— Érotomane ? Jamais entendu parler de cette maladie, s’exclama le commissaire Saint-Di. Vous êtes sûr que ça existe ?
Arthur déposa le dossier psychologique de Carla et les notes manuscrites du docteur Maurice Sarre sur le bureau de son supérieur. La pièce sentait le renfermé et le cigare.
— Ce n’est pas vraiment connu. Mais je peux vous assurer que cette maladie existe.
— De quoi s’agit-il alors ?
— On va dire que c’est une perte de raisonnement vis-à-vis de l’être aimé, une forme d’obsession, comme un papillon attiré par la flamme d’une bougie. Cela peut durer des années.
— Ça ne m’a pas l’air bien grave.
— Cela dépend du stade de la maladie.
— A-t-elle été violente lors de vos entretiens ?
— Au début, oui. J’ai évité une chaise.
Le commissaire Saint-Di écarquilla les yeux.
— C’est un outrage. Pourquoi n’est-elle pas en garde à vue ?
— J’ai préféré lui laisser une chance.
— Écoutez Jakes, j’attends que les choses soient faites dans les règles. Je n’aime pas les électrons libres et vous savez que vous n’avez pas le droit à l’erreur.
— J’ai bien compris, Commissaire.
— LES RÈGLES, Jakes ! insista Saint-Di en levant son index joufflu. LES RÈGLES !
Arthur soutint le regard de son supérieur. Ses lèvres se froissèrent dans un sourire qui manquait de conviction. Il le prenait vraiment pour un imbécile profond.
— Si je peux me permettre, j’attends aussi de vous que vous me laissiez une chance et que vous évitiez d’évoquer mes fautes devant les témoins.
Saint-Di fonça les sourcils, il n’appréciait pas son reproche.
— C’est entendu, lâcha-t-il en lui faisant signe de déguerpir.
Arthur acquiesça et déserta rapidement les lieux. Moins il passait de temps en compagnie de Saint-Di mieux il se portait. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Dix-neuf heures : l’apéro arrivait. Stéphane et Charlie le rejoignirent à son bureau, prêts à partir.
— J’ai qu’une demi-heure ce soir. Ma femme veut que je sois rentré avant vingt heures, précisa Stéphane.
— On ferait mieux de se dépêcher si tu as un couvre-feu !
Il échangea un sourire complice avec Charlie.
— On va au Saint-Eustache ? proposa celle-ci.
— Totalement.
Ils sortirent du commissariat en habit de civils et s’installèrent à la terrasse chauffée du Saint-Eustache à quelques encablures de leur travail. Les habitants de Peillac se rejoignaient toujours à cette heure et Arthur avait – presque – l’impression que la ville s’animait. Le bar avait bien vécu, la peinture rouge écaillée concurrençait les chaises et le mobilier d’un autre âge, la devanture en fer rouillé et le panneau semblait à deux doigts de s’écrouler. Une musique des années quatre-vingt pulsait à leurs oreilles et couvrait en partie leur conversation. La clientèle hétéroclite se retrouvait encastrée les uns contre les autres tels des dominos.
— Qu’est-ce que je vous sers ? demanda la patronne.
Elle avait de la moustache, un tablier violet et une manière d’appuyer sur les consonnes comme si elle les faisait valser sur sa langue.
— Une Grimbergen, commanda Charlie.
— Un verre de rosé, ajouta Stéphane.
— Un whisky.
Les brigadiers ne firent aucun commentaire sur sa commande.
Heureusement.
Arthur n’avait aucune envie d’expliquer que cet alcool devenait obligatoire dès qu’il revoyait son frère. Charlie alluma sa cigarette en guettant un message sur son téléphone. Stéphane en bon père de famille fronça les sourcils, et se déplaça pour ne pas prendre la fumée dans la figure. Charlie éclata de rire.
— En vrai, tu penses toujours aux réactions de ta femme !
— Pas du tout.
— Je suis sûre que si tu pues la cigarette, elle t’envoie faire une tournée de linge ! lança Arthur.
— Pas du tout.
Le lieutenant sut qu’il avait visé juste.
— Vous étiez au dépôt de plaintes aujourd’hui ? enchaîna-t-il pour sortir son collègue de l’embarras.
— Oui, principalement des plaintes pour détérioration de véhicule ou des cambriolages, soupira Charlie.
— Moi, j’ai eu une femme qui est passée porter plainte contre son mari pour violence conjugale, déclara Stéphane.
— Ah oui ? Tu l'as prise ?
— Le commissaire a dit qu’il valait mieux qu’elle dépose une main courante.
— C’est vraiment un connard.
— ARTHUR ! s’écrièrent en cœur ses collègues.
— Désolé, je l’ai pensé trop fort.
Il leva les mains en l’air pour faire semblant de s’excuser puis s’empara de son verre de whisky et le vida d’une traite.
— Alors ton enquête avance ? lui demanda Stéphane pour changer de sujet.
— Je patauge assez, mais c’est passionnant. J’essaie d’obtenir la confiance du principal témoin et ce n’est pas une mince affaire : elle est bornée, désagréable et particulièrement intelligente.
— Fais gaffe, le chef t’a à l’œil, insista Stéphane.
— Je sais. J’aimerais bien qu’il me lâche, d’ailleurs.
— Tu ne nous as pas dit hier que tu allais avoir besoin de nous ?
— Oui, je voulais que vous alliez à l’entreprise PapierMot pour savoir pourquoi Justin Cruzet avait été viré. Vous pouvez faire ça demain ?
— Je pense, mais on demandera l’autorisation au commissaire, précisa Charlie.
— Évidemment, articula Arthur le plus sérieusement possible.
Alors qu’il commandait un autre verre de whisky, son portable vibra. Un premier message s’afficha qui fut suivi d’une douzaine d’autres.
Son frère avait de nouveau le droit au portable.
Hé frérot !
Comment ça va ?
J’ai trop envie d’une pizza
Tu viens me chercher pour une virée ?
Allez, je suis en forme.
Tu sais que Papa m’a appelé ?
Il va m’aider.
Dis, tu es là ?
Qu’est-ce que tu fous ?
Tu es avec une meuf ?
Vas-y tu abuses, parle à ton frère.
Je suis sûr que tu t’éclates !
Tu bois un whisky ?
— Qui te harcèle comme ça ? demanda Stéphane.
— Vous savez les femmes d’aujourd’hui…
Il se fit huer par Charlie et en profita pour ranger son portable dans son sac à l’abri des regards indiscrets. Ils discutèrent des dernières affaires criminelles marquantes avant que Stéphane ne prenne congé.
La petite-amie de Charlie le remplaça quelques minutes plus tard et les jeunes femmes débutèrent une conversation sur la reproduction des oiseaux. Arthur se sentit rapidement de trop et puis il ne connaissait rien aux habitudes conjugales des buses. Il reporta son attention sur son troisième verre de whisky et décida de rentrer au moment où son portable se taisait enfin. Demain, il devait être d’attaque pour affronter Carla.
Il quitta le bar avec la tête embrumée.
Ce fut un plaisir de te relire. J’ai apprécié ce chapitre, ça fait une belle introduction pour le personnage du frère.