avait promis de rester ici, de ne pas se mettre en danger. Et puis, les Mères étaient arrivées avec leurs grands sabots. Alara était trop précieuse pour être sur un champ de bataille. Les larmes revenaient dans les yeux de la jeune femme. Elvire s’approcha d’elle et la prit dans ses bras.
— Il ne t’en voudra pas. Je suis sûre qu’il ne t’en voudra pas. Tu dois réagir, Alara. S’il te plaît.
Alara regarda par-dessus l’épaule d’Elvire. Lucia se tenait devant elle, le masque rouge et noir tendu dans sa direction. Elle se détacha de son amie et attrapa l’objet. Elle l’avait jeté dans un coin de la pièce, incapable de le supporter. Elle l’observa sous toutes les coutures. Sur son envers, les traces de son propre sang commençait à disparaître. La cérémonie qui l’avait faite Kharmesi lui semblait bien loin. À l’époque, elle pensait être capable de changer le monde.
Elle l’était toujours.
Ce n’était pas Mairenn ou Anneke qui allait lui dire le contraire. Les Mères se mêlaient de ce qui ne les regardait pas. C’était sa guerre. Elle ne resterait pas à ne rien faire.
Elle essuya ses larmes une nouvelle fois. Un éclair de défi brilla dans ses yeux.
— Lucia, convoquez le conseil. Elvire, demande à la garde de se tenir prête sans que cela ne se remarque puis prépare nos affaires.
— Que comptes-tu faire ? l’interrogea Lucia.
— Ce que vous voulez. M’opposer à la décision des Mères.
Le tout en respectant sa promesse. Marco ne souhaitait pas qu’elle se rende aux ruines de Nézia. Elle ne le ferait donc pas. Il existait bien des manières de contrer le comte de Lucin.
— Bien. Je te reconnais bien mieux maintenant.
— Je vais avoir besoin de vous, Lucia. Vous connaissez Mairenn aussi bien que moi. Elle ne pliera pas.
— Dis-moi ce qu’il te faut.
— Que vous l’occupiez.
Elle n’en dit pas plus. Bien qu’elle ait confiance en l’archiviste, elle hésitait à révéler ses plans. Lucia opina du chef, un grand sourire sur le visage. Alara se demanda quel jeu elle jouait vraiment. Aucune des Mères ne s’opposait à Mairenn ou à Anneke sauf elle. Pourquoi ? Elle cachait quelque chose qu’Alara n’arrivait pas à découvrir. Elle s’y pencherait plus tard, lorsqu’elle en aurait fini avec de Lucin.
Elle sortit de ses appartements à la suite des deux femmes. Elvire partit vers les baraquements de la garde. Harken y avait laissé une bonne moitié de ses soldats pour protéger la Maison des Mères. Elle prévoyait d’en prélever une vingtaine. Elle n’aurait pas besoin de plus. Ils n’étaient pas plus nombreux, lorsque plus jeunes, elle et un groupe d’amis, harcelaient ceux qui venaient piller les fermes de leurs parents. Divisée en deux groupes, ils avaient mené la vie dure aux pillards et aidé plus d’une fois les troupes régulières de Lordet. Elle connaissait le terrain, l’avait déjà fait. Ça ne changerait pas beaucoup. Et comme ça, elle n’aurait pas à se rendre directement à Nézia.
Son plan se mettait petit à petit en place.