Chapitre vingt-quatre

Par Oriane

Elle n’avait pas mis les pieds dans la région depuis son arrivée à la Maison des Mères, des mois plus tôt. Cela lui semblait des années. Le paysage n’avait pas changé. Les champs bordaient les fermes éparpillées, entrecoupées par des bosquets plus ou moins volumineux. Elle ne s’approchait pas des habitations. Elle et les femmes de sa garde campaient à la belle étoile sous le couvert des arbres. Alara ne voulait pas qu’on les vît. Les paysans parlaient. Elles devaient se fondre dans le décor si elles voulaient réussir à déstabiliser Lucin.

Elle chevauchait parmi les soldates choisies par ses soins dans ce qu’il restait de la garde de la Maison des Mères. Les femmes s’habitaient à voir le masque rouge et noir. Elles avaient même arrêté de lui faire une révérence dès qu’elles croisaient son regard. Alara aurait préféré se fondre parmi elles, sans son masque, sans sa charge. C’était son idée première. Elvire l’en avait empêché. Il fallait que la Kharmesi soit présente dans les rangs, pas Alara. Elle s’était pliée aux conseils de son amie.

Elle chevauchait droit vers les ruines de Nézia, le seul endroit où elle n’aurait pas dû mettre les pieds. Le vieux donjon culminait à peine au-dessus de la frondaison des chênes alentours. On n’en distinguait pas encore la vétusté, ni le fait que la tour ne faisait à présent pas même la moitié de ce qu’elle aurait dû faire.

Les ingénieurs des de Lordet ne s’en étaient pas occupés, il y avait plus urgent. On avait érigé des palissades, le plus souvent en bois, parfois en pierres en s’approchant de l’enceinte, devant les remparts reconstruits par endroits. Cela ralentirait à peine l’ennemi. Au mieux, elles permettraient de le disperser en plusieurs endroits. Au moins, l’enceinte en elle-même ressemblait un peu plus à quelque chose.

Dans les souvenirs d’Alara, Nézia était un refuge, un endroit où l’on pouvait venir si jamais les fermes étaient attaquées. Elle y était venue plusieurs fois enfant. Elle aimait l’endroit pour le réconfort qu’elle y trouvait. Elle se cachait dans les étages supérieurs de la vieille tour, observait le monde en dessous. On ne l’y trouvait jamais. C’était une époque différente. Elle n’avait pas autant de poids sur ses épaules.

Elles passèrent les murailles sous les vivats des personnes déjà dans la place. Alara vit les travaux effectués, les pans réparés, le mortier refait. La cour de Nézia ne ressemblait plus à celle de ses souvenirs. Partout où son regard se posait, elle ne voyait que des tentes et des gens affairés. Tout au fond, la forge fonctionnait après des années de silence. Le bruit du campement lui parut assourdissant après son séjour en forêt. Elle regrettait presque d’avoir répondu à l’appel d’Enric de Lordet.

Le jeune seigneur vint à sa rencontre. Il lui tendit la main pour l’aider à descendre de sa monture. Elle accepta bien qu’elle n’en avait pas besoin. Elle avait troqué ses robes pour des tenues plus pratiques, pantalon et chemise de couleur sombre. Seul son masque permettait de deviner qui elle était.

— Ma dame, bienvenue à Nézia, la salua-t-il. Veuillez me suivre, nous serons mieux dans ma tente pour parler.

Elle acquiesça. Les femmes de sa garde se dispersèrent pour rejoindre celle de la capitaine Harken. Elvire tenta de la suivre. Elle refusa, arguant que son amie devait préparer leur tente mais aussi prendre des nouvelles après de Lara Harken, qui brillait par son absence. A contrecœur, la jeune femme inclina la tête et disparut dans le campement.

Enric la guida jusqu’à sa tente, cachée derrière la tour en ruine. Elle observa mieux le campement durant le trajet. Les travaux avançaient mais pas assez vite. Elle le voyait bien. Ils ne seraient jamais terminés avant l’arrivée de Lucin à leurs portes. Voilà pourquoi le jeune homme avait insisté pour qu’elle vienne à la forteresse. Quelques personnes de plus seraient toujours utiles.

Alara se figea en voyant Marco ouvrir les rabats de la tente. Elle ne se sentait pas d’affronter déjà son regard. Au moins, elle n’était pas seule avec lui. Elle passa devant lui, la tête droite, le regard fixé sur un point au loin. À peine l’entendit-elle la saluer.

Elle s’installa dans le fauteuil de campagne d’Enric. Devant elle, les cartes n’auguraient rien de bon. Dans quel merdier c’étaient-ils fourrés ? Elle était bien incapable de le dire, mais il n’avait rien de réjouissant.

— Nous ne pensions pas vous voir vous livrer à des attaques surprises sur Lucin, commença Enric.

— Je n’allais pas rester bien gentiment cacher derrière les murs de la Maison des Mères alors que mon peuple se bat pour moi, retorqua-t-elle.

— Vous auriez peut-être dû, marmonna Marco.

Elle refusa le verre qu’il lui tendait et lui lança un regard mauvais. Ce n’était pas le moment de parler de cela. Ils avaient mieux à faire. L’archiviste s’éloigna un peu. Il s’installa contre l’un des poteaux soutenant la tente, les bras croisés. Leurs retrouvailles ne se passeraient pas aussi bien qu’elle l’aurait espéré.

— Je comprends ce que vous ressentez, continua Enric sans s’être rendu compte de l’intervention de son ami. Mais n’est-ce pas dangereux ?

— Si je devais m’arrêter à chaque fois que quelque chose est dangereux pour moi, je n’avancerais pas, seigneur Enric. Oui, ça l’est. Rester à la Maison des Mères en ce moment aussi. Vous avez plus besoin de moi que Mairenn et les autres Mères. D’ailleurs, si ça n’avait pas été le cas, vous n’auriez pas cherché à me contacter pour me faire venir à Nézia. Maintenant que je suis là, parlons de ce qui nous intéresse.

Elle montra la carte du doigt, histoire de se faire bien comprendre. Marco marmonna une nouvelle fois. Elle crut discerner les mots « imprudente » et « folie ». Elle craignait de plus en plus ce qu’il se passerait lorsqu’ils ne seraient que tous les deux. Elle écarta cette pensée et se concentra sur le problème actuel, Aymeric de Lucin et son armée.

Enric lui exposa la situation sans la moindre fioriture. Comme elle s’en doutait, ce n’était pas vraiment ce qu’elle espérait au départ. Les travaux pour rendre Nézia défendable avançaient trop lentement, les hommes se fatiguaient et les rapports des éclaireurs n’étaient pas bons. L’ennemi se trouvait bien plus nombreux que prévu et surtout bien plus près qu’il ne l’aurait dû. A moins d’un miracle, ils étaient plus que mal partis, et cela par sa faute. Son impulsivité risquait de coûter la vie à des centaines de personnes.

— Ma dame, je sais que les nouvelles ne sont pas réjouissantes. Il est encore temps pour vous de retourner à la Maison des Mères. Vous y seriez plus à l’abri qu’ici.

Du coin de l’œil, elle vit Marco se crispait encore un peu plus en attente de sa réponse. Pensait-il vraiment que maintenant qu’elle était là, elle repartirait ? Elle pensait qu’il la connaissait mieux que ça.

— Je reste.

Elle se leva, mettant fin à la conversation.

— Nous reparlerons de tout cela demain matin, si vous le voulez bien. Lucin n’attaquera pas avant deux jours et je suis fatiguée.

Elle leva les yeux vers la tour au moment où elle passa devant Marco qui tenait à nouveau le rabat de la tente. Elle remarqua à peine son mouvement de la tête. Il viendrait la rejoindre. Elle n’en doutait pas. Elle redoutait juste ce qu’il se passerait là-haut. Peut-être même plus que l’arrivée de Lucin aux ruines.

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