Chapitre X : Tante Marta

Tanwen n’était pas retourné à l'orphelinat depuis des mois. Pourtant, elle en avait conservé de bons souvenirs, insouciants et paisibles. Lorsqu’ils furent suffisamment grands, elle quitta l’endroit avec Finn pour lancer leur entreprise clandestine. Ils enchaînèrent les petits boulots le jour et les larcins de fortune le soir jusqu’à ce que Tanwen ne se fasse remarquer par les Kléptars et rejoigne leur rang. Parfois, elle lui arrivait de rendre des visites à l’improviste, bien que celles-ci se faisaient de plus en plus rares depuis qu’elle travaillait pour Lucio. Tante Marta n’avait jamais vraiment cautionné leurs activités illicites et les avait mis en garde à plusieurs reprises. Elle espérait qu’en réapparaissant après tout ce temps, elle accepterait au moins de les héberger pour la  nuit.

Ils arrivèrent devant l’orphelinat et toquèrent à une porte en bois. N’ayant pas de réponse, Finn toqua plus fort une seconde fois et une voix familière leur répondit.

— Oui, j’arrive, j’arrive. L’on n’a pas idée de déranger les gens au beau milieu de la nuit.

La porte s’ouvrit et une vieille dame aux cheveux blancs apparut.

— Si c’est encore pour vous plaindre du bruit, je vous ai déjà dit que… Finn !

Elle ne termina pas sa phrase et serra Finn dans ses bras, puis se tourna vers Tanwen qui accepta son étreinte en souriant. Marta reprit son air sérieux et leur demanda :

— J’imagine que si vous êtes venus me voir en pleine nuit, c’est qu’il a dû se passer quelque chose de grave, n’est-ce pas ?

— Il nous faudrait un toit pour ce soir. On repartira dès l’aube, expliqua Tanwen.

— Lucio, n’est-ce pas ?

Ils hochèrent la tête à l’unisson.

— Très bien, suivez-moi, mais sans faire de bruit. Il ne faut surtout pas réveiller les petits.

Marta leur fit signe de rentrer et ils pénétrèrent dans une bâtisse à plusieurs étages. Elle les emmena au second et ils passèrent devant une pièce où dormait côte à côte une dizaine d’enfants de tout âge. Ils s’assirent sur des chaises en bois et elle leur apporta un peu d’eau et de quoi manger.

— Vous devez sûrement avoir faim, leur dit-elle en leur tendant du pain noir avec un peu de choux.

Ce n’était pas grand-chose pourtant, Tanwen se jeta sur la nourriture sans demander son reste.

Ce goût en bouche, l’odeur si particulière des lieux, et surtout le sourire réconfortant de tante Marta qui la regardait engloutir son repas. Tanwen se revit dix ans plus tôt, assise au même endroit alors, insouciante et heureuse. N’y tenant plus, elle éclata en sanglots. Ici, elle pouvait se le permettre, elle était chez elle.

— Allons, ma fille, pourquoi pleures-tu ?

Tanwen sécha ses larmes avant de répondre :

— Ils… Ils ont tué un homme juste sous mes yeux.

— Et tu regrettes de les avoir laissé faire.

Elle regarda le sol sans répondre.

— Tu n’as pas à t’en vouloir, ma fille, je suis certain que tu as fait tout ton possible. Parfois, l’on ne peut rien y faire, toutes les âmes ne peuvent être sauvées.

— Quand bien même, il ne méritait pas de finir ainsi.

— Ce Lucio est une vraie ordure ! S’écria Finn.

Marta lui lança un regard noir en faisant signe de parler moins fort.

— Ce n’est qu’un lâche qui se cache derrière ces hommes, reprit Finn plus doucement. Je ne comprends pas pourquoi la couronne ne s’en débarrasse pas.

— Malheureusement, les plus puissants de ce monde sont souvent les plus corrompus. S’il est encore en place, c’est que le roi ou sa mère y voit un intérêt, bien qu’il nous mène la vie dure ici-bas. Ceci dit, après cette histoire de vol au palais, il risque d’avoir des problèmes. L’on n’a pas encore retrouvé les coupables, et je pense que… Attendez, pourquoi Lucio vous cherche exactement ? Ne me dites pas que ?

Tanwen et Finn détournèrent le regard en trouvant subitement un intérêt particulier pour le plancher.

— J’aurais dû m’en douter. Vous ne changerez donc jamais, combien de fois vais-je devoir vous répéter d’arrêter ce genre de mission stupide.

— Cela ne fait rien, répliqua Finn. De toute façon, c’est Lucio qui a tout récupéré maintenant.

— Quand bien même, vous auriez pu vous faire tuer. Je ne me suis pas décarcassée à vous élever convenablement pour que vous mouriez aussitôt dehors.

— On ne l’a pas fait que pour nous, le défendit Tanwen. On aidait aussi cet homme à accomplir sa mission.

— Et quelle était-elle ?

Elle se mordit les lèvres. Devait-elle raconter l’histoire d’Ignis au risque de paraître complètement stupide ou ne rien en dire ? Face au regard insistant de Marta, elle finit par lui dire la vérité et par tout lui raconter.

— Je vois. Je pense que tu as fait le bon choix dans ce cas, se contenta-t-elle de répondre dès qu’elle eut terminé son monologue.

Tanwen était surprise de sa réaction et ne s’attendait pas à ce qu’elle la croit aussi facilement.

— Vraiment ? Tu crois à cette histoire.

— Non, bien sûr que non. Mais si tu as voulu venir en aide à quelqu'un pour soutenir une cause qui te semblait juste, c’est le plus important. En revanche, vous auriez dû chercher un autre moyen d’obtenir cette amulette que de la voler. Et certainement pas en profiter pour vous en mettre plein les poches, n’est-ce pas Finn ?

Ce dernier allait rétorquer quelque chose, mais se ravisa et grommela dans son coin.

— Bon, et que comptez-vous faire à présent ? Vous pouvez rester ici aussi longtemps que nécessaire, à condition bien sûr de participer aux travaux quotidiens.

— Ce n'est pas possible, lâcha Tanwen. Lucio finira forcément par fouiller cet endroit en nous cherchant. On ne peut pas vous mettre en danger davantage.

— Alors vous comptez quitter la ville ?

— Je ne sais pas…

Ils furent interrompus par une toute petite voix qui s’exclama :

— Tata, c’est qui ces gens ?

Ils se retournèrent et aperçurent une petite fille qui venait tout juste de se réveiller en train de les regarder d’un air curieux. Tanwen ne put s’empêcher de sourire en la voyant.

— Ce sont des amis, Licia. N’aie pas peur et retourne au lit, mon cœur, répondit Marta.

— Oui, mais ils prennent toute la place pour dormir et en plus Mark ronfle !

Marta se leva et alla recoucher la petite. Elle revint quelques minutes plus tard et retourna s’asseoir sur son siège.

— Elle est très curieuse et très futée pour son âge. C’est une petite qui ira loin. Elle me rappelle un peu toi, si ce n’est qu’elle est bien moins colérique, bien sûr.

— Allons, je n’étais pas si terrible que ça, dit Tanwen en faisant sembler de s’offusquer.

— Tu plaisantes ? Toi et Finn étiez incontrôlables. Il fallait toujours que je vous coure après toute la journée. Et j’ai l’impression que certaines choses n’ont pas changé.

Ils parlèrent encore longuement de leur vie à l’orphelinat en se remémorant leurs souvenirs en commun. Puis ils abordèrent la question des nouveaux arrivants. De comment Marta arrivait à survivre depuis leur départ. De la dernière pensionnaire qu’elle avait recueillie ou encore simplement de la vie à Dérios. Elle leur fit promettre de venir les voir plus souvent et leur dit qu’ils seraient toujours les bienvenus ici.

Marta leur offrit une pièce pour dormir. Elle n’avait pas assez de couchage pour tout le monde, donc ils durent se contenter d’un tapis et de quelques oreillers. Ce n’était pas idéal, mais ça ferait l’affaire. Tanwen s’allongea et se mit à réfléchir à sa journée. Elle ne se sentait plus triste, même si elle gardait encore la mort de Kléo bien en tête. Et surtout, elle se demandait ce qu’ils allaient bien pouvoir faire maintenant.

— On pourrait prendre un bateau et se diriger vers le sud ? Après tout, de ce que j’en sais, Spyr n’est pas si différent de Dérios, proposa Finn qui s’était allongé sur l’autre lit de fortune. Ou bien, l’on pourrait tenter de traverser les crocs de Vel et se rendre à l’est ? Tant que l’on ne va pas plus au nord, cela me va, l’on ne m’a dit que du mal de Jork.

Tanwen laissa échapper un rire. L’idée de partir à l’aventure dans des contrées inconnues avec Finn lui plaisait bien. Mais elle ne se voyait pas accomplir un tel périple. En fait, une autre idée lui trottait dans la tête depuis un moment.

— Finn. Je pense que je vais rejoindre l’Ordre des Brûlés.

Ce dernier se releva brusquement et lui jeta un regard étonné en répondant :

— Quoi ? Tu plaisantes ?

— J’y ai bien réfléchi et cela me semble être la meilleure des solutions.

— Écoute, je sais que la mort de Kléo t’a bouleversée, mais tu venais tout juste de le rencontrer ce type. Tu ne vas pas croire à leur histoire tout de même ?

— Alors pourquoi ? Pourquoi est-il allé jusqu’à donner sa vie pour une cause qui n’existerait pas ?

— Quand bien même, en quoi cela te concerne-t-il ?

— Dérios est notre ville, je te rappelle, et puis j’ai l’impression que je lui dois au moins ça. D’autant que pour l’instant, le talisman est toujours entre les mains de Lucio. Cela me donne une bonne raison de les rejoindre si les Kléptars sont leurs ennemis.

— Tu tiens tant que ça à te venger ?

— Depuis que l’on est né, c’est Lucio qui fait la loi ici-bas. Regarde cet orphelinat et dans quelles conditions ils y vivent. Rien ne changera tant qu’il sera en place.

— Et alors quoi, tu comptes devenir la sauveuse du quartier des Tisserands ?

— Non, mais je ne compte pas abandonner une seconde fois. Je préfère encore tout perdre en essayant que de voir cette ville tomber entièrement entre ses griffes.

Finn soupira.

— Pourquoi tout est toujours aussi compliqué avec toi ?

— Tu n’es pas obligé de me suivre, tu sais ?

— Ne dis pas n’importe quoi. Si tu rejoins cet ordre dans le but de renverser Lucio, alors, dans ce cas, je t’aiderai. Je n’ai pas non plus réellement envie de quitter Dérios de toute façon et Lucio est puissant, certes, mais il n’a pas le monopole de tous les gangs de la cité. Je devrais pouvoir en rejoindre un et collecter des infos utiles pour ton ordre de guerriers brûlés.

— Je ne te savais pas aussi courageux.

— Bien sûr que je le suis. Simplement, d’ordinaire, j’évite de parier sur des missions risquées, c’est différent.

Tanwen ria de bon cœur devant la justification de son ami.

— Quoi qu’il en soit, reprit-il. Il nous reste un problème à régler, tu sais comment contacter l’Ordre ?

— Pas vraiment non, j’imagine que Minos doit être à notre recherche. Je trouverais un moyen de le rejoindre. Pour le moment, il nous faut faire profil bas.

Tanwen contempla le plafond en pensant à l’immense tâche qui l’attendait. En même temps, elle se sentait déterminée, plus qu’elle ne l’avait jamais été de sa vie. Peu importe ce qui l’attendait, elle ferait tout son possible pour se débarrasser de Lucio et sauver cette cité. Elle se perdit dans ses pensées, jusqu’à ce que la fatigue ne la rattrape.