Chapitre XI – Cartes sur table

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

Savinien s’est mis en danger deux fois en un mois ; d’abord aux manufactures, puis sur le boulevard Jaccottet, onze jours plus tôt. Le moins qu’il mérite, c’est un cadeau. Aussi Valère s’est rendu aux Halles Romilly ; Lausanne l’accompagne pour le conseiller, mais aussi pour un peu de lèche‑vitrine. Sur l’étal d’un magasin de bibelots, il trouve le présent idéal : un crâne humain, troué d’un impact de balle, qui daterait de la Guerre du Phosphore. Peut‑être un auxiliaire de l’armée orgélienne ?

« Qu’en dis‑tu, Zaza ? Savinien raffole des trucs morbides.

— Oui, mais c’est bien trop cher ! Tu n’étais pas censé économiser pour louer un appartement ? »

L’appartement ; c’est vrai, Valère n’y pense guère ces temps‑ci. Il y a un an, lui et Lausanne ont calculé l’argent qu’il lui faudrait pour quitter sa tante et vivre seul. Elle lui a montré quelles démarches entamer, comment cacher ses économies à Céleste. C’est dans ce but qu’il sue sang et eau à La Parpelège. Même avec son salaire ridicule, il devrait pouvoir se faire émanciper d’ici un an. C’était le plan. Pourquoi semble‑t‑il si lointain ?

« Si tu veux des ossements, j’en ai plein qui prennent la poussière à la maison. Papa ne veut plus les exposer à la pharmacie, ça effraie les enfants…

— Bon, trouvons‑lui un nouveau plumier, alors.

— J’en payerai la moitié ; si, si, j’insiste, le coupe‑t‑elle avant qu’il puisse répondre. On y va ? »

Il s’apprête à quitter la boutique mais Lausanne est restée sur place, un peu gênée.

« Val, tu ne m’escortes pas ?

— Ah ! Si… Bien sûr », s’étonne‑t‑il en tendant sa main.

La politesse exige en effet que l’homme donne son bras à la femme lors d’une promenade en public ; cette convenance ne s’applique qu’aux adultes, mais peut‑être sont‑ils sortis de l’enfance ? Valère a remarqué que Lausanne s’habille différemment, depuis quelques temps : aujourd’hui elle a délaissé l’uniforme martial du lycée et ses bottes boueuses pour un chemisier à ceinturon doré, et un pantalon sombre qui la grandit.

Leurs achats réglés, elle l’emmène goûter les fameuses picrocholines qu’elle lui a tant vantées. Il s’agit de chichis frits dans une confiture de prune, moelleux et croustillants à la fois. L’ensemble est collant, écœurant et surtout délicieux.

« C’est chic de passer du temps juste tous les deux, commente Lausanne en essuyant un peu de sucre sur le nez de Valère. J’adore Savinien, mais il prend de la place, parfois. On n’a pas le temps de discuter.

— Ouais. À propos, je voulais te parler d’un truc : pourquoi as‑tu donné un faux nom à Talma, l’autre jour ? J’avais honte pour toi.

— J’ai cru bien faire, regrette‑t‑elle. Je me méfiais !

— De quoi ? C’est la dernière personne que j’imaginerais dénoncer quelqu’un. Et puis, je ne lui ai donné aucune indication que je pratiquais… ben, ce que tu sais.

— Mais je ne parle pas de ça », s’étrangle‑t‑elle sur le morceau qu’elle mâchonnait.

Lausanne tousse abondamment avant de reprendre :

« Franchement, tu es aveugle ? Une diamisse qui t’aborde comme ça, de nulle part ? Ces indigènes veulent toutes mettre le grappin sur un jeune Pluve un peu trop confiant. Ensuite, elles s’inventent une grossesse et commencent à réclamer de l’argent.

— Tu divagues ? J’ai quinze ans, grimace Valère.

— Quinze ans et demi, et alors ? Tu fais mature, tu es élégant, tu… bref.

— Talma n’est pas ce genre de fille.

— Je ne dis pas qu’elle l’est ! Simplement qu’à ce moment, c’est à ça qu’elle ressemblait. À ta place, je l’aurais envoyée balader. Ce n’est peut‑être pas poli, mais au moins la police ne l’aurait pas embêtée. La pauvre… C’est quand même à cause de nous qu’elle et ses amis se sont fait tabasser. Tu as des nouvelles d’elle ?

— Non, ment‑il. Pas depuis que Savinien a mis Nélée à l’abri. Je ne pense pas qu’on les reverra. »

Valère s’apprêtait à demander conseil à Lausanne concernant le rendez‑vous secret auquel Talma l’a convié… mais il voit désormais que son amie reste, malgré ses qualités, une fille de la haute société. Son quotidien s’organise autour de privilèges à entretenir, pas de droits à conquérir ni de risques à prendre. Elle ne comprendrait jamais son hésitation à rejoindre la Dissidence. Elle lui dirait qu’il n’a pas besoin de lutter. Pourtant il le doit, d’une manière ou d’une autre, pour ne pas devenir fou.

Valère et Lausanne échangent des banalités en sortant des Halles ; elle lui reprend le bras sans rencontrer de résistance. De là, ils se séparent : elle repart à vélo vers Brice Noy, lui à pied vers la barberie. Ou du moins c’est ce qu’il lui a dit. En réalité, ses pas le mènent aux grilles verdoyantes du Parc Vovelle. Talma, assise sur un banc, jette des croutons aux cygnes. Elle ne daigne remarquer son arrivée que lorsqu’il s’assied à ses côtés, fébrile.

« Tu es en retard, lui reproche‑t‑elle. Ne refais plus jamais ça. Dans le milieu, ça signifie que tu t’es fait suivre et que tu laisses à ton traqueur le temps de te rattraper.

— J’avais eu croire que tu me confiançais, panique Valère.

— Moi, oui… Mais je ne suis pas seule dans la Dissidence. Tu fais partie de mes indics, maintenant. T’as réfléchi à un ψευδώνυμο ? »

Face à son air perdu, elle traduit :

« Un “alias”. Pour notre sécurité. »

Valère se hérisse d’embarras. Talma ne s’attendait pas à lui réexpliquer l’intérêt de cacher son identité. Si elle n’a pas mentionné le sort de son compatriote Nélée, c’est peut‑être par tact.

« Lucas, décide Valère rapidement.

— Pas mal, tu ressembles à un Lucas. Bon, allons‑y, la réunion a déjà commencé. Reste cinq pas derrière moi, d’accord ? »

Elle quitte le jardin public, et il la suit dans les rues voisines. Ils arrivent sous peu devant Le Balibar, bistrot anonyme coincé entre une blanchisserie embuée et la sinistre façade d’un atelier textile. Désert, à cette heure, et à l’image de son voisinage… sans vie ni attrait. À vue de nez, la cachette parfaite. Talma entre le plus naturellement du monde dans ce débit de boissons ; des chaises en osier sont placées à l’envers sur les tables. L’odeur d’anis, proche du pétrole, assaille leurs narines. Elle salue le tenancier du bar‑tabac, un Diamisse morose à la tresse unique et à la moustache en croc ; celui‑ci lui indique du pouce un escalier en colimaçon qui disparaît vers la cave.

Derrière une porte épaisse que Talma pousse et referme sans effort, Valère découvre un local dissimulé. Entre ses murs moisis ont été disposés des chaises et quelques guéridons. À l’un d’eux palabrent trois jeunes Diamisses ; ceux‑ci lèvent les yeux de leurs cartes à jouer et se taisent net en apercevant les deux nouveaux arrivants. Valère voit que l’un d’eux a la jambe plâtrée : c’est Olibée, qui le salue d’un geste. Le visage couvert de contusions, il semble pourtant en forme. À ses côtés, la jolie Ino a laissé tomber ses boucles sur ses épaules… et Nélée essuyé ses lunettes. Noir et blanc dominent sur leurs vêtements ; dans leur culture, les couleurs sont réservées aux endeuillés.

« Navrée du retard, lance Talma d’un air pas navré du tout. J’aimerais introduire un nouveau membre dans notre petit groupe… Il s’appelle Valère, et…

— Merci, Talma, on sait, l’interrompt Nélée en grattant un bouton sur son visage.

— Et, heu, ça, c’est Tydée. Ou, du moins, c’est le nom qu’il va porter le temps que je m’assure que la police ne recherche pas quelqu’un qui s’appelle Nélée. Il est possible que les flics ne l’aient pas entendu avec tout ce bruit, alors…

— Pardon ? Tu m’as dit de ne pas rentrer chez moi, se plaint Nélée. Je pourrais perdre mon emploi ! As‑tu…

— Nous avons déjà eu cette conversation, le coupe sèchement Talma. Je t’héberge, mais tu peux retourner dans ta piaule si ça te chante. T’es prêt à courir ce risque ? »

Il se renfrogne. Olibée et Ino ont l’air de partager l’exaspération de Talma ; au moins ne tiennent‑ils pas rigueur à Valère de sa gaffe. Ce dernier s’étonne :

« Je ne comprends pas… Nous n’utilisons pas nos alias, ici ?

— On se connaît déjà tous, explique Olibée. Ça ne servirait à rien. Ino est ma partenaire d’escrime, et Nélée, pardon, Tydée fait un peu de journalisme ; il m’a rencontré pour écrire un article sur mon grand‑père. C’était un héros de guerre. Je pense que c’est ça qui attiré l’attention de Talma. Il y a quelques mois, elle m’a demandé si je voulais rejoindre la Dissidence, et voilà.

— C’est moi qui suis dans la Dissidence, clarifie Talma. Vous n’êtes pour l’instant que mes indics. Vos alias, je les utilise pour parler de vous à mes chefs. Ils n’ont pas le droit de me demander vos vrais noms.

— En gros, on n’est pas assez importants », grince Nélée.

Cependant que Talma l’invite à s’asseoir, Valère compte sur la table une bouteille de raki, une carafe d’eau, quelques verres vides et quatre piles de jetons. C’est une partie de Déduite qui, à en juger l’emplacement des cartes, dure depuis plusieurs heures. L’ont‑ils interrompue ? Non. C’est une mise en scène. Les Diamisses ne sont pas attablés depuis longtemps.

« Tu veux parier à la prochaine manche ? Nous misons trois roseilles le point, propose Ino alors que Valère lorgne le tapis vert.

— C’est gentil, mais je ne me vois pas jouer tout seul.

— Tu n’es pas tombé dans le piège… Bravo, s’esclaffe Olibée. En fait, chaque fois qu’on se réunit ici, on prétend jouer de l’argent sans licence. C’est notre alibi. Deux flics sont même descendus, une fois. Ils ont fermé les yeux à la condition expresse de se joindre à notre partie !

— Né… Tydée les a plumés jusqu’au caleçon, j’étais morte de rire, sourit Ino. Et de trouille… Je dois être la seule Diamisse à pas connaître les règles… »

Valère se rend compte que tous s’obligent à utiliser l’ondéen. Ino ne parle pas le diamarin ! Dans certaines parties du pays, cette langue n’a plus d’usage légal… mais il croyait que les Diamisses de leur génération l’utilisaient encore en famille.

« Ton accent pluve est parfait, remarque‑t‑il.

— J’ai grandi à l’assistance publique, s’assombrit‑elle. Enfin, rien n’a été payé par le Protectorat. C’est Élisée Mantodore qui a fondé l’orphelinat.

— Ah, ça ne m’étonne pas. Mes amis l’ont vu quelques fois au gala de Brice Noy. Comme il est sur la liste des donateurs, le proviseur se sent obligé de l’inviter.

— Je rêve, tempête Nélée. La moitié du pays est illettrée et cet arriviste finance des écoles privées pour BRIQUEUX ?

— Heu… Il ne parle pas de toi », l’excuse Ino.

Talma, d’un regard vif, fait comprendre à Valère qu’il s’agit de sujets délicats à ne plus mentionner. Puis elle reprend :

« Tout le monde est installé ? Alors je peux commencer. J’aimerais d’abord revenir sur l’incident du boulevard. Certains d’entre vous m’en veulent sûrement de vous avoir mis en danger…

— Personne n’a dit ça, se défend Olibée.

— …et j’en assume l’entière responsabilité, l’ignore‑t‑elle. Les forces protectorales ont montré une relative clémence envers les manifestations non‑violentes ces dernières années, mais depuis l’incendie, le peuple grogne. En conséquence, la police devient plus agressive. J’aurais pu l’anticiper. La bonne nouvelle, c’est que nos compatriotes adhèrent à notre message. La mauvaise, c’est qu’il va falloir adapter notre stratégie pour survivre.

— Alors on n’ira plus aux manifs, s’inquiète‑t‑il en triturant une mèche bouclée.

— Plus besoin, d’autres Diamisses peuvent s’en charger. Les tensions montent. Il n’y a plus aucun doute parmi la Dissidence que le peuple est mûr pour une insurrection. Elle arrivera quand elle arrivera, mais on peut tout de même s’y préparer. Et c’est là que nos petites mains peuvent changer la donne. De manière plus rusée. Plus discrète. »

Tout le monde accuse le choc. Valère s’épouvante :

« Tu nous demandes de mener une guerre civile ?

— Une révolution. Ton pays a plus ou moins inventé ce concept. On peut reprocher bien des choses aux Pluves, mais ils avaient raison de se rebeller contre les Rois‑Sorciers.

— C’était un massacre ! Le Grand Soulèvement n’est pas un exemple à imiter !

— Non, c’est un échec dont il faut apprendre. Ses chefs ont perdu le contrôle de la populace, et celle‑ci s’est vengée sans discernement. La Dissidence fait face au même risque. Nous pouvons laisser les opprimés et les autorités s’entre‑tuer dans un bain de sang, et regarder pourrir la Diamisse… ou nous pouvons canaliser ce courroux pour mettre en place un système plus juste. »

Valère sait qu’il devrait lui répliquer, mais comment ? Talma décrit le peuple comme un ramassis de brutes assoiffées de violence. De qui parle‑t‑elle, au juste ? Olibée, Ino et Nélée ont l’air anxieux, pas furieux. Valère non plus. Il n’y pas de colère en lui. Enfin, peut‑être un peu, parfois, mais…

« Talma, personne ne veut la guerre, lui reproche Olibée. Nous pouvons faire pression…

— Il y a déjà eu des émeutes, des révoltes. Depuis cinquante ans, l’armée croit écraser le désir de liberté, mais il revient toujours, comme une mauvaise herbe. La triste réalité, c’est qu’il y a de la haine de chaque côté de ce conflit, et qu’elle monte comme de la vapeur sous un couvercle depuis trop longtemps. Si vous voulez continuer la lutte sans violence, vous n’avez plus besoin de la Dissidence. Vous ne me reverrez jamais. Mais sinon… »

Personne ne part. Valère a l’impression qu’un tas de briques vient de lui tomber sur la tête. La situation en Diamisse ne peut pas être aussi horrible qu’elle le décrit. Les autochtones souffrent, certes… cependant ils n’ont pas le cœur à se battre. Ils veulent vivre leur vie, c’est tout. Comme Valère. Non. Mauvais exemple. Au lieu de rester tranquille, il se met en danger. Leur situation est‑elle comparable ? Oui. Talma ne vit pas dans un rêve. C’est Valère qui sort d’une longue anesthésie, et le réveil est brutal.

Nélée avale sa salive :

« Qu’est‑ce que ça impliquerait, exactement ?

— Dans un premier temps, pas de précipitation. Vous pouvez encore placarder des affiches et laisser des tracts dans les boîtes aux lettres, mais n’interpelez plus les gens, vous vous ne feriez que vous exposer.

— C’est tout, se plaint Ino.

— J’ai d’autres idées, mais j’attends l’autorisation de ma hiérarchie avant de vous faire faire quoi que ce soit. Vous avez des suggestions ?

— Oui », annonce Olibée.

Il se penche pour ramasser un colis posé à ses pieds. Valère, tout d’un coup, se sent patraque…

« J’ai trouvé ça chez la brocanteuse de la rue Diurne, s'exclame le Diamisse en dépaquetant l'objet avec fierté. Elle ignorait sa valeur, évidemment ! »

La tablée reste perplexe : c’est une poupée repoussante, taillée d’un seul bloc de bois brut. En guise de cheveux, l'artiste y a collé une piteuse serpillière de laine lie‑de‑vin. Des traces grossières d’encre et de charbon esquissent un visage.

« Même le dernier des laveurs de carreaux sur le Mont‑Pelade n’en voudrait pas, s’indigne Nélée en plissant les yeux. On dirait ta mère.

— Très constructif », tique Ino qui le cogne du pied sous la table.

La nausée remue les entrailles de Valère ; il n’a pourtant pas bu une goutte d'alcool. Face à l’incompréhension générale, Olibée s’exclame :

« Enfin, vous ne comprenez pas ? C’est une poupée rituelle ! On écrit dessus le nom d’un ennemi, et… paf ! »

L’air qu’inspirait Valère s’est congelé dans sa poitrine.

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