Authaire parut lui aussi d’un coup plus nerveux, à l’affût du moindre bruit, dominé par le vacarme de la pluie et de l’orage.
L’apprenti patienta un instant qu’il veuille bien lui répondre.
— Oui, c’est cela, une envie démesurée de faire plaisir à quelqu’un en lui offrant quelque chose, d’inespéré, d’inattendu, et ce fut en effet le cas. Les travailleurs, eux, se tenaient à des consignes bien précises, ils devaient réceptionner trois livraisons de nuit. J’observais tout ça de loin en vérité, mais un soir, je suis tombé sur l’une d’entre elles. Difficile de dire de quoi il s’agissait, enroulé dans des couvertures et ficelé de manière qu’on ne puisse pas en deviner la nature. Le poids substantiel de l’objet mobilisa l’énergie des trois gaillards qui durent déployer de grands efforts pour le manipuler.
Un éclair frappa encore devant la maison, ce qui provoqua un nouveau sursaut chez le jeune garçon. Il trouvait cet orage d’une ténacité peu ordinaire, à cet instant, il eut la sensation qu’Authaire lisait dans ses pensées.
— Non ils n’ont rien de naturel, vous avez raison, je me suis posé la même question et j’ai dû aménager la galerie d’une armature métallique pour dissimuler sa présence.
Ce qui intrigua le jeune homme qui répéta malgré lui.
— Pour dissimuler votre cave ?
Authaire oscilla de la tête et lui confirma.
— Oui, il doit y avoir une corrélation entre ce qu’il y a derrière cette porte, sa venue et les éclairs, mais laissez-moi continuer, je vous prie.
L’esprit de l’apprenti devenait de plus en plus confus, Authaire lui avait-il confié que son épouse se trouvait séquestrée dans les sous-sols ?
— Au bout de trois jours supplémentaires, les travailleurs terminèrent enfin leur besogne. Quand ils nous quittèrent, je devinai qu’une crainte sourde les habitait. Vint un soir où elle se décida à me faire découvrir ce qu’elle tenait à m’offrir.
Acelin, influençait par le contexte et le regard fiévreux du vieux militaire, commença à échafauder mille tragédies. La plus absurde d’entre elles lui murmurait qu’après avoir enfermé sa femme dans la cave, il avait inventé une histoire terrible à son sujet.
Elle s’avérait très belle, plus jeune que lui, voyageait seule. Il pouvait tout aussi bien ne pas supportait qu’elle eût des aventures.
— Nous étions tous deux munis d’un chandelier, je l’ai suivi dans un boyau étroit qui semblait descendre jusque dans les entrailles de la Terre. Nous avancions le dos voûté. Je me rendis compte alors du travail accompli par les terrassiers, pour nous enfoncer à une telle profondeur, sous le manoir. Nous arrivâmes enfin dans une petite salle au plafond plus élevé qui nous permettait de nous redresser.
Authaire parler de manière posée, laissait une respiration entre chaque phrase, ce qui rajoutait une intensité supplémentaire à son récit.
— Une multitude de bougies éclairaient une foule de statuettes pour le moins étranges. En son centre, trois pierres énormes étaient assemblées, deux à la verticale et une à l’horizontale au-dessus.
Un frisson parcourut l’échine d’Acelin pendant que le vieux militaire poursuivait.
— … Elles étaient toutes trois couvertes de gravures, sculptées à même la roche dans un langage inconnu. Ce n’était pas de l’hébraïque, ni du sanskrit ni des hiéroglyphes égyptiens. Tout autour des statuettes qui les entouraient, semblait émaner quelque chose de douloureux. Les trois pierres assemblées laissaient entrevoir le fond de la galerie au travers de son ouverture. J’étais un peu dépité, même si mon épouse paraissait très excitée de me la présenter.
Le ton du militaire devenait de plus en plus sinistre.
— Elle commença à m’expliquer qu’elle avait invoqué une porte, un passage qui donnait sur une autre réalité, un monde différent à découvrir et tout cela pour nous deux.
Le vieil homme soupira avec une tristesse non feinte.
— Je me suis senti alors coupable de l’avoir négligé. Je n’aurais pas dû l’encourager de la sorte dans sa démence, parce qu’il s’agissait bien de démence pour moi. Ce soir-là, nous nous sommes fâchés, je regrette à présent de ne pas avoir trouvé les mots.
Authaire s’était approché de la fenêtre. Il regardait les éclairs s’abattre dans le parc, insensible à leurs fracas. Le jeune apprenti, lui, s’avançait avec lenteur vers la porte de la cave, curiosité malsaine ou pas, quelque chose l’attirait. Il tendit l’oreille pour y entendre un bruit, n’importe quel bruit.
Le vieil officier continua.
— Le lendemain, je devais m’absenter pour la journée. Le soir, tout juste rentrer le ciel s’était couvert d’un manteau noir. Un orage prenait forme, une crainte tenace m’envahit, et à peine arrivé au domicile, je me mis à la recherche de mon épouse, sans succès…
Un bruit, une rumeur plutôt, s’échappa de derrière la porte et lui parvint.
Il en était persuadé.
Le jeune homme n’écoutait plus Authaire que d’une oreille distraite, son attention captivée parce qu’il entendait ou imaginait percevoir à travers les lourds battants.
La tempête au dehors et l’histoire d’Authaire avaient plongé ce tête-à-tête dans une ambiance lugubre.
— … En ville tout à fait par hasard j’ai appris que les trois ouvriers qui avaient travaillé ici avaient péri d’une manière bien étrange. On les avait retrouvés tous les trois foudroyés sur un chantier, un jour avec un ciel dégagé, les propriétaires témoin de la scène étaient restés choqués.
Il lui fallait savoir, et profita qu’Authaire regardait toujours dehors pour coller son oreille contre les panneaux de bois.
— … Enfin, ce soir-là, mon épouse ne se trouvait pas dans notre demeure, un malaise intense m’envahit, je me munis d’un chandelier et je suis descendu dans la cave.
Acelin n’écoutait plus du tout, persuadé d’avoir entendu un râle derrière les battants.
— En arrivant dans la pièce aménagée éclairée par les bougies et peuplée de statuettes, je la découvris vide elle aussi…
Une voix faible, et tout juste audible, se détacha du bruit de fond, celui du bruit d’une présence accompagné d’une plainte sourde.
— Aaaauuuthaiire… Aaauuthaiiire
Et promet de sacrées scènes avec notre Acelin. Hâte de voir comment il va s'en sortir à nouveau!