CHAPITRE XI.1

Chapitre 11.1. en intraveineuse


 

Elle s’était déjà réveillée dans un hôpital, une fois. Ç'avait été à la suite de son opération d’extraction de ses quatre dents de sagesse. On l’avait anesthésiée et quand elle avait repris connaissance, sa tête était lourde, molle comme du coton. Des infirmières lui parlaient et elle croyait rêver. Un rêve grotesque, sans saveur et déplaisant. Si on lui avait déjà enlevé ses dents de sagesse, pourquoi était-elle là à revivre la même chose ?

 

“Tu n’as pas à ouvrir tes yeux tout de suite. Prends ton temps, ma puce, on est là.

-Cash…

-Oui, c’est moi.”

 

Ses yeux ne lui répondaient pas. Quand elle essayait de les ouvrir, ce n’était que pour quelques millimètres. Cash lui tenait la main, elle la lui caressait du pouce. Qu’était-il arrivé ? Elle était à l’hôpital, elle le savait. Elle avait quelque chose dans le nez qui lui injectait de l'oxygène et le lit dans lequel elle était allongée était légèrement surélevé. Sa bouche asséchée était imprégnée d’un goût acide. 

 

“Tu as mal quelque part ?”

 

Ses sourcils se froncèrent alors qu’elle réfléchissait à la question, ce qui réveilla brutalement un mal de crâne, et elle grogna un peu. Oui, elle avait mal. Au dos et à la gorge, elle avait aussi mal aux poumons. A la poitrine, aux côtes.

 

“Un peu,” répondit-elle. 

 

Ses yeux s’ouvrirent enfin sur la chambre d’hôpital privée. Il y avait beaucoup de bouquets de fleurs, autour d’elle, mais celui constitué de lila blanc lui accrocha aussitôt le regard. Alors, sa mère savait déjà qu’elle était hospitalisée. Puis, elle vit Denis, son fidèle majordome, endormi dans un canapé, et un peu plus loin, Roff était assis dans un fauteuil. Il la regardait d’un œil impassible. 

Il faisait un grand soleil, et ça, c’était mauvais signe. Si elle n’avait pas perdu toute sa tête, il lui semblait bien que ses derniers souvenirs avaient été nocturnes.

 

“Je ne comprends pas…

-Tu as fait un malaise dans la piscine, lui expliqua Cash. Tu as failli te noyer.”

 

Un puissant frisson la secoua et son regard se baissa sur son bras qui était relié à un tuyau qui se rendait elle-ne-savait où. Pourquoi avait-elle une intraveineuse ? 

 

“Sanders t’a sauvée.

-Sanders ?

-Il t’a sortie de l’eau et t’a ranimée, mais tout de suite après, tu as de nouveau perdu connaissance. Alors, il a appelé une ambulance.”

 

Oui, elle se rappelait maintenant. Elle avait vu le visage de leur professeur de Marketing penché sur elle, il répétait son nom… Elle allait retirer les tuyaux de son nez quand Cash l’arrêta, lui attrapant son autre main.

 

“Laisse ça.

-Pourquoi ? J’en ai plus besoin…

-Kim.

-Tu crois que c’est une blague ?”

 

Pour la première fois, c’était Roff qui avait parlé mais Kim refusa de le regarder. Elle connaissait la chanson, il allait encore lui faire des reproches, l’accuser pour ci, pour ça, de la déception plein le visage. 

 

“Roff, pas maintenant, lui dit Cash.

-Tu veux qu’on attende le deuxième malaise ? 

-C’est pas ce que je dis…

-C’est juste un malaise, j’ai pas fait une crise cardiaque, intervint Kim, ça m’est déjà arrivée, j’ai dû mal respirer quand je nageais. 

-Qu’est-ce que tu foutais à Saint-Paul à trois heures du mat ? lui demanda-t-il.

-En quoi ça te regarde ? 

-En quoi ça me regarde ? répéta-t-il en se levant. Regarde autour de toi. Qui est là ? Qui a passé toute cette putain de nuit à attendre que tu te réveilles ? Tes parents ont même pas décroché quand on les a appelés ! On a dû leur envoyer des putains d’SMS et ça fait dix plombes maintenant, et ils sont même pas encore venus ! Ça me regarde parce qu’on est tout ce que t’as ! C’est nous tes contacts en cas d’urgence ! Alors, reprends-toi, merde !”

 

Le grand discours de Roff avait eu le mérite de réveiller Denis qui essayait de comprendre ce qui se passait dans la pièce. Il tourna immédiatement un regard inquiet sur Kim et celle-ci se força à lui sourire, puis il se leva en demandant à Roff s’il voulait bien avoir l’amabilité de ne pas crier sur une malade. 

 

“Buvez un peu d’eau, ça ira mieux après, lui indiqua Denis en lui tendant un verre d’eau qu’il avait préparé depuis longtemps. On était tous inquiets à votre sujet. 

-Merci, Denis.”

 

A côté, Roff bouillonnait encore sur place et Kim pouvait assez bien imaginer ce qui s’était passé. Elle avait été transportée en urgence à l’hôpital par ambulance et ils avaient essayé de contacter en vain ses parents, mais comme c’étaient les numéros de téléphone de Cash et Denis qu’elle avait placés dans les cases de contacts en cas d’urgence à Saint-Paul, ils avaient fini par les appeler, eux. Et Roff qui faisait la fête avec Cash, cette nuit, avait dû se déplacer avec elle par solidarité. 

 

“Le tuyau dans ton bras, tu sais ce que c’est ? s’enquit alors Roff qui n’arrivait visiblement pas à se retenir.

-Bon, Roff, arrête un peu ! s’exaspéra Cash.

-Ouais, ouais, vous voulez pas lui dire, c’est pas grave, je vais m’en charger. Alors, Kim, une idée ? “

 

Elle en avait des idées, des noires comme le désespoir, mais concernant le tuyau, non, pas la moindre. En médecine, elle n’était pas trop calée. Que refilait-on à quelqu’un qui avait fait un malaise ? Le ton de Roff commençait à sérieusement l’énerver mais elle savait trop bien que si elle se mettait à lui répondre, alors, ça partirait en concours de cris et de piques. Et elle avait trop mal à la tête et à la gorge pour supporter ça. 

 

“C’est pour te nourrir, lâcha-t-il. Puisque t’es pas capable de le faire toute seule. Ton malaise, c’est pas juste un malaise. Sans parler du fait que sans la présence miraculeuse de Sanders, tu serais morte noyée, t’es aussi en sous-nutrition. Tu manges pas, tu dors pas, tu laisses tes enflures de darons te pourrir la vie, et tu crois que tu peux aller faire la nage-papillon tranquille en pleine nuit ?”

 

Cash et Denis ne donnaient plus l’air de vouloir l’empêcher de parler. 

 

“Ton corps, il tient plus. Je t’avais dit.

-Tu m’avais dit quoi ? demanda-t-elle.

-Je t’avais dit de manger.”

 

C’était juste, il lui avait dit.

 

--

 

“Je ne pensais pas te revoir si vite, nota Paolo, dans sa tenue d’infirmier. 

-J’avoue que moi non plus.”

 

Elle avait passé toute la journée à l’hôpital et Cash, Denis et Roff étaient partis depuis longtemps pour la laisser se reposer. En dépit de tous ses efforts pour convaincre les docteurs qu’elle se portait comme un charme, qu’elle dormirait chez elle et qu’elle ferait plus attention à sa santé, ils avaient refusé de la laisser partir et Paolo avait été placé en sentinelle devant sa porte par Cash et Roff pour surveiller qu’elle ne file pas à l’anglaise. Martin était lui aussi passé dans l’après-midi pour lui apporter tout un tas de bouffe, et même Gaëtan lui avait rendu visite. 

 

“J’ai entendu du bruit, tout à l’heure, fit-elle remarquer.

-Tu t’es pas levée, pas vrai ? 

-Comment ? ironisa-t-elle en levant son bras et son intraveineuse. Je suis plus branchée qu’un ordinateur. Rien qu’aller aux toilettes est toute une épreuve.

-Ouais, faut que t’évites de te déplacer. C’étaient des journalistes.”

 

Un profond soupir l’étreignit mais Kim n’était pas vraiment étonnée. Après les trois suicides de Saint-Paul, voilà que l’héritière de la famille Termentier manquait de se noyer dans la piscine de l’école, trois heures après minuit. Elle voyait d’ici les grands titres : Suicide loupé pour les Termentier. Au moins, ils n’auraient pas sa photo dans une blouse d’hosto. 

 

“T’as réussi à les empêcher de rentrer, tout seul ? s’étonna-t-elle.

-Je suis pas tout seul, Roff a appelé d’autres hommes. Et c’est autant pour vérifier que personne n’entre que pour être sûr que toi, tu restes là.

-De mieux en mieux.”

 

Elle allait appeler sa mère. Véronica Termentier ne risquait pas de venir lui rendre visite mais elle pourrait bien faire en sorte qu’elle sorte d’ici, elle était la première consciente que sa fille avait autre chose à faire. 

 

“Et c’est une bonne chose qu’on garde ta porte, insista Paolo. Y’a pleins de gens qui se revendiquent comme tes chers camarades qui veulent absolument voir comment tu vas… et je croyais pas me souvenir que t’avais autant d’amis. 

-Au moins, t’as une bonne mémoire, cingla-t-elle avant de soupirer, Ça sert à rien que je reste ici, Paolo, fais-moi sortir.

-C’est Roff, mon boss, lui rappela-t-il. Et puis, t’es bien ici ! Les docteurs rigolaient pas quand ils ont vu tes signes vitaux, Kim. T’es à la limite de l’anorexie et t’es beaucoup trop stressée. 

-C’est pas trois jours ici qui vont changer grand-chose.

-Non mais c’est un début. Allez, t’es pas si mal logée ! Tu sais que t’es dans l’une des meilleures chambres de l’hôpital ? Et Martin t’a ramené des bouquins, non ?”

 

Paolo saisit un des livres qui, en effet, gisaient sur le lit et alors qu’il le retournait dans tous les sens pour comprendre ce que ça pouvait bien être, Kim leva les yeux au plafond, excédée. 

 

“C’est des coloriages, grinça-t-elle.

-Des coloriages ?

-Oui, des coloriages zen.”

 

Après une grimace d’incompréhension, Paolo reposa le livre. 

 

“Ouais bah… si ça rend zen, tu devrais essayer… ça coûte rien…

-Oh, ça me coûte. Ça me coûte même beaucoup.”

 

Et puis, sans crier gare, la porte s’ouvrit. Les visiteurs ne portaient pas l’uniforme mais Kim savait à présent les reconnaître à leur démarche, à leur attitude. Ils étaient trois, et c’étaient des flics de la crim, ce qui se confirma quand celui, un grand type noir, qui s’avançait le plus de son lit brandit son insigne. Paolo s’était placé devant, comme pour les intercepter sans pour autant les retenir physiquement, mais ça ne parut impressionner personne.

 

“Quittez la pièce, ordonna l’agent noir. Je suis le Lieutenant Deptes, et j’ai quelques questions à poser à Melle Termentier. 

-Je ne suis pas certain que vous ayez le droit, rétorqua Paolo.

-Vous ne voulez pas être coffré pour obstruction à la justice, pas vrai ? Alors, dehors.”

 

Paolo semblait hésiter mais si les autres hommes de Roff n’avaient rien pu faire contre la police, il n’allait certainement pas pouvoir faire des miracles. Il lança un regard à Kim qui lui indiqua d’un signe de tête que ça allait, qu’il n’avait pas à s’en faire, et il sortit. 

 

“Je vais pas passer par quatre chemins, Melle Termentier, ça sent pas très bon pour vous.”

 

Kim garda le silence et le lieutenant fronça les sourcils, plissa ses yeux sombres. 

 

“C’est louche, tout ça. Vous allez nager en nocturne dans la piscine de votre école et vous frôlez étrangement la mort ? Qui se noie dans une piscine ? Une ancienne nageuse, de surcroît.

-Vous n’avez pas parlé aux docteurs ? J’ai fait un malaise.

-Oh, oui, vous mangiez mal, vous dormiez mal… vous étiez stressée… Ca pue la culpabilité.

-Ca pue la prépa, rectifia-t-elle. 

-Vous savez de quoi ça a l’air ?”

 

Quand elle ne répondit pas, il eut un sourire un peu cruel. 

 

“Ca a l’air d’une tentative de suicide un peu nulle.”

 

Donc, elle avait bien deviné. Elle savait qu’ils penseraient tous ça. Trois suicides ne leur suffisaient pas, ils en voulaient un quatrième. 

 

“Après avoir poussé deux de vos camarades au suicide, après avoir poussé votre fiancé au suicide, vous vous dites que… après tout, c’est à votre tour maintenant. Ce n’est pas parce que vous ne les avez pas tués vous-mêmes que ça ne compte pas. La torture émotionnelle et mentale est reconnue comme un crime tout aussi grave.

-Mais la police a tous les droits, je suppose, remarqua-t-elle avec un fin sourire tranchant. Je n’aime pas trop mon avocat, ne m’obligez pas à l’appeler. Partez simplement, Lieutenant, et j’oublierai que vous êtes venue tourmenter une malade. ” 

 

Les deux officiers regardèrent avec un air inquisiteur leur lieutenant qui la sondait du regard, la jaugeait. Une jeune femme comme elle, serait-elle assez couillue pour oser rappeler la loi à un flic gradé ? Le voyant hésiter, Kim décida d’apporter quelques précisions.

 

“Enfin, il est trop tard pour moi. A cause de votre manque de discrétion, mon avocat est sans aucun doute déjà en route à l’heure qu’il est. Je ne vous remercie pas.

-Venez au commissariat dès que vous sortez de l’hôpital.

-Obtenez un mandat, d’abord.”

 

La coopération était terminée.

 

--

 

Sanders l’avait sauvée. Elle aurait dû mourir, elle serait morte, noyée comme une idiote tout au fond d’une piscine, à trois heures du matin, mais elle était toujours en vie, parce que Sanders l’avait sauvée. A trois heures du matin, à Saint-Paul, à la piscine. Et elle ne l’avait ni vu, ni entendu, mais il était là. Que faisait-il là ? C’était la pensée qui éclipsait toutes les autres, en ce dimanche à l’hôpital, alors qu’elle faisait les stupides coloriages de Martin -qui, soit dit en passant, constituaient une véritable arnaque, ça ne la relaxait pas du tout. Sanders n’était même pas venue la voir depuis, elle n’avait pas pu le remercier. Et lui demander ce qu’il faisait là. Pourquoi ne venait-il pas la voir ? 

 

Ce fut  alors le moment qu’on choisit pour frapper à la porte.

 

“Melle Termencier, votre fiancé est là, est-ce qu’on le laisse entrer ?”

 

Elle reconnaissait vaguement la voix, c’était l’un des hommes de Roff qui continuaient à filtrer les allées et venues de sa chambre et elle n’allait pas s’en plaindre. Sa paranoïa faisaient des sauts de cabri dans sa tête et elle commençait à se demander si elle n’allait pas être la prochaine mystérieuse suicidée de Saint-Paul. Et voilà qu’un autoproclamé fiancé venait s’inquiéter de sa santé… était-ce le trentenaire de sa mère ? Elle ne l’attendait pas si tôt. Mais puisqu’elle ne faisait rien de très constructif, elle pouvait bien en profiter pour faire connaissance. Elle autorisa donc l'accès.

Assise dans son lit, elle continuait à colorier, ne levant pas même les yeux quand elle entendit la porte s’ouvrir. Elle ne l’appréciait déjà pas. Il était venu sans s’annoncer, s’était présenté comme son fiancé avant même leur première rencontre et il profitait qu’elle soit en position de faiblesse, en rétablissement dans un hôpital, pour démarrer leur relation. Ses intentions étaient claires comme de l’eau de source, il voulait prendre le dessus dès le départ. Il était déjà de onze ans son aîné mais, visiblement, ça ne lui suffisait pas. Et par-dessus le marché, comble de l’indécence, il lui imposait sa présence alors qu’elle n’était ni coiffée, ni maquillée. 

De la mine de son crayon vert, elle suivait le tracé des rosaces mais son oreille enregistrait le son de ses pas. Il marchait fort, les talons souples de ses chaussures hors de prix jouaient une mélodie qu’elle connaissait bien, et elle le voyait dans sa périphérie, sa silhouette s’assit dans le fauteuil en face de son lit, sans même y être invité. Son arrogance occupait toute la pièce et il n’avait pas encore prononcé un mot, pas même une salutation.

 

“Les hommes de ton père sont assez impressionnants.

-Ce ne sont pas les hommes de mon père, corrigea-t-elle.

-T’as déjà des hommes à ton âge ?”

 

Elle lui aurait bien expliqué qu’il s’agissait tout simplement d’hommes de mains de la mafia locale mais le mot “mafia” avait des effets incontrôlables sur les gens, aussi se contenta-t-elle de sourire sans plus s’avancer. Puis, elle l’étudia. Il était physiquement tout à fait banal. Une touffe de cheveux châtains bien entretenue, des yeux bleus et un menton carré, et il faisait son âge. Polo et jeans, il avait opté pour une tenue type désinvolte et Kim fut encore plus agacée. 

 

“J’étais vraiment bouleversé quand j’ai entendu que ma fiancée était hospitalisée.

-Fiancée ? répéta-t-elle. Rien n’a été convenu. 

-C’est comme si c’était fait. A moins que tu veuilles faire ton service ?”

 

Alors, comme ça, il connaissait les jolis détails de la triste histoire ? 

 

“C’est vrai que je t’imagine mal à l’armée, maintenant que je te vois.”

 

Il n’attendait pas la deuxième entrevue pour se montrer détestable. Quand elle s’était décidée à évincer Rémi, elle avait prévu de choisir un meilleur fiancé. Un qu’elle trouverait au moins sympathique, qu’elle tolérerait, qui ne serait pas un ennemi de plus, mais les choses avaient pris cette tournure, et voilà qu’elle se trouvait face à un deuxième potentiel Rémi. Son cœur se serra si fort dans sa poitrine qu’elle crut qu’un autre malaise lui arrivait. Mais ce n’était rien. Seulement ses espérances idiotes qui se brisaient. 

 

“Mon ancien fiancé est mort, il y a quelques semaines, prononça-t-elle les mots comme une machine. Nos fiançailles devront attendre un an. 

-Ouais, j’comprends, fit-il avec un petit ricanement. T’inquiète, je suis pas pressé. Je suis un homme très pris.”

 

Elle se débarasserait de lui. Pas tout de suite, non, et pas l’année prochaine non plus, mais elle se débarasserait de lui. 

 

Les hommes comme lui la rendaient vraiment méchante.

 

--

 

“Allo ?

-Je ne pensais pas que vous répondiez aux numéros que vous ne connaissiez pas. 

-Mademoiselle ? s’étonna Denis, à l’autre bout du fil. Vous me prenez un peu au dépourvu…

-Il ne fallait pas me confisquer mon portable, le gronda-t-elle. Ça a créé tout un tas de situations gênantes.

-C’était seulement afin que vous puissiez vous reposer au mieux. 

-Je me repose merveilleusement bien, je vous remercie. Pas de souci à la maison ?

-Non, pas le moindre.

-Donc, mes parents ne sont toujours pas rentrés, nota-t-elle. Formidable. J’aurais besoin que vous me cherchiez quelques informations de base sur deux personnes. Je l’aurais bien fait moi-même mais je suis en repos.”

 

Denis toussota dans son oreille et Kim sourit. La chambre était de nouveau vide pour un temps et elle n’avait plus à contrôler les expressions de son visage. 

 

“C’est-à-dire que, comme vous le savez, je ne suis qu’un modeste majordome… je ne vois pas quelles informations je pourrais bien trouver…

-Ne vous inquiétez pas, je suis convaincue que vous trouverez, le coupa-t-elle. Alors, vous avez de quoi noter ? 

-... oui, oui…

-D’accord. Privilégiez le premier. Un dénommé Sanders, S-A-N-D-E-R-S, j’ignore son prénom. C’est un professeur de Marketing à Saint-Paul. Le second s’appelle Victoric Romert, fils cadet de Manuel Romert. Romert, un seul m, et T à la fin. D’ailleurs, enregistrez bien le numéro avec lequel je vous appelle, c’est son téléphone.”

 

Son charmant fiancé semblait bien plus serviable qu’il n’y paraissait aux premières minutes. Elle n’avait eu qu’à lui demander qu’il lui apporte un thé et quelques magazines de mode, et de lui prêter son téléphone, pour qu’il s’en aille remplir sa mission. Peut-être s’en débarasserait-elle sans trop ruiner sa vie, par reconnaissance. Tout en haut de l’écran, l’installation de l’application espion qu’elle venait de télécharger était marquée comme complète et elle effaça la notification. 

 

“Je vous ai également envoyé les numéros qu’il appelle le plus souvent par sms.  Au vu de ses applications et de son historique internet, je pense qu’il a une légère addiction aux jeux d’argent… mais ses choix pornographiques n’ont pas l’air trop tordus. 

-Puis-je me permettre l’indiscrétion de vous demander de qui il s’agit ? 

-Pas de discrétion entre nous, mon cher Denis, assura-t-elle. C’est le nouveau fiancé que ma mère m’a choisie.

-Si tôt ?! Mais… enfin…

-Les affaires n’attendent pas. 

-Que comptez-vous faire ? 

-Je n’en sais rien encore.”

 

--

 

“Je sais pas comment tu le supportes…

-Il passe son temps sur son téléphone ou à draguer les infirmières avec assez de subtilité pour que je ne puisse pas le lui reprocher, résuma Kim. C’est presque ce que j’ai de plus divertissant dans les alentours.”

 

Les coloriages zen, ça occupait bien une demie-heure mais au bout du troisième jours, c’était une raison quasiment acceptable pour se suicider. Mais avec son fiancé, tout neuf, tout beau, elle ne pouvait pas même aller aux toilettes sans qu’il ne lui demande ce qu’elle comptait y faire. Son père avait dû lui promettre un bon paquet d’argent de poche, peut-être même une nouvelle voiture pour qu’il campe ici comme au Flot Bleu. 

 

“Parfois, il fait même des blagues… Moi qui voulais un chien, rit Kim. J’ai trouvé encore plus mignon. Il est carrément mieux que Rémi. T’inquiète pas, Cash, j’upgrade.”

 

Kim jouait avec les boulettes de viande de son assiette pour les faire rouler comme des billes, entre les brocolis. Une pomme coupée en tranches, et même un petit bout de chocolat. Quel festin royal. Préparé avec amour par son expert en nutrition que l’hôpital lui avait attribué. Rien ne lui donnait envie, pas même le chocolat, mais elle se forçait. On lui avait retiré les tuyaux, et elle avait presque l’impression d’être humaine ; ce n’était pas un rêve mais ce n’était pas mal non plus. La simple vue de son intraveineuse lui avait donné envie de l’arracher, ça lui avait tourné dans la tête, jour et nuit, et elle avait tenu bon par elle-ne-sait-quel miracle. 

Quitte à manger, elle aimait autant se nourrir elle-même. 

 

“Quand est-ce que ça va se finir ? soupira Cash. 

-Quoi donc ?

-Ce marchandage pour te marier.

-Tout dépend de mon degré de coopération…

-Le fais pas, alors, fit Cash et, devant l’air interrogateur de Kim, elle poursuivit, arrête. Arrête de coopérer.

-Cash, tu sais bien ce qui se passerait…

-Regarde ce qui s’est passé ! T’es à l’hôpital.

-Ce n’est pas seulement à cause de ça.

-Oui mais c’est une cause. Rémi…”

 

Cash hésita à continuer et Kim ne fit rien pour la pousser à poursuivre, ni pour la faire taire. Elle savait déjà tout de ce qui picotait le bout de la langue de sa meilleure amie, et qui pesait sur son cœur. Il y avait peu de sujet qu’elles évitaient à parler entre elles, mais Rémi en était un. 

 

“Je ne veux pas que ça recommence, avoua Cash. J’ai vraiment peur… que ça recommence. Si Victoric est comme Rémi et que ça recommence…”

 

Kim posa sa main sur celle de Cash. Les larmes montaient déjà aux yeux de sa meilleure amie et elle ne voulait pas qu’elle pleure pour elle encore une fois. Cash avait souvent pleuré à sa place, toutes ces fois où elle-même était bloquée dans sa propre douleur, dans son propre enfer, sans savoir comment extérioriser ses sentiments. Ne pas pleurer, ce n’était pas une force, c’était une faiblesse. Quand Kim se retrouvait incapable de pleurer, c’était par peur, par blocage, par paralysie. Pleurer n’avait jamais affaibli personne, c’était une légende, pleurer libérait le cœur. Ça permettait d’avancer, et de se nettoyer de sa peine. Quand Cash pleurait pour elle, ça lui faisait un peu du bien. 

Au moins, sa souffrance s’exprimait quelque part. 

 

"Ça ne recommencera pas, Cash, je te le promets, lui assura-t-elle.

-Au moins, maintenant, il est mort. Le voir vivre… je ne te le disais pas mais le voir vivre, si proche de nous, juste… juste devant nous… comment tu faisais ? Kim, ça me rendait folle.

-Tu étais là,” répondit Kim en souriant. 

 

Après un bref sanglot, Cash se leva pour la prendre dans ses bras et Kim posa son menton sur son épaule. Le plateau faillit tomber mais la nourriture ne pouvait pas lui faire plus de bien qu’un câlin de sa meilleure amie. 

 

“Je préfèrerais que tu refuses les fiançailles, insista Cash.

-Ca va aller, Cash, ça va aller.”

 

Ca n’allait jamais mais bon, on vivait mieux grâce aux petits mensonges.

 

--

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez