Chapitre XI

Par axel
Notes de l’auteur : En prévision de l'arrêt programmé du site plumedargent, j'ai créé un blog sur lequel je continuerai à mettre en ligne cette histoire. Voici l'adresse : http://lesangesmeritentdemourir.wordpress.com. J'espère vous y retrouver

L’été 89... L’été 89 et sa bande-son brésilienne inoubliable. L’été 89 et son camp scout. Le camp scout de l’été 89 et son aumônier un peu trop proche. Pour la « meute », l’été 89 avait été incroyable, plein d’aventures, de celles dont le groupe d’amis parlait souvent, comme le jour du départ d’Alexandre. La mémoire collective de la « meute » débordait des souvenirs de ce fameux été, heureux le plus souvent, malheureux parfois. Cet été-là devait être celui du plus beau camp jamais vécu par la troupe de scouts, le plus bizarre aussi.

Leur aumônier habituel étant tombé malade quelques jours avant le départ, il avait dû être remplacé en urgence. Le nouveau était plus jeune, plus drôle, un peu excentrique, alors, rapidement, tout le monde s’en enticha. Il avait des attitudes un peu étranges, puériles parfois, mais cela amusait beaucoup les enfants, qui le considéraient presque comme un des leurs ; puis, les jours passant, fort de son succès auprès d’eux, il leur imposa une omniprésence oppressante, au point de finalement leur devenir antipathique. Pour lui échapper, Alexandre, Arnaud, Loïc et les autres se réfugiaient dans un lieu qui n’appartenait qu’à eux, découvert par hasard et qu’ils ne partageaient avec personne – pas même avec les autres enfants de leur unité. Un peu avant la fin du séjour, l’aumônier dût quitter le camp : une urgence. Après son départ, des rumeurs circulèrent à son propos, que les garçons ne comprirent pas vraiment – en tout cas pas tout de suite, mais bien des années plus tard. L’année suivante, l’aumônier excentrique n’était pas réapparu et plus personne ne s’en était soucié.

« On se retrouve à l’été 89. » En prononçant ces quelques mots, Arnaud avait eu, comme d’habitude, une idée brillante : n’importe quel membre de la « meute » – et personne d’autre – était capable de leur donner du sens et d’agir en conséquence. Face au danger menaçant un des siens, Arnaud avait réactivé les vieux réflexes de survie qui leur avait permis de s’échapper dès que le souffle pervers de l’aumônier se posait sur la nuque de l’un d’entre eux : parler en code et sonner le rassemblement dans le refuge qu’il leur avait lui-même trouvé. Oui, il n’y avait aucun doute à avoir, c’était bien là, dans ce refuge, qu’Arnaud avait donné rendez-vous à Alexandre. Grâce à ses années de scoutisme, la « meute » s’était tissé un réseau de lieux mémorables à travers toute la France, des lieux qui auraient pu faire l’affaire comme point de ralliement, mais le refuge de l’été 89 était tellement plus qu’un simple point de ralliement, il était leur éden caché et inviolé ; et puis, dans les circonstances actuelles, il avait un énorme avantage, celui de se situer à un jour de marche environ du Puy-en-Velay, en y allant à marche forcée. La route promettait d’être longue et difficile, d’autant plus que l’esprit d’Alexandre était sombre et ombrageux.

Pas après pas, la faim, la soif, la fatigue et la peur le livrèrent à son vieux démon des idées noires. Il pensa beaucoup à ses parents. À leur accident. À leur mort. À ce jour où il dut identifier leur corps. Et à l’Autre. À ce salaud qu’il avait contribué à sauver, alors qu’il aurait dû le laisser crever. Il leur avait pourtant dit de ne pas lui faire confiance !

Quand Alexandre arriva au lieu de rendez-vous, il avait marché presque vingt-quatre heures sans discontinuer. Le jour était à peine levé ; lui, il dormait debout. En regardant le paysage qui l’entourait, les yeux mi-clos, il afficha un sourire de bienheureux. Tout était là, intact et préservé. La minuscule plage qui avait si souvent assuré leur salut, à lui et à sa bande de potes, se prélassait toujours au bord de l’Allier, cachée par d’énormes rochers offrant pour tout accès à ce lit de galets et de sable un simple corridor étroit et sinueux gardé par les deux plus massifs d’entre eux. En se faufilant par ce passage presque secret, Alexandre s’était fait de nombreuses écorchures et quelques entailles. Ces blessures n’entamèrent toutefois pas sa joie d’être là et la quiétude qu’il ressentait enfin ; au contraire même, parce qu’elles étaient la preuve que le lieu ne se donnait pas facilement, elles renforçaient le sentiment de sécurité qui se diffusait en lui. Serein, il se tourna vers les rochers et rechercha parmi les nombreuses anfractuosités qui les perçaient celle où Arnaud, Greg et quelques autres s’étaient pris en photo deux ans auparavant. Usant du peu de force qu’il lui restait, il s’y hissa, puis, se blottissant contre la paroi, s’y endormit aussitôt.

Il dormit tout le jour, en paix, et aurait sans doute continué ainsi très longtemps si le bruit d’un véhicule se garant ne lui était parvenu d’au-delà des rochers. Arnaud ! Arnaud devait enfin être arrivé ! Une portière claqua, puis une autre. Deux personnes ? Pourquoi Arnaud serait-il venu accompagné ?

Soudain une voix nerveuse et colérique ordonna :
     « Prends le bâillon et les liens. Moi, je prends le sac. S’il est bien là, il ne peut pas nous échapper : ce passage, là, est la seule issue. Bordel ! il ira à Arles, de gré ou de force !
     — Ne t’inquiète pas, je suis prêt depuis un moment. Regarde, j’ai même ouvert le coffre, pour le foutre dedans. Ça aurait quand même été plus pratique avec le van. Dommage qu’on ait dû l’abandonner au Puy », répondit une autre voix, étrangement monocorde et douce.

Alexandre eut le sentiment d’être réveillé à coups de massue. Le plus silencieusement possible, il se laissa glisser le long de la paroi rocheuse, puis se mit à chercher une issue. Il n’en vit qu’une : la rivière. Soit il se jetait dans l’Allier, soit il restait là et devrait se battre, seul, contre deux types clairement déterminés à le soumettre. Il approcha de la berge, prêt à plonger, mais aussi ramassa une pierre, prêt à frapper. Il devait faire un choix, au plus vite, mais en était incapable.

Il hésitait encore quand il entendit le colérique s’exclamer :
     « Regarde ! des phares ! Quelqu’un arrive ! On va devoir faire vite ! puis l’autre lui répondre :
     — Non, c’est trop risqué. Ce petit con de Martin a sorti son nom aux flics. Ce sont peut-être eux qui viennent le cueillir. On doit partir. Pas le choix. »

Alexandre entendit jurer, puis les portières claquèrent de nouveau et le véhicule démarra. Il était sauvé, peut-être par Arnaud, peut-être par les flics ou simplement par un quidam passant par là. Il était stupéfait d’avoir été traqué jusque dans le refuge de sa « meute ». Qui étaient ces types ? Comment connaissaient-ils Martin ? Comment en savaient-ils autant ? Un nouveau véhicule se gara, une nouvelle portière claqua. Il pria pour que ce fût Arnaud, mais si c’était la police, et bien tant pis, de toute façon, il n’aurait pas la force de se débattre ou de fuir. Il entendit un individu s'immiscer dans l’étroit passage. Chaque pas, chaque frottement du corps contre la roche, chaque souffle lui parvenait avec une acuité presque douloureuse. Il n'entendait plus rien d'autre que ça. L’individu déboula bientôt sur la petite plage. C’était Arnaud. Alexandre se jeta dans ses bras, s’affalant sur lui de tout son poids, inerte comme si plus aucun nerf ne parcourait son corps. Surpris par ce poids mort lui croulant dessus, Arnaud faillit tomber. Il ne flancha toutefois pas longtemps, redressa Alexandre, l’adossa à un rocher, puis l’écouta, silencieux, lui raconter ce qu’il venait de se passer. Lorsqu’Alexandre eut terminé, Arnaud embrassa d’un regard attristé leur éden désormais perdu et corrompu, puis, toujours sans dire un mot, tira son ami à sa suite dans le passage, l’assit dans sa voiture, l’y rejoint, puis quitta les lieux.

Il conduisit jusqu’à une aire de repos qu’il avait repérée à l’aller. Très fréquentée, elle leur offrirait un cadre sécurisé. L’endroit était plein de camions, dont les chauffeurs, à cette heure, terminaient leur repas, discutaient entre eux et jouaient aux cartes, attablés à leurs petites tables de camping. Il était peu probable que quiconque osât les attaquer là, du moins tant que la fatigue n’envoyait pas chacun dans sa couchette.

Arnaud se gara entre deux énormes poids lourds. De là, presque personne ne pouvait les voir, surtout pas depuis la route. Il se tourna vers Alexandre et vit qu’il était toujours prostré. Durant le trajet, aucune parole n’avait été échangée, Arnaud voyant bien que son ami avait besoin de reprendre ses esprits, mais maintenant il était plus que temps d’avoir une solide discussion. Arnaud posa une main ferme sur l’épaule d’Alexandre, le frappant presque, puis rompit le silence.

« Mais dans quel merdier t’es allé te foutre ! Ton histoire du Puy-en-Velay, c’est une histoire de meurtre ! Tout le monde ne parle que de ça ! Les médias sont en boucle là-dessus !
     — Ils... ont parlé de moi ?
     — Non, les flics gardent un silence total, rien ne filtre. Personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé dans cette cathédrale. Mais bon, c’est comme d’habitude, personne ne sait rien mais tout le monde ouvre sa gueule ! Ces connards de journalistes font des émissions spéciales dans lesquelles ils reconnaissent sans honte n’avoir aucune nouvelle info à donner, avant de donner la parole à des pseudo-experts rivalisant comme des intellos à un dîner mondain. Alexandre, au téléphone, tu m’as dit que la police te recherche, ce n’est quand même pas pour ce meurtre ?
     — Si ! enfin, je crois. Tu sais, moi non plus, je ne sais pas grand-chose à propos des actes perpétrés au Puy-en-Velay. D’ailleurs, c’est toi qui viens de me confirmer qu’un meurtre y a été commis. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont un témoin et que ce témoin m’accuse.
     — Mais ! pourquoi toi ?
     — C’est une longue histoire.
     — Peut-être, mais pour t’aider, j’ai besoin de tout savoir. »
     Alexandre déversa alors d’une traite dans l’habitacle de la petite voiture d’Arnaud tout ce qu’il avait en tête.
     « Ce type qui m’accuse, c’est un gars que j’ai rencontré à Vézelay. Il s’appelle Martin. Lui aussi est pèlerin. La rencontre avec ce garçon et ses amis, Antoine et Louis, n’a pas franchement été agréable : ils m’ont appris que l’église Saint-Maurice avait fait l’objet d’un acte de vandalisme, comme d’autres après elle, que des prêtres avaient été agressés, puis m’ont aussitôt soupçonné d’être l’auteur de toutes ces folies. Ensuite, ce “charmant” Martin a eu une altercation avec un groupe de radiesthésistes dans la clairière près de la chapelle Sainte-Croix. D’ailleurs, bizarrement, j’ai revu l’un de ces radiesthésistes à mon arrivée au Puy-en-Velay, au rocher Corneille. »

Alexandre parla ensuite à Arnaud des étranges propos tenus par toutes sortes de gens dans la basilique Sainte-Marie-Madeleine et à ses abords, de l’agression commise sur un prêtre en plein jour par un vagabond, de l’énigmatique Théo et de sa bande, de la façon dont il avait découvert que le vagabond s’appelait Vincent et appartenait à la bande de Théo ; il lui révéla qu’un moine avait été assassiné à Vézelay quand il y était, que deux corps avaient été découverts dans une forêt qu’il avait traversée et dut admettre que les actes de vandalisme, toujours plus nombreux, semblaient le suivre à la trace ; il lui décrivit aussi comment il avait traqué Vincent et Théo dans les rues du Puy-en-Velay, avant de sombrer de fatigue sur un banc, lui expliqua comment il avait découvert qu’il était soupçonné de crimes dont il ne savait rien, lui fit le descriptif de la chambre de torture qu’il avait découverte, et puis, enfin, lui parla de Loïc et de son étrange comportement.

Quand Alexandre eut terminé, un long silence s’installa, un silence pesant et incrédule. Arnaud regardait Alexandre avec des yeux qui lui disaient : « Tu te fous de moi ? Tout ça n’est qu’une blague ? », mais il connaissait trop bien son ami pour ne pas lire une véritable détresse sur les traits de son visage. Dans son silence, plus que dans les mots qu’il venait de déverser, Alexandre l’appelait à l’aide. De l’aide, Arnaud en avait plein son coffre, mais il était hors de question qu’il rééquipât Alexandre sans lui avoir imposé, au préalable, un examen calme et réfléchi de la situation.

« Donc, Martin survit à on ne sait qui et on ne sait quoi, puis, entre la vie et la mort, balance ton nom aux flics parce qu’il trouve, depuis le début, que tu as une bonne tête de coupable. En gros, il fait un délit de faciès. Mais toi, ce n’est pas ce que tu fais avec Vincent ?
     — Non ! enfin... peut-être, mais... si ce n’est pas moi, qui d’autre que lui ?
     — Je ne sais pas ! N’importe qui en fait ! Pourquoi le coupable doit-il forcément être l’un de vous deux ? Mais bon, admettons, Vincent est coupable. Donc, les deux gars qui ont voulu t’enlever tout à l’heure, ce seraient lui et Théo ?
     — Oui, ou deux de leurs amis. Deux de ces gars qui entouraient Théo à la terrasse du bar, deux de ses “disciples”.
     — Mais comment auraient-ils su pour le refuge ?
     — Loïc !
     — Loïc ? Mais... d’où se connaîtraient-ils ? D’ailleurs, je vais t’avouer un truc : ton histoire de colis envoyé par Loïc et son implication dans ton pèlerinage, ça m’a toujours étonné. Il ne donne plus de nouvelles à personne et soudain... ! »
     Il y eut un long silence puis Arnaud reprit :
     « Alexandre... tu devrais te rendre. Tu crains quoi ? T’es innocent ! Les flics le verront bien !
     — Non, non, non ! hors de question. C’est trop risqué. Je dois d’abord prouver la culpabilité de Vincent !
     — OK... Alors... c’est quoi la suite ? Tu veux faire quoi maintenant ? »
     Alexandre réfléchit un instant puis :
     « Je vais retourner dans le village de Théo, discuter et fouiller un peu. Sa grange doit encore recéler quelques indices, et le curé qu’il tourmentait doit avoir un paquet de choses à dire. Après, je verrai, j’improviserai. »

Alexandre vit qu’Arnaud n’approuvait pas sa décision, mais cela importait peu : il savait que son ami l’aiderait et le soutiendrait de toute façon, il en avait toujours été ainsi. Peu importaient les décisions de la « meute », Arnaud avait toujours été là, aussi robuste et protecteur que les rochers du refuge.

Alexandre n’eut pas longtemps à attendre pour voir confirmer son intuition : Arnaud l’invita à sortir de la voiture et à se diriger vers le coffre où, avec une certaine fierté, il lui dévoila le trésor qu’il y avait caché. Jamais autant n’avait encore tenu en aussi peu de place. Il y avait là de quoi repartir sur les routes et, surtout, commencer une vie de fugitif.

« Avec ça, tu devrais tenir un bon moment. Mais pas éternellement, non plus. Appelle-moi dès que tu en auras besoin.
     — Comment ? Je n’ai plus de...
     — Avec ça, dit Arnaud en sortant un téléphone de sa poche. C’est un téléphone brûleur : jetable, anonyme et intraçable. »
     Les deux hommes se donnèrent l’accolade, puis Arnaud reprit :
     « Apelle-moi dès que tu as du nouveau. Moi, je te tiens au courant pour Loïc : je dois bientôt me rendre à Paris, j’en profiterai pour lui faire une petite visite, à l’improviste. Peut-être que je... »
     Soudain Arnaud devint silencieux, comme si une nouvelle idée venait de détourner le flot de de ses pensées puis :
     « Puisque ce Martin t’a reconnu, tu ne t’es jamais dit que, peut-être...
     — Que peut-être quoi ? l’interrompit sèchement Alexandre.
     — Non, rien. Laisse-tomber. »

Les deux hommes retournèrent à l’intérieur de la voiture, dormirent quelques heures, à tour de rôle, puis Arnaud, dès le lever du jour, déposa Alexandre dans un coin de nature calme et reculé. Il trouva que l’endroit était parfait pour faire oublier à Alexandre son envie d’enquêter et le laisser céder à son péché de procrastination. Pour une fois, ce n’aurait pas été un problème. Toute cette histoire pouvait bien se résoudre sans lui !

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