Cela fait maintenant un mois que l’Académie a repris ses cours pour une nouvelle année, et un mois également qu’il est arrivé. Une tête de corbeau tombée du nid, mi-humain, mi-Entité, issue d’un Domaine inconnu et membre de la classe spéciale, tout comme moi.
À première vue, il paraît ordinaire, mais en y regardant de plus près, quelque chose se dégage de lui. Quelque chose de paisible ? Rassurant ? Ou bien apaisant ? Quoi qu’il en soit, malgré son expression souvent impassible, il ne dégage rien de froid ou menaçant.
C’est un lève-tôt remarquable. Entre ses échauffements matinaux autour de l’Académie et ses échanges précoces avec le néphilim de la Guerre, avant même le petit déjeuner, il dépasse largement les traits ordinaires de l’humain.
Au début, il suivait les cours comme n’importe quel autre élève. Mais peu à peu, il a commencé à manquer ceux du matin pour se rendre à la Grande Bibliothèque, où il s’est plongé dans l’étude de la biologie et du fonctionnement de l’esprit des Ilnoliens. Lorsqu’il ne dévore pas ces traités, il parcourt des ouvrages sur les différents Domaines et Entités, et s’intéresse même aux romans à l’eau de rose, bien que le sens de ces histoires sentimentales lui échappe souvent, comme en témoignent ses pauses fréquentes pour consigner des notes. La demi-dragonne qui l’accompagne parfois tente de lui expliquer certaines notions, mais se retrouve elle-même déconcertée à certains moments, peinant parfois à formuler des explications qui lui conviennent.
L’après-midi, il reprend les cours pratiques et les entraînements aux côtés du néphilim de la Guerre, de la demi-dragonne et du professeur Ezekiel. Ils se retirent dans les bois, loin des regards indiscrets, pour des séances qui ne semblent guère être un jeu, car il en ressort toujours couvert de bleus et de petites coupures, alors que son compagnon en sort presque intact. On se demande s’il s’agit vraiment d’un entraînement au combat ou d’un passage à tabac déguisé. Quoi qu’il en soit, il termine systématiquement sa journée à l’infirmerie.
Je plains le guérisseur Quevdorl, qui chérit sa tranquillité pour préparer ses remèdes et s’occuper des plantes de l’Académie aux côtés d’Harold. Pourtant, ces derniers temps, lui ainsi que la professeure Sylvia affichent une joie inhabituelle, comme si quelque chose avait changé. Et que dire de la vice-directrice Nalinaya, perdue dans ses pensées à chaque instant de son temps libre ? À ce que l’on dit, ce n’est pas la première fois qu’elle fait ce genre de chose si on repense à la période liée à la disparition de la Divinité de la Vie…
Après les cours, il part s’entraîner seul, sans doute dans le Plan Éthéré, où il ne risque pas d’être dérangé. Une fois, je l’ai surpris en train d’essayer de créer un messager éthéré en forme de dragon, une entreprise assez ardue. Façonner une forme stable est déjà difficile, mais insuffler suffisamment d’éther pour éviter qu’elle ne se désagrège avant d’atteindre sa destination relève du véritable défi. Et pourtant, il y est parvenu seul. Il n’est donc pas en classe spéciale pour rien…
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Cela fait maintenant un mois que les cours ont commencé, et depuis autant de temps, elle me fixe sans se douter que je l’ai remarquée depuis longtemps. Les aînés m’ont appris à son sujet qu’elle s’appelait Nahira, que c’était une magicienne talentueuse, qu’elle était une étudiante de troisième année et que, comme moi, elle faisait partie de la classe spéciale.
Sa silhouette élancée et sa démarche élégante attirent immédiatement l’attention. Sa peau, d’un brun doré aux reflets chaleureux, capte la lumière comme les pierres ancestrales de la Grande Bibliothèque, transformant chaque éclat en une douce lisière mordorée. Quant à sa chevelure, noire comme l’encre, elle tombe en vagues naturelles jusqu’au milieu de son dos, dansant à chacun de ses mouvements.
Mais ce sont surtout ses yeux, en amande, d’un brun profond parsemé d’éclats d’ambre, qui intriguent. Ils semblent percer au-delà des apparences, toujours en alerte, scrutant, analysant, déchiffrant, comme s’ils sondaient les mystères du monde… ou simplement les miens.
Chaque fois que je quitte le dortoir, j’ai l’impression de sentir son regard posé sur moi depuis la Grande Bibliothèque. Dès le début des cours pour les autres, je la remarque. Elle est toujours installée à une table suffisamment proche pour rester dans mon champ de vision, mais jamais trop, comme pour feindre l’indifférence. Même lorsque Arimélia est près de moi, son regard persiste sur moi.
Que cherche-t-elle ? Que veut-elle de moi ?
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Lors d’un matin printanier resplendissant, Elwyn décida enfin d’aller à sa rencontre. Les cours venaient à peine de débuter, et Arimélia avait choisi d’y assister pour ne pas laisser trop souvent la princesse Sylaria en compagnie de Loyd, réputé pour son manque d’attention.
Le jeune garçon gravit les marches de la Grande Bibliothèque et arpenta les différents étages, croisant des chercheurs et des curieux venus explorer les récentes découvertes. Arrivé au premier bloc, il la trouva enfin.
“Nahira…“
La jeune fille ne semblait nullement vouloir se cacher. Assise sur la terrasse, le long de la rambarde de pierre, un livre à la main, elle paraissait sereine. Une chaise vide l’invitait, et sans un mot, Elwyn s’approcha pour s’y installer.
Son regard se posa doucement sur elle, en quête d’une réaction. Nahira ferma son livre avec délicatesse et le déposa lentement sur la table, révélant ainsi tout son visage brun doré, son regard intense, et le ruban rouge des troisièmes années noué autour de son cou.
— Bonjour. Nous ne nous sommes jamais présentés, je crois. Je m’appelle Elwyn, et toi ? Quel est ton nom ?
La jeune fille cligna des yeux, surprise par la sérénité que lui montrait Elwyn.
— Je me nomme Nahira et je suis… ravie de faire ta connaissance, répondit-elle avec une légère nervosité.
— Moi de même. Maintenant que nous nous sommes présentés, pourrais-tu me dire pour quelle raison tu m’observes depuis environ un mois ?
Surprise par cette franchise, Nahira détourna lentement son regard et laissa échapper un léger rire gêné.
— Mais non… je ne t’observais pas… Je… je prenais juste des renseignements… enfin, voilà, bafouilla-t-elle.
— Des renseignements ? Sur quoi, exactement ?
Visiblement mal à l’aise, elle tripota nerveusement ses mains en cherchant une excuse, tandis qu’Elwyn repassait en revue le mois écoulé, chaque instant où il avait senti son regard, dans chaque lieu et lors de chaque activité et finit par remarquer le brassard blanc qu’elle portait.
— Au fait, mis à part toi, Arimélia et moi, je n’ai vu aucun autre étudiant de la classe spéciale à l’Académie. Sommes-nous les seuls ?
Elle hocha la tête, désemparée.
— Oui, nous sommes les trois seuls…, répondit-elle tristement.
— Je vois… Tu n’as donc personne avec qui parler, hormis tes camarades de classe ?
Un sourire amer traversa le visage de Nahira, tandis que son regard se posait sur le livre devant elle.
— En effet… mais même parmi eux, je peine à trouver la conversation. Je suis, semble-t-il, bien supérieure à eux dans bien des domaines, ce qui les pousse à m’ignorer.
Une brise légère se leva, faisant onduler délicatement ses longs cheveux, alors qu’Elwyn poursuivait sa réflexion.
— J’imagine que la solitude t’ennuie et que tu cherchais alors quelqu’un avec qui discuter. Puisque nous sommes tous deux en classe spéciale, j’imagine alors que tu as tenté d’attirer mon attention, c’est bien cela ?
Nahira secoua vigoureusement la tête.
— Oui, c’est exactement cela.
— Alors, pourquoi ne pas être venue me parler directement ? Et pourquoi moi, et non Arimélia, qui est également en classe spéciale ?
La jeune fille détourna les yeux, visiblement embarrassée.
— Parce que… il est difficile d’aborder un inconnu. Tu sembles toujours si occupé, et je ne voulais pas te déranger. Quant à la demi-dragonne, elle paraît déjà si renfermée avec les autres que je n’ai pas osé l’approcher…
— Je comprends. Dans ce cas, si tel est ton désir, accepterais-tu que nous devenions amis ? proposa Elwyn en tendant doucement sa main.
Le visage de Nahira s’illumina et, rougissante, elle serra délicatement sa main.
— Avec grand plaisir.
Un bref moment de flottement s’installa entre eux. Nahira continua de tenir la main d’Elwyn, qui ne semblait guère se soucier de cette étreinte prolongée, jusqu’à ce qu’elle reprenne ses esprits et la relâche.
— Désolée de t’avoir tenu la main aussi longtemps… j’étais perdue dans mes pensées.
— Ce n’est rien. J’ai pu remarquer que la peau de ta main était douce et lisse et aussi que tu étais passée de la nervosité au calme.
Le visage de Nahira s’illumina d’un étonnement sincère.
— Comment… comment peux-tu le savoir ?
— J’ai simplement concentré mon attention sur la sensation de ton poignet, ressentant les battements de ton cœur et observant leur ralentissement au fur et à mesure que tu retrouvais ton calme.
— Incroyable ! Puis-je essayer moi aussi ? demanda-t-elle, excitée à l’idée d’apprendre.
— Bien sûr, répondit Elwyn en lui offrant son poignet.
Nahira posa alors ses doigts sur l’intérieur du poignet d’Elwyn et attendit ses instructions.
— Place tes doigts juste en dessous de mon pouce et appuie doucement. Tu devrais bientôt percevoir quelque chose.
Elle s’exécuta alors prudemment.
— Ah ! Je sens bien… Ça fait « boom… boom… ».
— Exactement. Des battements rapides indiquent de la nervosité ou un effort physique, tandis qu’un rythme lent révèle calme et détente.
— Mais, comment fait-on pour distinguer un rythme rapide d’un rythme lent ?
— En moyenne, le cœur bat entre soixante et cent fois par minute, et peut descendre jusqu’à quarante chez les personnes très entraînées.
— Je vois… Je vais essayer de compter alors. Un, deux, trois…
Une minute s’écoula.
— Alors, combien en as-tu compté ? demanda Elwyn.
— Soixante, tout juste. Comme une horloge… Comment as-tu appris cela ?
— Ma mère adoptive est guérisseuse, et en l’observant, j’ai acquis cette habileté.
“Sans oublier les connaissances de mon Domaine…”
— Je comprends mieux maintenant.
Une légère pause s’installa entre eux, et le regard d’Elwyn, bien qu’ayant une certaine douceur, continuait de fixer tranquillement celui de Nahira, qui se mit à rougir doucement, un peu gênée par la situation.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Rien, c’est juste que… tu es bien une demi-Entité, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui pourrait te faire penser cela ?
— Tu es… différent des autres.
— En quoi donc ?
— En t’observant, j’ai remarqué que tu savais soutenir le regard des autres sans avoir peur, tenir tête aux nobles, même ceux de haut rang, et que tu ne laissais jamais tes émotions prendre le dessus, même face à l’échec.
— Tu as raison, j’en suis bien une. Je ne réagis pas toujours comme les autres. Je ne connais ni le sentiment de honte ni celui de la gêne. Quant aux nobles, il faut bien que quelqu’un sache les remettre sur le droit chemin lorsqu’ils commettent une faute, et cela fait partie de mes attributions d’Entité. Enfin, pour moi, l’échec est une étape naturelle de l’apprentissage. Tout le monde échoue en essayant quelque chose de nouveau. Ce qui importe vraiment, c’est d’en tirer des leçons pour ne pas les reproduire et ainsi continuer à avancer et s’améliorer.
Un certain émerveillement se dessina sur le visage de Nahira.
— Alors, comme tu es bien une demi-Entité, qu’est-ce que ça fait de pouvoir aller dans le Plan Éthéré ?
— C’est… différent du Plan Matériel. Il n’y a pas de vie, seulement le sol d’Ilnolia, l’eau de ses rivières, et une teinte pourpre omniprésente à cause de l’éther.
— Ce n’est pas un peu trop triste comme paysage ?
— Triste ? Comment ça ?
— Eh bien… N’est-ce pas déprimant, voire ennuyeux, de voir uniquement cette couleur pourpre partout où l’on regarde, alors qu’ici le monde regorge de vie et de couleurs variées ?
Elwyn se mit alors à réfléchir.
— De prime abord, le Plan Éthéré n’est pas très intéressant visuellement. Cependant, les Entités peuvent observer le Plan Matériel depuis le Plan Éthéré, même si la perception du monde reste imparfaite. Dès lors, il n’est pas vraiment utile de s’interroger sur la composition du Plan Éthéré. Il est ce qu’il est, tout simplement.
— Je vois, très intéressant. Tu ne te prends donc pas la tête avec tout ce qui est superficiel, si je comprends bien.
— C’est surtout que je trouve qu’il existe déjà pas mal de choses importantes auxquelles réfléchir, au lieu de se prendre la tête sur des détails qui ne changeront rien au fonctionnement des choses.
— Alors, qu’est-ce qui, pour toi, est si important actuellement ?
— J’aimerais pouvoir suffisamment améliorer ma maîtrise de l’éther pour pouvoir envoyer moi-même mes lettres à mes parents adoptifs.
Une étincelle de surprise scintilla l’espace d’un instant dans le regard de Nahira.
— Je t’ai déjà vu t’entraîner à envoyer un messager éthéré. Tu veux bien me dire comment ça se passe ?
— Je ne sais pas encore, j’ai renvoyé un message il y a deux jours. Sachant que celui d’avant me fut renvoyé par un magicien d’Estal en me souhaitant « Bon courage ». J’espère donc y parvenir bientôt.
— Tu y arriveras, j’en suis convaincu, mais si tu veux, je peux t’aider.
— C’est bien gentil de ta part, mais c’est quelque chose que je voudrais arriver à faire seul.
— Je comprends, répondit la jeune fille avec un grand sourire.
— Et toi, tu aimes faire quoi de ton temps libre ?
— J’aime beaucoup la magie. Comme je suis une fille exceptionnelle, j’ai réussi à me fabriquer mon propre catalyseur et à y sertir mon propre cristal d’éthérite.
— Oh, impressionnant. À quoi ressemble-t-il ?
Avec un sourire malicieux, Nahira dégaina, d’un mouvement rapide de son bras gauche, une dague légèrement incurvée, cachée dans sa manche.
Cette arme raffinée possédait une lame légèrement incurvée en acier et arborait de subtiles gravures en or représentant un serpent sur toute sa longueur. Le pommeau, quant à lui, était orné d'un cristal d’éthérite, parfaitement rond et lisse, ayant la taille d'une noisette.
— Alors, tu en penses quoi ? demanda-t-elle, fière de pouvoir exhiber sa création.
— C’est un très bel ouvrage. Presque trop beau pour être utilisé et finir abîmer.
— Si je dois m’en servir, ce serait en dernier recours. Je réfère lancer des sorts à distance, plutôt que de me risquer le corps à corps.
— Tu as bien raison de profiter de ton avantage avec la magie, mais il faut quand même avoir une certaine condition physique, si tu veux pouvoir supporter de multiples ou longues confrontations.
Nahira soupira.
— Je le sais parfaitement et, pour ta gouverne, je m’entraîne aussi tous les jours. Je ne tiens pas à finir comme une grosse larve incapable de bouger à force de trop manger à la cantine.
Le regard d’Elwyn se mit à rapidement scruter la morphologie de la jeune fille.
— Je te crois. Ton corps suit bien tes paroles.
À ces mots et son regard venant de se déplacer autour d’elle, la jeune fille se mit subitement à rougir, pendant qu’Elwyn, se mit à perdre son regard dans l’horizon, et se tourna dans la direction où devrait se trouver Eriana.
— Au fait, Nahira, comment c’est chez toi ?
La jeune fille se tourna à son tour vers ce même horizon.
— Chez moi, dans le sud, le soleil ne s’oublie jamais. Le climat peut être brûlant en été, avec des journées interminables, ou doux et caressant au printemps et en automne. On y découvre des paysages variés, nos dunes de sable chaud et nos oasis verdoyantes formant de véritables havres de fraîcheur. Bien entendu, nous avons aussi de majestueuses montagnes veillant sur nos vallées.
— Tout le contraire d’ici, finalement.
La jeune fille esquissa alors un sourire.
— C’est vrai, mais au moins ici, j’ai un ami.