Chapitre XII – Dans le sang

« Tu t’es fait rouler, se gausse Nélée. Ça me déçoit que tu croies à ces fadaises !

— Olibée, range ça TOUT DE SUITE, le tance Talma. Tu veux que le Comité de Salut Public nous tue dans notre sommeil ?

— Bof, on est déjà tous hors‑la‑loi, argumente Olibée.

— Ce que tu as entre les mains s’appelle une dagyde, hoquette Valère. Tu n’as pas idée à quel point c’est dangereux.

— Tu as l’air de t’y connaître, remarque Ino. Pourquoi ?

— Alors c’est de la vieille sorcellerie pluve, se réjouit Olibée. Dis‑en plus ! Il faut utiliser des aiguilles ?

— Laisse‑le parler, l’interrompt Ino. Mais… Valère, tu as l’air… violet ? »

Il ressent une brûlure lorsqu’elle pose la main sur son front. Olibée, pendant ce temps, contemple sa poupée tel un nouveau‑né dans ses bras. Le crétin !

« Ça suffit, tousse Valère qui peine à respirer. Remets cet artefact où tu l’as trouvé avant qu’il n’arrive quelque chose de terrible !

— Quoi ? Mais tout est prêt », s’alarme Olibée en leur révélant le dos de la poupée.

Un nom, à la craie rouge, y a été griffonné : « Élisée Mantodore ». Talma et Ino pâlissent. Valère voudrait pousser un cri d’horreur, mais il a trop envie de vomir. Déjà Olibée sort de sa poche une longue aiguille :

« Guide‑moi, d’accord ? Je vais juste piquer un peu pour voir.

— Attends, intervint Ino. S’il dit que c’est risqué…

— Et après ? Même si j'y vais trop fort, ce ne sera pas une grande perte !

— Ce n’est pas la question, tranche Talma. La Dissidence réglemente strict…

— ARRÊTE ! »

Valère a tenté de se jeter sur Olibée ; mais il n’est parvenu qu’à s’écrouler, et Talma l’a juste à temps rattrapé par l’épaule… Les pépiements de surprise des Diamisses transpercent sa cervelle comme des vrilles. La lumière du lustre du réduit tangue devant ses yeux, et…

Plus rien. Son vertige s’est dissipé d'un seul coup.

« Je peux marcher, remercie‑t‑il Talma en se redressant. Et… Oh, non… »

Olibée, sans plus leur accorder d’attention, mitraille la poupée. L’aiguille perce et reperce sa surface, à la cadence d’un pic‑vert.

« Je m'attendais à du bruit, regrette le Diamisse. Ou des étincelles ?

— On a passé l’âge de jouer à la poupée, crâne Nélée. La magie, c’est de la charlatanerie. »

Et Ino de répliquer, tout en tendant un verre d’eau à Valère :

« N’exagère pas, les oracles diamisses pouvaient… OLIBÉE, hurle‑t‑elle. TA CHEMISE !!!

— Qu’est‑ce qu’elle a, ma chemise ? »

Quatre paires d'yeux se braquent sur la blancheur du tissu : quelques taches sombres, couleur de rouille, viennent d'y poindre. Les traces gagnent en largeur… puis, d’un coup, se mettent à suinter.

« Oh », lâche Olibée.

Une goutte de sang coule et s’effondre sur sa chaussure.

Il perd connaissance.

Des cris perçants déchirent l’atmosphère confinée : Olibée, en dégringolant, a heurté de sa tête une chaise, qui s’est à son tour renversée. Nélée recule, révulsé, mais Ino se penche déjà sur le corps avachi. Valère est resté immobile ; les autres beuglent dans un amalgame frénétique, corrompu par la peur. Ino, trempée de sang, sanglote et tient à bout de bras le blessé :

« Mais faîtes quelque chose !

— Il faut bloquer l’hémorragie », décide Talma d’une froideur forcée.

Elle retire son foulard pour le lacérer en bandes fines. Dérisoire pansement ; le torse entier dégouline avec constance et épaisseur.

« Je… vais chercher un médecin, prétexte Nélée pour se sauver.

— Inutile », prévient Valère.

La victime l’intéresse moins que la poupée. Celle‑ci a roulé dans un coin de la pièce ; les Diamisses n’y prêtent plus attention.

« Il est mourant, sale briqueux, feule Nélée. Tu n’en as peut‑être rien à faire, mais nous…

— ASSEZ !!! »

Jamais Valère n’a crié aussi fort. Tous les regards apeurés se sont tournés vers lui. Il pousse Nélée sur le côté puis s’approche du corps :

« Dégage de là, idiote », ordonne‑t‑il à Ino.

La courtoisie attendra : un tapis écarlate et humide commence à recouvrir le plancher vermoulu. En dépit de l’indignation générale, Valère déboutonne la chemise poisseuse. Les doigts déjà sales, il révèle une peau nue sous la pellicule du sang. Mais aucune plaie. Aucune incision. Ces pores postillonnent sans discontinuer leur fluide vital…

« La médecine ne le sauvera pas. Il n’y a rien à recoudre ni à coaguler. Le démon contenu par l’artefact est en train de le vider. Passe‑moi la dagyde », crie Valère à Talma.

La Diamisse hésite une seconde, mais part ramasser la poupée entre deux doigts. Elle la lui rapporte en la tenant par un brin de laine ; craint‑elle qu’elle la morde ? Valère retire l’aiguille qui y est restée plantée ; puis il passe ses doigts sur le nom dessiné, à la recherche d'une vibration magique quelconque… non, il ne sent rien. Ses craintes se confirment :

« Olibée s’est gouré, peste le mage. Cette poupée ne maudit pas la personne dont on inscrit le nom, mais celle qui l’a écrit !

— Alors détruisons‑la, exige Talma.

— Surtout pas ! Son âme resterait coincée dans l'Astral. Cette inscription, c’est son dernier lien au monde physique… »

Valère a peur de ce qu’il s’apprête à faire. Mais les sentiments sont un luxe qu’il ne peut s’accorder. Il repose la dagyde sur la poitrine d’Olibée, et prend les bras du jeune homme pour les croiser par‑dessus. Le futur cadavre, hiératique, continue à dégorger comme une fraise broyée.

« Le temps n’est pas aux explications, articule Valère. Soit vous m’obéissez au doigt et à l’œil… soit votre ami mourra. Choisissez. »

On n’entend plus qu'un râle indistinct, échappé d’un Olibée sanguinolent.

« D’accord, croasse Talma la première. Dîtes‑le, vous aussi. »

Ino hoche la tête, d'un air halluciné. Nélée se contente d’un borborygme.

« Barricadez la porte, réfléchit Valère. Si on se fait surprendre, on est tous cuits. Apportez aussi des allumettes, du papier vierge, un porte‑plume, une bougie, un couteau… Du sel. Beaucoup de sel. »

Ils détalent tous à l’étage ; Olibée flotte toujours sur sa flaque. Valère, cerveau tambourinant et cœur en chamade, se force à fermer les yeux. Il n’a jamais adjuré le moindre démon ; seulement vu sa tante en invoquer ! Il pourrait mourir. Demeure‑t‑il encore en lui suffisamment de la magie de Céleste, de son Ichor, pour lancer un sort pareil ?

Les doigts gourds, il s'en remet à la mémoire du corps et répète les signes appris jadis : le pouce et l'annulaire pincés, le reste dans l'axe de la paume… C'était ça, non ? Il lui faudrait un appât pour piéger ce mauvais esprit… or il n’a rien à offrir. S’il laisse Olibée mourir, aucun des autres ne lui en voudra : cet idiot a creusé sa propre tombe. Pourtant l'adolescent persiste à préparer le rituel.

Très vite, les Diamisses reviennent avec les objets nécessaires. Ils découvrent Valère au centre d’une pentacle, tout en runes tracées en auréole autour d’Olibée. Deux autres cercles cabalistiques sont dessinés un peu plus loin. Ino manque de s’évanouir lorsqu’elle sent l’odeur cuivrée : Valère s’est servi, pour réaliser son œuvre, du sang de la victime. À quoi ressemble‑il, penché à quatre pattes au milieu de ce carnage, les mains maculées ? Au démon qu'il tente d'adjurer ?

« Sortez et fermez cette porte à double tour, décrète Valère. Je vais tenter de rejoindre une autre dimension pour retrouver le démon qui habite la dagyde. Comptez un quart d’heure… Ensuite, quoiqu’il arrive, vous récupérez Olibée et vous foncez à l’hôpital.

— Mais… et toi, s'inquiète Talma. Est‑ce que ce monstre peut te…

— Pars, Talma, avant que je ne t'y force. Le seul monstre dans cette pièce, c'est moi », justifie‑t‑il, conscient soudain de l'emprise qu'il exerce.

Le sorcier leur tourne le dos ; il entend sous peu le bruit des pas, de la porte claquée.

Le voilà seul.

Valère se positionne au sein du troisième cercle : dos tourné à celui où se meure Olibée. Le second contient le couteau, planté sur un blanc‑seing qu’il a couvert de formules. Il allume la chandelle, qu'il tient bien droite. Puis, dans un petit carton, Valère se saisit d’une poignée de gros sel. La voix enrouée de sa tante lui cogne les tempes, comme autrefois. Il repense à ce jour où, frustrée par ses sortilèges médiocres, elle l’avait giflé avant d’éructer :

« Ne te soucie ni du passé, ni du futur, ni d’autrui, ni de toi‑même. Ne pense pas, FAIS !!! »

Alors il déclame enfin, en perçant du regard l’ongle de son pouce gauche :

« Au nom d’Iseult, d’Isis, d’Ishtar, par la volonté, vigueur et vertu des Très‑Hauts, dans les mondes intangibles, invisibles, infernaux, moi, Valère Sceau, du Grand Convent de Virgade, abreuvé à l’Ichor de la Sélénite, commande aux forces prégnantes de cette pièce de transmigrer ! »

Valère voit le cœur de la flamme passer, avec lenteur, du bleu au noir de suie. Dans la lumière qu’elle projette sur son ongle, il discerne une forme louche. L’ombre de la bougie sur sa main, iridescente, se trémousse alors en spirales. La flamme pétille, crépite, puis ses contours se transforment : ici des dents, là une queue. Et partout griffes, cornes… et yeux.

« DEMEURE, DÉMON ! »

L’incantation à peine proférée, Valère virevolte vers Olibée. Les yeux clos, il projette dans sa direction les cristaux salés : une giclée d’acide à la gueule de l'Horreur.

Puis, tout s’effondre autour de lui. Valère croit tomber ; mais ce sont les murs de la cave qui éclatent, implosent… Le plancher s’écroule ; ses pieds, ahuris, flottent en l’air. Un bourdonnement suraigu lui cisaille les oreilles…

Jusque‑là, tout se passe normalement. Il a retrouvé l’équilibre sur un sol invisible, mais l'obscurité le cerne de toutes parts. C’est fait, son esprit est passé dans l’Astral. Dans cet univers parallèle, d’un silence étourdissant, il n’y a plus que lui, l’âme immobile d’Olibée… et l’Autre, dix fois plus grand qu’eux.

Avec une grâce toute reptilienne, l’Horreur se faufile hors d'une cavité étroite, creusée dans le cœur d’Olibée. Valère sait qu’il n’a sous les yeux que l’une de Ses nombreuses formes. Tout au plus pourrait‑il décrire une luisante, un immense, une repoussante écrevisse. Non, un crabe. Non, un nautile. Mieux vaut ne pas Le regarder trop longtemps. Sa forme incessamment mouvante a de quoi rendre fou tous ceux qui La contemplent.

Ses innombrables pattes, pourtant, n’ont rien du crustacé : jambes noires, féminines, poilues, enfantines, flasques, brisées, amputées d’orteils, verruqueuses, arthritiques… et grouillantes. Elles supportent un buste mou, translucide et visqueux. L’Abomination déroule Ses anneaux de ver blanc, dans un insupportable bruit de succion.

« Salutations, jeune Sceau, lui susurre une voix d’outre‑tombe. Comme c’est aimable à toi… de la bonne fleur de sel, pour relever le jus de ma viande. »

En fait de tête, la Chose, au bout du torse long et souple, ne possède qu’un œil unique et gigantesque. Ses paupières ne sont qu’une paire de lèvres baveuses. Leur langue pourlèche la surface du globe oculaire, dans un mélange de bave et d'humeur vitrée.

« S‑seigneur des Champs Obscurs, bredouille Valère avec une joie feinte. Quel privilège que de m’entretenir avec vous ! »

Il a décidé de vouvoyer le démon, à l’antique mode orgélienne. Les Pluves se tutoient toujours entre eux, dans un souci d’égalité, mais mieux vaut s’en tenir à la tradition.

« Si seulement, votre éminence, vous daigniez m’accorder l’honneur d’apprendre votre nom, je…

— Je ne suis pas un diablotin de troisième cercle, rigole l’Horreur d’un râle semblable au fracas de vagues. Si tu connaissais mon véritable nom, certes, tu serais en mesure de m’adjurer… alors je ne ferai pas l’erreur de te le donner. Un jour, peut‑être, je reviendrai te dévorer l’âme… si tu es sage. »

L’Autre se lèche les cils, qui s’engraissent du sang d’Olibée.

« Vous ne pouvez rien contre moi, réplique Valère. Je ne suis ici que pour vous vendre mon âme.

— L’offre est tentante. Mais je viens à peine d’entamer celle de ton compagnon…

— Et alors, vous êtes au régime ? Je suis un apprenti‑sorcier ! L’ambassadeur de l’Astral sur Terre. Ce que vous dévorez n’est qu’un homme. Qu’en dira‑t‑on, dans les limbes infernaux ? Qu’un puissant démon comme vous se contente du menu fretin ? »

Un million de Ses guibolles piétinent la mare de sang frais et éclaboussent Valère ; ramènera‑il ces taches dans le monde réel ? Peu importe. Il faut continuer à provoquer ce démon, le pousser à quitter le corps d’Olibée…

« Si c’est la mort que tu cherches, ce que je te réserve est bien pire, rugit alors la Chose. Quitte cette dimension. Il n’y a aucune honte à fuir prédateur plus gros que soi. Et puisque je fais déjà bombance, je te laisse encore trois chances. »

La Bête lui sautera tôt ou tard à la gorge. Incertain, Valère forme de ses doigts les gestes d’adjuration que Céleste lui a appris, longtemps auparavant :

« Je n’ai rien à craindre d’un démon dont je sais le véritable nom, Andras.

— …Un.

— …Nabérius, alors ?

— Deux.

— Heu… Beleth ?

— TROIS !!! »

La Chose s’extirpe du corps exsangue d’Olibée avec une rapidité prodigieuse. Valère tente de fuir ; en vain. Déjà le Monstre l’a plaqué au sol. Valère pensait se faire croquer tout cru. Au lieu de cela les jambes, l’une après l’autre, se referment sur chaque espace de son corps, plus serrées et tenaces que des pinces, et le broient. Ses poumons explosent, ses tripes se serrent, son cœur déborde. Valère ne peut crier : sa gorge s’est bloquée.

Il a déjà vécu cela. C’était un an plus tôt. Il venait tout juste de se faire renvoyer du lycée. Sa tante, prise d’une colère démentielle, avait prononcé une incantation. Contre lui. Lui, son sang ! D’un seul coup, ses voies respiratoires s’étaient ficelées. Son ventre s’était mis à enfler. Sa langue, en triplant de volume, avait abaissé sa mâchoire. En voyant les veines violacées sur son cou, Céleste s’était ressaisie à temps. Elle avait bégayé quelques mots magiques, et tout s'était arrêté. Dans la tombe, il les emporterait, les mots de cette malédiction, le nom de ce démon qu’elle avait lâché sur lui et qui…

C’est ça. Il s’en souvient :

« AVELVOR ! »

Un cri bestial retentit dans la pénombre.

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