Chapitre XII

Par axel
Notes de l’auteur : En prévision de l'arrêt programmé du site plumedargent, j'ai créé un blog sur lequel je continuerai à mettre en ligne cette histoire. Voici l'adresse : http://lesangesmeritentdemourir.wordpress.com. J'espère vous y retrouver

À Paris, au moment d’atterrir, le vol VF232 en provenance de Tokyo avait un peu de retard. Pourtant, en voyant le temps gris et pluvieux qui les attendait, en plein printemps, les voyageurs ne se précipitèrent pas lorsque la passerelle fut déployée. Parmi eux se trouvait Loïc. Il regardait par le hublot, l’air maussade. Ce ciel parisien le désespérait, surtout quand il se remémorait à quel point Tokyo était lumineuse quand il l’avait quittée. Bien que son voyage fût un voyage d’affaires, Loïc avait adoré ce séjour au Japon, comme chaque fois d’ailleurs.

Geek avant l’heure, fan de mangas et d’arts martiaux, il avait trouvé le moyen de vivre de sa passion en créant une petite société d’import-export. Il alimentait ses semblables moins aventureux en figurines, cartes à collectionner et autres diverses productions de la culture populaire japonaise.

Loïc se secoua la tête, comme pour évacuer le souvenir de Tokyo, et sortit de l’avion. À peine eut-il posé le pied sur le sol français qu’un enfant le dépassa et le bouscula. Le père s’excusa, d’un geste gêné ; Loïc lui répondit d’un sourire de convenance, qui laissait transparaître une pointe de colère qui se retenait de percer, mais il prit sur lui et se dépêcha de quitter l’aéroport. Sa secrétaire l’attendait.

Dans sa voiture, sur la route du bureau, Loïc eut l’occasion d’esquisser un nouveau sourire, sarcastique celui-ci, lorsqu’il s’aperçut qu’un piéton doublé dix minutes plus tôt venait de le rattraper. Il serra nerveusement son volant, frappa son klaxon de deux coups secs, puis soupira. Tokyo lui manquait déjà. Pour s’évader, il pensa à son projet d’aller s’y installer définitivement. Ses démarches avançaient vite. Il pourrait bientôt le concrétiser et dire adieu à Paris, à la France, et même aux amis et à la famille.

À l'autre bout de Paris, Émilie, son assistante et seule employée, attendait Loïc avec impatience. Longtemps Émilie s’était fort bien accommodée des absences de son patron mais, quand la durée et la fréquence de ses séjours au Japon avaient augmenté, elle s’était surprise à manquer de celui qu’elle en était arrivée à considérer, elle devait se l’avouer, comme un ami.

La jeune femme était présente aux côtés de Loïc depuis le début de l’entreprise. Si elle n’avait été initialement embauchée que pour débarrasser son patron de tâches administratives qu’il maîtrisait mal et affectionnait peu, elle avait finalement pris une part conséquente dans l’évolution et le développement de la société. Émilie était devenue indispensable à Loïc. Elle le savait et aimait penser que lui aussi en avait conscience.

Elle regarda l’heure et constata que la matinée était déjà très avancée. Elle fut surprise que Loïc ne fût pas encore là. « Sans doute son vol a-t-il eu du retard. Peut-être est-il pris dans les embouteillages. Probablement les deux. Le pauvre ! » pensa-t-elle. Derrière son impatience, qui grandissait de minute en minute, Émilie cachait l’envie de recevoir un petit cadeau, un geste d’affection, quelque chose qui montrerait que Loïc était, lui aussi, content de la retrouver après cette longue absence.

Toute à ses pensées, elle sursauta quand Loïc fit irruption et laissa retomber lourdement la porte d’entrée. Il fonça vers son bureau en passant devant elle, s’y enferma et n’en ressortit qu’après une dizaine de minutes, qui parurent interminables à Émilie. Il se planta devant elle et lui lança :
     « Bonjour Émilie. Allez. Pas de temps à perdre. Faisons le bilan de ces dernières semaines.
     — Euh… Oui… Bonjour », bredouilla-t-elle, sous le regard un brin impatient de Loïc.
     Ils restèrent silencieux de longues secondes, chacun fixant l’autre, chacun en attente, avant que Loïc ne s’exclame :
     « Émilie ! » cherchant à la sortir de sa torpeur.
     Il ne réussit toutefois qu’à la déstabiliser davantage, et tout ce qu’elle trouva à lui dire fut :
     « Un de vos vieux amis est venu avant-hier. Il est de passage à Paris et voulait en profiter pour vous voir. Il repasse demain. »
     Elle vit tout à coup le visage de son patron se parer d’une moue contrariée et l’entendit souffler un bref et exaspéré :
     « Génial ! »
     Loïc s’assit ensuite sur le coin du bureau derrière lui et demanda, après un court instant de silence et de regard porté dans le vague :
     « Il a donné son nom ?
     — Oui. Il s’appelle Arnaud. Il m’a dit que vous étiez ensemble chez les scouts.
     — Arnaud, murmura Loïc, sur un ton oscillant entre perplexité et désabusement. Bon ! au moins ce n’est pas l’“autre taré”. »

Bien que cela ne fût pas intentionnel, en voyant l’inconfort dans lequel elle venait de mettre son patron, Émilie éprouva un léger sentiment de revanche face à la froideur dont il avait fait preuve envers elle. Elle avait aussi très envie d’en savoir davantage, surtout si, au passage, cela lui permettait de titiller un peu plus la plaie qu’elle avait ouverte.

« Ça va ? Je ne pensais pas faire autant d’effets avec une annonce aussi… banale. Il y a un problème ? demanda-t-elle.
     — Oui ! il y en a un. Cet Arnaud fait effectivement partie d’un groupe d’amis que je me suis fait chez les scouts ; un groupe d’amis que je traîne depuis l’enfance, dont j’essaye désespérément de m’éloigner, mais qui revient toujours à la charge. Quand je me suis installé ici, à Paris, pour créer la société, j’ai cru avoir enfin réussi à mettre de la distance entre eux et moi. Ça a marché. Un temps. Celui de réussir, de m’installer confortablement. Et puis je suis devenu leur pied-à-terre parisien. »

Émilie était sidérée par ce qu’elle entendait. Comment l’homme qu’elle attendait avec une si grande impatience encore quelques instants auparavant, celui qu’elle considérait alors comme un ami, pouvait à présent l’écœurer à ce point ? Tout ce cynisme dont il était gorgé ! comment avait-elle fait pour ne pas le voir ? S’il pensait qu’elle irait dans son sens, comme d’habitude, et qu’elle cautionnerait sa mesquinerie en acquiesçant docilement à ses propos, il se trompait.

« Pardon ! mais “cet” Arnaud ne cherche pas un pied-à-terre. Il a simplement l’air de vouloir passer un bon moment avec un ami. C’est si mal que ça ?
     — Émilie, lui et les autres, vous ne les connaissez pas ; moi, oui. Avec eux, ce sont toujours les mêmes vieilles histoires. Ils ressassent et font remonter des choses dont je n’ai plus envie de me souvenir.
     — Et… l’“autre taré” ?
     — Un autre gars de ce groupe d’anciens scouts.
     — Son adorable surnom ? Pourquoi ?
     — Quand les gars viennent me voir, c’est souvent… chiant. Avec lui, comment dire ? Disons qu’il joue dans une autre catégorie. Il atteint des niveaux… En termes de bizarrerie, les autres sont des amateurs ; lui, il est en première division ! Il a commencé à vriller il y a un peu plus d’un an ; du moins, moi, il y a un peu plus d’un an que je m’en suis rendu compte, quand il est passé chez moi, en décembre. Comme les autres, il était en boucle sur les vieilles histoires. Il parlait des scouts, de religion, surtout de religion, mais sa foi n’avait plus grand-chose à voir avec celle qui l’animait autrefois. Il était toujours très croyant, mais à sa manière, très personnelle. »
     Loïc fit une pause et afficha un sourire narquois, plein de sous-entendus. Émilie voulut lui demander d’être plus explicite, mais il reprit avant qu’elle n’en eût le temps.
     « Il était accompagné de deux amis très étranges. Enfin ! je dis amis, je devrais dire “disciples”. Ces types étaient couverts de tatouages en lien avec leurs croyances. Tous les trois parlaient de changer de vie et n’avaient qu’un seul mot à la bouche : “pèlerinage”. Ils avaient un grand projet. »

Le récit évasif de Loïc commençait à agacer Émilie. Il en disait tellement, tout en en révélant si peu, tant il était truffé d’allusions et de non-dits. Loïc allait-il enfin être plus clair ? Émilie s’apprêtait à le bousculer un peu quand le téléphone sonna.

Loïc se redressa aussitôt. De nouveau il se mit à fixer Émilie d’un regard impatient ; Émilie, elle, restait figée, suspendue entre sa prise de parole avortée et cet appel qu’elle feignait d’ignorer. Le patron ne disait rien mais ses yeux disaient tout ; alors l’assistante décrocha enfin le téléphone.

Loïc écouta le début de la conversation, puis, quand il comprit qu’il n’aurait pas à intervenir, fila se réfugier dans son bureau. Émilie le suivit du regard, dépitée. Elle avait cependant une certitude : elle voulait en savoir plus, et elle en saurait plus. Loïc ne s’en tirerait pas à si bon compte.

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