Notes, 18 novembre 2006
Je n’arrive plus à me concentrer sur toi, le regard pesant de l’enfant me déstabilise. Je n’en ai pas l’habitude, c’est particulièrement agaçant. Elle a compris qu’il ne fallait plus me parler, mais ses yeux sont assourdissants. Elle s’ennuie.
Je suis sûre que c’est la réincarnation d’un puma. J’ai peur qu’elle retrouve soudain l’usage de ses jambes et qu’elle se rue sur moi toute griffes sorties dans un feulement rageur.
Parfois, je me lève, je t’examine puis je rejoins ma place. La chaise ne peut plus bouger. Ils l’ont collée, ces crétins. Du coup, c’est vraiment pas pratique pour écrire.
Mon poignet va mieux. C’est seulement une foulure.
Tu me manques tellement.
Je me sens terriblement seule.
Le fait est là, cruel et implacable. Alors qu’être seule ne m’avait jamais dérangée auparavant. J’ai l’impression qu’il faut que je comble un vide.
Ton vide.
Je sais qu’il est immense, mais il faut que je le remplace par quelque chose en attendant. Mais quoi ? Je déteste le changement, il me fait peur, me prend au piège, me laisse sans repères, dénudée, fragile.
Reviens moi. Reviens moi. Reviens moi. Reviens moi. Reviens moi. Reviens moi.
Je pense au flic. Curieusement, j’ai presque envie qu’il revienne, juste pour le pousser dans ses retranchements comme j’aime le faire. C’est pas possible avec la gamine. J’ai pas envie de la traumatiser à vie.
Cet Arthur Jakes, il est vraiment pas un flic comme les autres. Ou alors, il veut me le faire croire. Pour que je lui fasse confiance.
Mais c’est mort, les poulets, je les fais frire, ou je me les tape. Ce qui reviens un peu au même.
— Madaaaaame !
La jeune femme leva la tête de ses notes.
— Arrête avec tes Madame. Je m’appelle Carla. Qu’est-ce que tu veux ?
— Vous pouvez ouvrir la fenêtre ?
Carla soupira et s’exécuta à contre-cœur. Elle était réduite au rôle d’auxiliaire de vie. Peut-être qu’elle pourrait se faire embaucher par l’hôpital ?
Une femme toqua à la porte. Etant donné sa couleur de peau et ses traits, c’était la mère de la petite. Carla se dépêcha de ranger ses écrits, se leva et préféra les laisser seules. D’un pas traînant, elle se dirigea vers l’accueil de l’hôpital, en jetant des coups d’œil dans les chambres ouvertes. Elle s’arrêta devant l’une d’entre elles, y pénétra, récupéra un plateau-repas qui n’avait pas été ramassé par les aides-soignants et en dévora son contenu.
Alors qu’elle terminait le riz-saumon pâteux, un vieux monsieur entra dans la chambre. Carla le dévisagea d’un air morne.
— Quoi ? Ne me dis pas que tu voulais finir cette merde ?
Le grand-père resta stoïque et se cramponna à son déambulateur avant de l’insulter de multiples noms d’oiseaux. Carla haussa les sourcils, récupéra la compote et sortit de la pièce.
Le vieux croûton continua sa litanie d’insultes. Carla lui adressa un visage choqué. Elle rencontrait vraiment des gens bizarres à l’hôpital !
Lorsqu’elle atteignit le secrétariat, elle regretta d’être partie de la chambre. Une dizaine de personnes faisait la queue. La jeune femme soupira en levant les yeux au ciel. Lorsque vint son tour, elle était à deux doigts d’étrangler la femme derrière elle qui ne cessait de lui marcher sur les pieds.
— Bonjour, Madame. Que voulez-vous ?
— Je voulais vous demander s’il était possible de transférer un patient ?
— En ce moment, nous sommes à court de lits donc à moins que le patient veuille absolument changer de place, il devra rester dans la chambre qui lui a été attribuée.
— Donc, c’est normal que des gamins se retrouvent avec des adultes ?
— C’est temporaire… Entre les travaux et la grippe qui commence à sévir, nous n’avons plus beaucoup de places… C’est un petit hôpital public ici. Vous pouvez compléter ce document pour faire une demande de changement.
La secrétaire lui tendit un papier que Carla empocha en râlant. L’administratif n’avait jamais été son truc. Bon, elle n’avait plus qu’une alternative : mener la vie dure à la môme. Comme ça, elle demanderait à partir…
La jeune femme reprit la direction de la chambre de Justin bien déterminée à pousser l’enfant à bout. Lorsqu’elle arriva dans le couloir du deuxième étage, elle entendit du chahut provenant de la chambre 204. Elle accéléra l’allure, immédiatement inquiète pour Justin.
La mère de la petite sortit brusquement de la pièce et la bouscula.
Toutes deux esquivèrent un ourson en peluche qui termina sa course contre la baie vitrée.
— Je ne veux plus te voir ! hurla la gamine. JAMAIS !
La mère dit quelques mots en arabe qui déclenchèrent des cris encore plus stridents de la part d’Halima. La gamine, le visage rouge, tapait sa tête d’avant en arrière contre le coussin et frappait le lit de ses poings.
— Va-t’en ! glapit-elle.
Sa mère, en pleurs, disparut dans le couloir alors que deux infirmiers accouraient au chevet de l’enfant. Ils tentèrent de la calmer, mais elle continuait de hurler, de maltraiter son lit. Elle arracha soudain ses intraveineuses et tenta de se lever.
— Laissez-moi danser ! s’égosilla-t-elle.
D’un commun accord, les soignants saisirent ses bras chacun d’un côté. Leurs mains paraissaient si grosses autour de ses membres si frêles. Ils allaient la briser !
Carla sentit une sueur froide couler le long de sa nuque. Cette scène faisait remonter trop de souvenirs dans son esprit. La colère de l’enfant entrait en écho avec la sienne qu’elle croyait disparue. Elle se revit dans une situation quasi similaire, incomprise, furieuse, terrifiée. Personne ne la comprenait. Elle n’avait eu que les cris pour traduire son malheur. Comme Halima.
Ses réminiscences lui donnèrent envie d’aider la petite.
Mais elle ne fit rien. Elle regarda le personnel la maîtriser, puis l’endormir de force.
Un silence pesant s’installa alors que le personnel s’occupait de remettre les intraveineuses à la gamine, de la positionner plus confortablement sur son matelas. Carla s’assit près de Justin et resta un long moment à regarder l’enfant endormie.
Après quelques heures, la jeune femme se leva et s’approcha du lit d’Halima. Cela faisait vraiment longtemps qu’elle n’avait pas bougé. Est-ce normal ? Peut-être avait-il un peu forcé sur la dose de somnifère ?
De près, la gamine était horriblement chétive. Son visage émacié accentuait les arrêtes de ses joues. On aurait dit que l’enfance avait déserté son visage. Son corps, sous les couvertures, semblait prêt à se briser. L’un de ses bras émergeait du drap, pâle et rachitique. Ses doigts fins et anguleux s’étaient resserrés sur les bords du lit.
Elle avait de beaux cheveux noirs, trop plats pour que cela soit naturel.
Carla allait retourner à sa place lorsque des doigts faméliques lui attrapèrent le bras. Un frisson de dégoût la parcourut.
— Lâche, ordonna-t-elle sèchement.
L’enfant s’exécuta, apeurée par le ton de sa voix.
— Je vous fais peur ?
— On dirait que tu as fait les camps de concentration.
— Les quoi ?
— Laisse tomber.
Halima examina la pièce.
— Ça fait longtemps que je suis endormie ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— Quelques heures… D’ailleurs… Faut pas t’énerver toi ! T’as de la voix !
Les larmes montèrent immédiatement aux yeux de la petite. Carla la dévisagea catastrophée. Elle ne comprit pas pourquoi elle le prenait mal, elle n’avait pas été désagréable pour une fois…
— S’il te plaît, ne pleure pas. Je déteste ça.
— Vous ne pleurez jamais ? l’interrogea Halima en prenant une grande respiration et en balayant les larmes de ses yeux.
— J’évite. Pleurer c’est montrer ses faiblesses. On ne sait pas comment elles seront utilisées contre nous.
L’enfant l’observa intensément. Ses yeux marron foncé avaient un éclat particulier. La gamine était intelligente, c’était sûr.
— J’aimerais tellement danser… ça me manque terriblement. Vous aimez la danse ? Vous avez une allure de danseuse…
Carla fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’elle racontait ? Elle resta muette et choisit de se poster près de la fenêtre. Le soleil se couchait, il teintait les nuages d’un rouge des plus sanguins.
— Pourquoi ça vous dérange tellement de parler avec moi ? reprit Halima.
— Écoute. J’ai rien contre toi. Tu n’as pas l’air débile pour une gosse, mais je suis pas du genre sociable. C’est comme ça. Ne compte pas sur moi pour te faire la discussion.
— Oui, mais il vaut mieux qu’on s’entende parce que je ne vais pas quitter cette chambre. Les médecins m’ont dit qu’ils me gardaient au moins deux mois.
— Deux mois ?! s’étrangla Carla.
— Oui.
— Oh mon dieu ! jura-t-elle.
Elles s’examinèrent toutes deux silencieusement.
— Bon on va mettre au point des règles, sinon ça va pas fonctionner. Premièrement, le son de la télévision sera au minimum, deuxièmement, tu ne pleures pas. Troisièmement, tu ne cries pas. Quatrièmement, tu ne me soules pas.
— Le dernier point, c’est pas trop facile à déterminer…
Carla la fusilla du regard. Halima émit un « ah » de compréhension.
— J’ai compris. Quand vous faites ces yeux-là, c’est que je dois me taire.
Carla soupira devant l’évidence, se déplaça jusqu’au lit de Justin et lui prit la main. Elle allait pouvoir être tranquille.
— Je suis contente qu’on ait un accord. Ce sera mieux, décréta la petite.
Carla eut l’impression d’avoir fait un pacte avec le diable.
Je suis étonnée par contre qu'elle ne semble pas inquiète par rapport à la danse. J'imagine que sa maladie veut dire qu'elle doit renoncer à son rêve.. ou à tout le moins qu'elle prend beaucoup de retard. Ça doit l'embêter, non ? Enfin bien sûr c'est la chose saine à faire, mais têtue comme elle est, je l'aurais vue en colère d'être stoppée dans sa démarche.
Ou peut-être qu'elle a déjà réussi à passer à autre chose ? Elle est tout de même très résiliente !
J'ai hâte de voir où tu nous mènes avec tout ça ! Gros bisous !
Détails :
« J’ai l’impression d’être observé en permanence » : observée
« Vous vous êtes trompés de chambre » : trompé
« Son visage émacié accentuait les arrêtes de ses joues » : arêtes, mais est-ce que des joues ont vraiment des arêtes ?
Oui, c'est vrai qu'Halima a une vraie force en elle <3
"Je suis étonnée par contre qu'elle ne semble pas inquiète par rapport à la danse"=> J'en parle un peu après mais je pense qu'Halima est persuadée qu'elle reprendra la danse, cela n'est pas inconcevable autrement pour elle.
"Enfin bien sûr c'est la chose saine à faire, mais têtue comme elle est, je l'aurais vue en colère d'être stoppée dans sa démarche" => J'en parle un peu par la suite, tu me diras si tu trouves cela trop subtil ;)
En tout cas, elle n'est pas passée à autre chose.
Merci pour les coquilles :)
A ce stade de l'histoire, est-ce que tu as des critiques particulières à faire sur les personnages, le rythme, l'enquête ?
Gros bisous <3
Enfin pour Halima tant mieux si ça arrive plus tard, mais il me semble qu'elle pourrait déjà s'agacer un peu de rater des séances (quand j'avais 12 ans, à l'école, je comptais les minutes qui me séparaient de mes séances de patinage artistique, j'aurais été super énervée de devoir rater même juste une semaine, j'étais un peu obsédée par ça).
Pour le reste j'attends de voir comment ça va évoluer :)
Oui, ça me va très bien que Justin reste dans le coma pour le moment^^. Carla a besoin de temps pour réfléchir^^
"merci pour cette belle histoire" => Merci de ta lecture ! Je suis vraiment contente qu'elle te plaise !
bisous volants <3
Oh il était extra ce chapitre ! J'ai trouvé hyper touchant que Carla se laisse attendrir par Halima. Qui l'aurait cru XD et ses pensées du début sur son journal intime sont touchantes aussi. On sent bien toute sa solitude volontaire.
Je file lire la suite, à très vite !
Je savais que la relation Carla/Halima allait te plaire <3
A très vite <3
Comme j'étais bien trop prise dans l'histoire (et que je suis une vilaine fille) je n'avais pas encore commenté L'Obsession du Papillon, même si j'en mourrais d'envie. Ton récit est vraiment prenant, je suis sûre que si je le tenais en format papier, je l'aurais dévoré en une après-midi ! Ton style d'écriture me fait un peu penser à celui de Marie-Aude Murail, et crois-moi, c'est un compliment.
Quant à ce nouveau chapitre... Il très prenant, très savoureux, comme tu arrives toujours bien à le faire <3 Même si c'est parfois un peu "rapide", j'apprécie énormément ma lecture !
Carla est de loin mon personne préféré, on sent que tu l'as bien travaillé. Bien travaillé ? Que dis-je ! : vraiment super super bien travaillé ! Halima aussi est un personnage génial, j'ai beaucoup d'empathie pour elle. (peut-être est-ce parce que j'aime beaucoup la danse, moi aussi ? ;))
Je trouve également Arthur très drôle, c'est loin d'être un cliché ! :D
Voili-voilou, j'ai hâte de savoir la suite ! Et Bravo pour la fluidité de ton texte !
Puisse les étoiles guider ton inspiration !
Pluma.
" Ton récit est vraiment prenant, je suis sûre que si je le tenais en format papier, je l'aurais dévoré en une après-midi ! Ton style d'écriture me fait un peu penser à celui de Marie-Aude Murail, et crois-moi, c'est un compliment."=> Tu me touches beaucoup, j'aime énormément Marie Aude Murail, elle a bercé ma jeunesse :p
"Même si c'est parfois un peu "rapide", j'apprécie énormément ma lecture !"=> Tu dis ça parce qu'il est court ou parce que je pourrai le développer ?
"Carla est de loin mon personne préféré, on sent que tu l'as bien travaillé. Bien travaillé ? Que dis-je ! : vraiment super super bien travaillé ! " => C'est vrai ? ça me fait plaisir ! J'avais peur qu'on la déteste tout de suite ! hihihi.
"Halima aussi est un personnage génial, j'ai beaucoup d'empathie pour elle. (peut-être est-ce parce que j'aime beaucoup la danse, moi aussi ?" => ça peut jouer, mais je pense qu'on s'attache beaucoup à elle instinctivement car on a envie de la protéger.
"Et Bravo pour la fluidité de ton texte !" => Merci ! J'espère que la suite te plaira ! Je vais essayer de publier le prochain chapitre assez vite :D
Pleins de bisous volants jusqu'aux étoiles <3
Hâte de savoir la suite ! <3
J'oscille entre l'adorable et la tristesse avec ce chapitre... Pauvre petite Halima, c'est horrible ce qu'elle vit :'( Mais je suis contente que Carla a eu un élan de compassion - si vite disparu - pour Halima. L'accord n'est qu'un bon présage pour leur relation (même si je suis sûre qu'avant qu'elles s'entendent il y aura des mésaventures XD)
Bref, j'accroche toujours à ton histoire avec le même engouement, j'ai vraiment hâte de savoir la suite ! J'aime particulièrement la dose de 'psychologie' chez les persos, avant même ''l'accident'' :)
Peace :)
"J'oscille entre l'adorable et la tristesse avec ce chapitre" => Je suis contente car c'est vraiment ce que je voulais transmettre !
C'est sûr qu'avant que Carla et Halima s'entendent, il y aura de nombreuses péripéties <3
"J'aime particulièrement la dose de 'psychologie' chez les persos, avant même ''l'accident'' :)" => J'avoue que c'est d'abord une histoire de personnage avant d'être une enquête^^
Merci beaucoup pour ton petit com ! :p
A bientôt <3