Chapitre XI - Où Maître Corbeau tente le diable (2/3)

Notes de l’auteur : [Version mise à jour le 10/11/23 après les derniers commentaires. Merci pour vos lectures et nous vous souhaitons, à vous qui arrivez, bon chemin du repentir ~]

Estienne puisa dans le moment qui venait de s’achever pour affronter sa tâche. Aller le pas vaillant chaque jour que Dieu veut. Chargé d’une caisse de chandelles, il grimpa les étages, remplaça les bougies à chaque palier, dut lever le bras pour essuyer la cire coulée. Il fallait faire descendre des lustres du plafond. Remonter le tout. Malgré ses efforts, l’image d’Hyriel revint à lui. Il se désola de le savoir se poncer les doigts à l’atelier, en proie à sa fièvre. Au moins Estienne pouvait-il, lui, goûter le long de ses pommettes la chaleureuse caresse des lumières qu’il ravivait.

Un instant, il approcha les mains au plus près d’une bougie et joua à les agiter comme des battements d’ailes dans le halo doré. Elles lui semblèrent devenir un des oiseaux que Théa leur avait pointés. Ces merles en vol le firent, une fois encore – une fois de trop – rêver d’évasion. Projet fou… Les surveillants rôdaient partout. Leur soustraire une clé serait quasi impossible. Il lui faudrait aussi trouver l’endroit où ils dissimulaient ses gourdes – il ne pouvait pas partir sans. Tant d’embûches… Estienne comprima de colère les poings à sa caisse : chacune de ses envies de fuite, une poussée d’espoir, s’était soldée par une déconvenue. Ça le martyrisait davantage que ça ne l’aidait, ces songes déçus. Il devait, contre eux, redevenir guerrier et savoir les tuer avant qu’ils ne le tuassent. Ah si ses pulsions d’envol pouvaient rester aussi muettes que lui !

En passant vers la buanderie, Estienne fut tiré de sa morosité par la vue, au travers d’un drap à l’étendage, de la silhouette arc-boutée de la vieille Perrine. Joueuse, elle tapotait en rythme les plis du tissu et ses lèvres fripées, à peine ouvertes, fredonnaient une chansonnette tout bas pour sa voisine de corvée. Quand leurs yeux fatigués, qui dépassaient de la ligne de linge, aperçurent le masqué, il ralentit et les guetta de biais pour ne pas drainer l’attention d’un molosse sur elles.

À la surprise d’Estienne, l’aïeule lança vers lui une cordelette fictive. Les doigts tors de Perrine ressemblaient à des branches d’arbre au vent. L’homme s’émut : elle répétait là un mime avec lequel il les avait amusées quelques semaines plus tôt. Il déposa sa caisse et tendit le bras, feignant d’attraper le fil. Il devait y attacher ce qu’il voulait et le renvoyer vers les deux femmes, aux visages curieux dans l’étroit ovale de leurs béguins mités. Ce fut une fleur qu’Estienne signa. Il la noua à la corde et l’expédia aux codétenues. La voisine de Perrine s’en saisit à la faveur d’un saut. Sa bouche édentée pouffa. Il flotta un air d’enfant sur sa face gonflée de papules cuivrées.

Soudain, l’ombre d’un sac d’os s’imposa entre elles, un panier de draps sous le bras. Estienne connaissait cette chouette teigneuse. Il reprit sa caisse et sa route en l’entendant claquer :

— On s’croit toujours à minauder sur l’trottoir, les ribaudes ? C’est pourtant d’la sacré Dieu d’histoire ancienne ! Aidez-moi à étendre ça plutôt, ou j’vous signale à ces M’sieurs là-bas.

Le muet s’enfonça dans les escaliers. Son cœur était gros. Allons, retiens leurs petits bonds, leurs yeux qui ont ri. Et le vétéran de s’armer une fois encore de souvenirs ludiques.

oOo

À mesure qu’allaient les jours suivants, Hyriel se réjouit du retour de sa bonne santé. Naturel rééquilibrage de ses humeurs ou secours de son prétendu patron le Cornu, peu importait au fond : il pouvait envoyer au Diable les verres d’eau tiède prescrits par Maître Corbeau le Major. Un vendredi soir – enfin ! – un garde du réfectoire l’autorisa à reprendre place auprès de ses pairs. Quelques camarades lui mirent du baume au cœur à s’enthousiasmer pour lui : tous ne le prenaient donc pas pour un odieux sorcier !

Arriva l’ultime dimanche de janvier. Jour de givre. Le rythme soutenu des béquilles d’Hyriel claquait à travers le couloir : le correctionnaire trouvait par cette cadence un moyen de se réchauffer. Mais il lui avait bien fallu se rendre à l’extérieur en vue d’une petite mission sur leur temps de vacance. Là-bas, à la grille séparant hommes et femmes, il était allé rencontrer Perrine.

La santé de la vieille dame inquiétait le guérisseur. Il la voyait traîner un pas embrumé de fatigue. Le long des murs passait son ombre malingre appuyée à une sœur de galère. Et pendant ce temps, lui, en vertu d’un motif qui lui échappait, avait reçu un demi-setier de vin accompagné d’une mesure supplémentaire de pain aux lentilles ! S’il y avait une chose qu’Hyriel commençait à savoir, c’était que précisément, il ne savait jamais la cause d’une amélioration de traitement. Il ne pouvait que se formuler des hypothèses, ainsi que le faisait chaque bénéficiaire d’une faveur exceptionnelle. Sa dévotion au confessionnal ? Un ordre du Major ? Une manière pour l’Hôpital de lui enseigner la douceur à revenir dans le droit chemin, après ce ponctuel égarement qu’avait été son insolence envers Monsieur le Recteur des Bottes à Cirer ? Lui inculquer la persévérance au repentir, la reconnaissance pour ce toit, le sens du travail loin de Dissolution et Fainéantise ?

Ainsi, plusieurs brebis recevaient parfois ce surcroît de denrées, pendant que des camarades usés comme Perrine en auraient eu bien plus besoin ! Chaque dimanche lorsque sonnait None, la vieille femme allait aux grilles prendre l’air, même si ce n’était qu’un bref moment en cas de froid tel qu’il régnait cet après-midi-là. Cet instant avait été toutefois suffisant à Hyriel pour se plaquer aux barreaux et glisser aux mains grêlées de la correctionnaire âgée son coignon de pain et sa ration de lentilles qu’il avait moulée en sorte de galette.

Claudiquant à l’abri d’un couloir, le guérisseur revit le sourire crénelé de Perrine. Un sourire usé qui ranimait, par de joyeux plis, ses joues tapées et raffermissait son visage si long, si étroit, à la peau si fine et blanche qu’elle semblait directement attachée à ses os saillants… Perrine avait, dans sa liesse, un peu perdu de son habituelle allure de couteau. Hyriel ignorait l’étendue de sa fatigue, mais ce surplus au ventre ne lui ferait, quoi qu’il en fût, pas de mal.

Il tourna à présent ses pensées vers un autre point : avancer avec autant de prudence que le lui permettaient ses cannes. Ne pas réveiller les oreilles de ces murs-geôliers. Il connaissait par cœur le chemin que lui avait enseigné Estienne pour gagner l’insignifiant recoin où désormais se jouait leur amitié secrète, chaque dimanche après-midi. L’angle le plus au fond du passage le plus noir de l’aile la plus retirée, où presque personne ne s’aventurait. Hyriel suivit le fil de son Ariane.

Son camarade allait venir, il n’en doutait pas. Le sorcier l’en avait supplié du regard, la veille, quand s’étaient brièvement croisées les colonnes d’enfermés où ils marchaient. La présence d’Estienne lui manquait trop. Et sa chaleur, et ses bons mots comme devant la cheminée. Hyriel du reste avait toujours à cœur de rendre leur pétillant à ses yeux verts, depuis qu’il s’était aperçu de leur tristesse. Il offrirait ses bras à son ami, il lui ferait tout oublier au creux de ses étreintes.

Hyriel, lui aussi, n’attendait que de se décharger auprès de son comparse. Il enterrerait le souvenir de sa maladie. Il chasserait les regards tels des flèches tirés par des correctionnaires envieux – à juste titre – de ses traitements de faveur qui n’avaient aucun sens ni à leurs yeux, ni à ceux du bénéficiaire… Il conjurerait, enfin : le Major, son remède. Et sa déception de n’avoir reçu nul signe d’intérêt du Corbeau depuis leur entrevue – après tout il n’était que 251, enfermé parmi tant d’autres… Qu’avait-il cru ? Idiot de toi… Hyriel pensa devoir ranger cet espoir au placard.

Chandelle dans la main gauche, sabots dans la droite, Estienne rallia la cachette au pas de chat de ses pieds nus. Quand il laissa poindre sa tête à l’angle du mur, la flamme sautilla sur le miroir de ses yeux. Hyriel l’invita à le rejoindre. Le sorcier logea son visage au creux du cou d’Estienne, qui sentit ses joues chauffer mais n’osa pas repousser cet ami si heureux de ces retrouvailles. Comme Hyriel se blottissait sur le torse du muet, sa luxuriante chevelure se répandit. Brune et chaleureuse telle une fourrure bienfaisante. Estienne rêva de la caresser. Il se contenta d’en cueillir l’odeur, s’interdisant de céder au bouillonnement de sa sève. Appel du péché… Devait-il s’écarter ? Devenir brutal ? Avait-il bien fait de venir retrouver son camarade ? L’abandonner eut été au-dessus de ses forces : pour rien au monde il ne perdrait Hyriel – et avec lui, leurs conversations. À tâtons cependant, Estienne entreprit de se retirer. La main de son ami resta toutefois accrochée à la sienne. Sur la peau du muet, les doigts du sorcier ondulaient pareils à des serpents. Reptiles dont la chair semblait par endroits prête à tomber, taillée par les corvées. Hyriel s’enivrait à rattraper les jours gâchés par sa maladie. Et il sentait bien qu’une autre fièvre le tenait. Ce coup-ci, Estienne l’écarta d’autorité au prétexte de récupérer sa bougie, son ardoise, et de sortir une craie.*

CONTENT DE TE REVOYR SAIN

Hyriel ne s’offusqua pas de son rejet, berné par la manœuvre de son compagnon.

— Sain et sauf ! L’expédition était périlleuse, mais après tout ne suis-je pas chevalier ? Par contre, les paysages de ce périple n’étaient pas un régal, j’ai vite eu le sentiment de déjà-vu !

SÛR ! GROSSES PLUIES
ET GROTTES BOUCHÉES

Hyriel pouffa. Ce voyage lui en rappela un autre, bien réel celui-ci. Voilà six années qu’il avait fui son village en ruines, avec trois amis et une cahute roulante. Il n’y eut dès lors qu’un pas à faire pour renouer avec la narration des souvenirs laissée en suspens, là-bas devant la cheminée. Les crissements de craie lui révélèrent qu’Estienne avait eu la même association d’idées :

FAIS VOYR TA CATALOGNE

Il demandait cela telle une invocation. Une façon de se faire apparaître son comparse ailleurs qu’entre ces murs. Estienne s’y transporterait lui aussi. Et ainsi ne songerait-il plus à ses désirs impurs – du moins voulut-il croire. Hyriel ancra ses yeux à ceux d’Estienne, comme à un roc auquel s’accrocher pour ne pas replonger trop loin, trop profondément dans sa mémoire.

— C’était magnifique. Et une si large palette ! On dit que les plages sont sauvages et la mer, d’un bleu brûlant, à te faire danser des drôles de formes sous les paupières si tu les fermes. Dans l’arrière-pays, ce sont des plaines vallonnées, de l’herbe, des champs. Des vignes et des oliviers comme au Royaume de Paradis. Plus tu remontes les Pyrénées, plus le climat fraîchit, tu as des élevages, et c’est la pierre qui prend et renvoie la lumière. Il y a sur elle quelques bosquets ou de véritables forêts… On en avait une, juste à côté du village. Sinistre la nuit mais très accueillante le jour. La plupart des gens sont chaleureux, les fêtes sont toujours de grands moments, avec de la musique et des danses. Mon père et moi, on jouait à danser comme on pouvait sur nos béquilles.

Son doigt s’était mis à tracer les vagues, les vergers et les bois sur l’épaule d’un Estienne bercé par sa voix chuchotante. Par les virages de l’ongle sur sa peau. Par le tableau qui s’y écrivait. C’était si exquis que sa honte de savourer cela capitulait en cet instant. Son cœur martelait comme un fou. Son esprit échauffé appliquait sur les mots d’Hyriel mille teintes de verdure, et l’odeur du raisin, du feuillage humide, quand bien même ça lui restait flou après dix ans de murs grisâtres pour seul horizon. Enfin, il parvint à remuer. Il se redressa et se mit à son aise pour écrire :

I’AIME DANSER AUSSY. LE
FAISOY SOUVENT AU PAYS

Lors des gaillardes et saltarelles, pieds martelant les planches, main dans la main, bras-dessus bras-dessous, ou avec sa douce Inès sur son torse. Hyriel s’imagina Estienne bon danseur et garda pour lui son désir de balleriner un jour entre ses bras. Même ses manœuvres d’attaque et parade à la pique, le rebouteux se plut à se les figurer en gestes de danse. L’art militaire mariait l’arme avec l’homme – et les hommes entre eux dans le combat au corps à corps. Ironiques noces d’adversaires. Quoiqu’il haïssait la guerre, Hyriel avait toujours aimé regarder les braves du village s’entraîner. Cette danse ferait mieux de rester un art, comme son talent de préparation de poisons. Savoir subtil, cependant le monde serait meilleur s’il n’y avait pas à s’en servir.

Ce voyage à travers le passé ramena Hyriel à son désir secret de fuite, qui n’attendait qu’une occasion pour être confié à Estienne. La moiteur s’empara de la gorge du sorcier. Quand il se jeta à l’eau, son camarade plissa le front, déconcerté par ce saut soudain vers un autre sujet :

— Tu as déjà réfléchi à déguerpir de là ?

Estienne croisa les bras. Il se refusa à nourrir chez son ami cette flamme qui lui faisait, à lui, du mal. Une terrible lueur sabrait les yeux d’Hyriel, tendu dans l’attente. Le muet considéra ce que dix ans d’enfermement lui avaient enseigné de l’agencement de l’Hôpital. Il se figura ce couloir auquel il avait tant pensé : une veine étroite, peu visitée par les pensionnaires, qui débouchait sur une salle de réception. Les recteurs, très occasionnellement, accueillaient là de généreux notables – qui bien sûr ne découvraient jamais plus avant l’asile. Si un détenu pouvait traverser cet espace de mondanité, la liberté le cueillerait de l’autre côté. La porte des invités était en effet la seule parcelle où une grille à barreaux acérés ne blessait ni la vue ni la peau. Un jour où cette salle serait vide, s’ils en avaient la clef, ils partiraient ! L’endroit cependant était fort gardé et jamais ils ne mettraient la main sur le précieux sésame. Estienne se voulut ferme et concis dans sa réponse.

OUI, MAIS OÙ QUE CE SOY
SI PAS DE CLÉ : POINT DE CHANCE

La douloureuse déglutition d’Hyriel lui fendit l’âme. Espoirs contrariés. Soucieux de lancer en urgence un autre sujet – les plantes, par exemple – Estienne fouilla sa poche en quête d’une nouvelle craie. Temps d’arrêt. Il serra son poing : plus aucun bâtonnet. Ne restait que le chiffon. Mordiable. Mordiable, mordiable ! Son friable outil diminuait toujours si vite ! Il poussa un grognement dépité et claqua le sol du plat de sa main. Conversation empêchée – quelle plaie ! Dès ce soir, il aurait à réclamer trois craies neuves auprès d’un gardien – jamais une partie de plaisir.

Hyriel refusa de laisser son comparse à une telle contrariété. Il se souvint de l’autre nuit, du lit, de leurs caresses de réconfort. Ses doigts glissèrent dans les épaisses boucles d’Estienne, stupéfait de surprise. Son pouce taquina l’arrondi chatouilleur de ses mèches folles, son oreille, sa nuque, sa pommette soudain si joliment gonflée d’un rire. Ce même rire qui perlait à ses cils. Dans un élan, Hyriel en oublia que son ami n’avait pas de bouche, avança la sienne et… suspendit son geste : jamais il ne recevrait de lui ni les sourires ni les embrassades comme avec d’autres amants. Il poussa un soupir d’amertume, mais ce fut alors Estienne qui engagea un mouvement et promena la pointe de son nez sur la fente de ses lèvres en guise de baiser. Et à la place d’un sourire, il y eut le galbe de ses pommettes, le brillant de ses iris. Hyriel se consola : ce serait juste… différent.

Il ne put s’empêcher de se demander à quoi cela ressemblait sous ce tissu qu’Estienne n’avait jamais ôté devant lui. Le guérisseur se souvenait de toutes ces figures arrachées, croisées sur les routes des deux pays en guerre. Il vit malgré lui les mâchoires fracturées se superposer à celle de son aimable partenaire. Son estomac se souleva. En réaction, ses gestes se firent plus cajoleurs encore autour d’Estienne qui, démuni par cette tendresse, se laissa caresser. Il devait bien admettre se sentir flatté que son affreuse trogne, toute brisée pourtant, attirât du désir et des douceurs. Aussi confusant que cela fût ! Le joli diable avança les lèvres jusqu’à frôler l’épaisse toile, éternel rideau devant une chair mi-morte. Enfin apaisé, Hyriel parvint à ignorer ce que pouvait dissimuler ce masque, plus vite que lui était revenu le triste rappel d’une bouche absente. C’étaient les yeux de son ami qui le séduisaient. Sa chaleur. Le généreux et protecteur langage de ses mains, de son corps, de sa poésie. Et même de sa gorge lorsqu’elle ronronnait tel un chat au comble de l’affection.

Depuis longtemps déjà, Hyriel se moquait de l’irréligion de ses comportements ! Des années qu’on le disait damné – aussi, un péché de plus ou de moins sur sa barque si chargée… Non, il était davantage étonné qu’un sentiment amoureux eût pu naître dans cette prison. Jamais il n’aurait cru rencontrer tant de lumière au fond d’un lieu si noir. Pourtant, ils étaient là, à occuper ce couloir, à se chérir. Certes, il avait déjà aimé une fille de son village, puis vécu une courte idylle avec la téméraire Añita dans un bourg traversé au gré de ses errances. Hyriel avait en outre attiré des regards intéressés au fil des années, échangé des gestes intimes avec des demoiselles – et même avec ce jeune gitan, Diego, au cours d’une chaude nuit – mais rien qui ne fût sérieux. Jamais ainsi, jamais si fort. Là, dans ce lieu d’horreur, Hyriel éprouvait l’immense amour pour quelqu’un d’autre qu’un parent ou une professoresse. Cet amour qui allait bien au-delà de l’aventure de quelques soirs, cet amour qui vous perçait le cœur d’un feu ardent.

Ses doigts descendirent à la taille d’Estienne. Ils goûtèrent les vagues de ses muscles. Le muet s’enroula autour de son camarade, recueillant ses attentions avec une délectation qu’il ne pouvait nier alors qu’au fond de lui, il vivait l’écartèlement. Ses joues brûlaient. Coupable ! lui hurla sa raison. Poser le terrible mot d’amour sur cette folie cloua son souffle. Estienne eut peur de lui-même : aimait-il les hommes, ou n’en aimait-il qu’un ? Un seul, celui-là – voilà qui minimisait sa faute, non ? Non ! Un, c’était bien assez – beaucoup trop ! – aux yeux de n’importe qui s’en rendrait compte ! Si pareille chose arrivait, leurs jours seraient écourtés et d’ici là, on les mépriserait plus encore que ce n’était déjà le cas. Estienne connaissait la répugnance d’autrui pour ses borborygmes de bête et Hyriel, le vide autour de lui depuis que les enfermés le savaient sorcier.

Oh Seigneur, sur quel chemin se perdaient-ils, loin de la droite route ? Levant les yeux au Ciel, Estienne n’y rencontra que le profond noir du plafond. Une béance immense d’où il crut être épié. À Lui, là-haut, son désir était connu. L’Œil de Dieu pouvait les surprendre en flagrant-délice. Péché manifeste, disaient les doctes ! Si cet amour-là est errance, s’il te plaît ne reste pas muet, Toi, implora Estienne. Il voulut chasser Hyriel mais son cœur, adversaire en lui-même, l’en empêcha. Il aimait avoir le cou entouré des bras du joli diable tels des bijoux – luxure – et le nez plongé dans les replis de ses cheveux de soie – concupiscence. Il était grignoté par un feu si vif au-dedans ! Qu’en dirait le guérisseur objet même de sa maladie honteuse ? Et Dieu, Connaisseur de tout péché ? Si Tu es amour, pourquoi pas le nôtre ? Si Tu veux tout ce qui est, suis-je responsable ?

— Théa… murmura soudain Hyriel.

Un grincement de grille au loin lui avait, telle une alarme, rappelé leur prison. Pourvu que leur comparse ne les cherchât pas ! Estienne sauta sur l’occasion pour se défaire des caresses fautives de son ami. Il suait. Ses sourcils jetèrent un pli ombrageux sur ses yeux devenus sévères.

— Il va rien falloir qu’elle sache pour… nous deux. Ni elle, ni personne.

Malgré son affection pour Théa, son innocente parole sans filtre risquait de devenir pour eux le plus grand danger de l’Hôpital. Estienne obtempéra. Une cavalcade pierreuse dévala sa gorge alors que sa respiration peinait à retrouver son confort. Il serrait sa honte entre ses poings. Cette honte passa dans le cœur d’Hyriel : son camarade ne vivait pas leur tendresse aussi bien que lui.

— Je s… suis désolé…

Désolé, sans savoir de quoi. Désolé de l’aimer comme il le méritait, sûrement pas ! De son empressement, peut-être, dans lequel il n’avait su percevoir les tourments de son partenaire ? Désolé de tout ce poids, sur son ami, du Ciel et de l’Enfer… De son impuissance à l’en soulager. La confusion défendit à Hyriel d’ajouter quoi que ce fût. Estienne lui aussi s’ensevelit de silence. Ils restèrent à somnoler à bonne distance l’un de l’autre, jusqu’à l’appel des ventres en début de soirée.

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Louison-
Posté le 07/08/2023
Oh <3

Bon comme d'habitude je m'en vais faire un commentaire qui loue vos talents et rien d'autre, mais bon ^^ C'est juste que j'ai été particulièrement touchée par ce chapitre, et surtout, transportée par votre plume. Vous trouvez un juste équilibre entre pensées, description de sensations, dialogues ; le tout ensemble crée une forme de profondeur fluide à lire et envoutante. Que soit liés par exemple évocation de souvenirs aux réflexions d'Estienne qui essaie de se défaire de certains préjugés qu'il a sur l'homosexualité, ça crée déjà un mélange au sein de la narration intéressant à lire, mais en plus ils se caressent en même temps et réalisent un peu en même temps à quel point ils s'aiment l'un l'autre, et d'un amour sincère, qui va au-delà d'un simple rapprochement physique, c'est beau <3 Donc vraiment, bravo à vous. Je suis bluffée par votre plume, toujours très sensorielle, et apprécie particulièrement la manière avec laquelle vous décrivez les caresses. Les métonymies sont bien placées et montrent bien que le plaisir ne s'arrête pas aux parties génitales, donc vraiment merci pour ça ^^

Rien de négatif à dire, as always <3
Zoubi, à vite !
JeannieC.
Posté le 10/08/2023
Coucouuuu ! =)

Merci de notre part à toutes les deux pour tes mots ! Comme je te disais hier, particulièrement touchée par tes impressions à propos de la scène érotique <3 Comme toi, Hela et moi sommes très sensibles aux représentations des formes de plaisir autres que celles liées aux parties génitales. Il y a tellement d'autres formes de vie affective, de tendresse, on avait à coeur de ne pas tomber dans certaines facilités de la représentation sexuelle. Ravie que ça te plaise.

Et vouiiiii, Estienne est clairement tourmenté par ses sentiments. Aimer un homme le terrifie encore. Il a entendu tellement de choses négatives à ce propos, il a grandi dans un environnement très croyant et rigoureux (l'armée etc) que pour l'instant, il est confronté à sa propre culpabilité. :3

Je suis vraiment contente qu'on se soit revues hier, c'était une super soirée ! Bonne fin de séjour sur Annecy. Et à tout bientôt en ligne <3
Bisous !
Louison-
Posté le 10/08/2023
Ouiii c'était chouette hier, on a aussi passé une super soirée <3 koeurkoeur <3
ClementNobrad
Posté le 02/03/2023
Bonsoir,

Quel joli chapitre que voilà. Je ne vais pas être original dans mon commentaire désolé... D'ailleurs, ils ne sont pas bien longs, mais je savoure chacune de mes lectures.

J'aimerais émettre quelques réserves pour vous aider dans votre écriture, mais je n'en vois que très peu, toutes très personnelles et subjectives qui ne serviraient à rien de partager :)

Bravo et merci à vous !

"Que lui voulait-on cette foi-ci " > fois

"Il pouvait les surprendre en flagrant-délice" > ho quelle belle expression ! Je ne sais pas si c'est de votre invention ou déjà lu quelque part mais c'est très joli !
JeannieC.
Posté le 04/03/2023
Mooow merci beaucoup <3 Très touchées que cette scène de premier amour ait su te charmer.
Coquille corrigée ! Et yep, "flagrant-délice" est de notre crû - même s'il n'ait pas impossible que le jeu de mot ait déjà été fait.
ZeGoldKat
Posté le 12/11/2022
Woah cette partie ! La maestria !
Je suis soufflé par la palette si large de votre plume, tour à tour vous savez être drôles, dans l'action pure presque en mode théâtre, dans la noirceur, dans la rêverie.
La poésie de cette partie est dingue. Le parallèle trop mignon d'abord entre les oiseaux qui s'envolent et les trois héros qui viennent eux aussi de rêver d'évasion. La description de la mémé ensuite, quand Hyriel (ce héros !) donne sa nourriture.
Et surtout la grade scène d'amour. Que dire ? Déjà ce qui est fou c'est qu'à aucun moment vous ne dites quoi que ce soit de sexuel, mais tout le plaisir des deux amants passe dans le tourbillon d'images. Le Sabbat, les jardin merveilleux, les bijoux. C'est érotique mais toujours délicat.
Pour le fond, content de voir Hyriel rétabli. Je suis plus sceptique sur la nourriture supplémentaire qu'on lui donne : je sais pas, je sens lez piège haha. Peut-être pour renforcer la jalousie des autres sur lui ? Berlinier serait suffisamment pervers pour organiser ça xD Ou alors c'est vraiment un allié, genre le curé ou le chirurgien.
Mais ce que je préfère je crois, c'est le traitement de l'homosexualité. Dans la fantasy et le roman contemporain ça commence à bien s'installer, mais c'est plus rare dans le roman historique je crois. Les deux tourtereaux ont chacun leur approche et c'est cool. Hyriel, complètement rien à battre haha. Son degré de damnation est déjà tellement haut que ben ça de plus ou de mois xD Estienne par contre fait de la peine. Il a honte de prendre du plaisir, il est tourmenté. Toute son éducation religieuse lui fait beaucoup de mal. L'imager du ciel comme un trou noir dévorant où il cherche en vain un signe de Dieu, ça rend ça au poil.
Vous l'aurez compris, énorme kiffe sur cette partie.
JeannieC.
Posté le 13/11/2022
Oh lalala merci beaucoup *_*
Nous sommes très heureuses de lire ça ! Ces changements de ton sont au coeur de ce projet - ravies qu'ils fonctionnent selon toi <3

Le jardin merveilleux et le Sabbat ? C'est la vision du Serpent qu'a Estienne - et la comparaison de ses pommettes avec un fruit - qui te font penser à cela ?
On n'y avait pas songé à ce point, mais oui tu as raison, il y a un peu de l'Éden et du Péché en filigrane dans ce passage =) Mais ça reste encore diffus ici. Tu verras, ce sera bien plus ouvertement présent dans une autre scène qui arrivera d'ici quelques chapitres.

L'érotisme est encore léger ici, et même hésitant pour Estienne qui s'en veut tout en prenant du plaisir comme tu le soulignes bien. Mais Hela er moi sommes ravies que cet aspect apparaisse déjà <3

"Son degré de damnation est déjà tellement haut que ben ça de plus ou de mois xD" > Ahahah, tu as tout compris d'Hyriel !
ZeGoldKat
Posté le 22/11/2022
Oui voilà c'est l'image de la "queue qui s'enroule et s'enroule" qui m'a direct rappelé le serpent. Et uep, le fruit, l'érotisme, j'ai pensé à un jardin. Content de lire que je ne suis pas à côté de la plaque haha.
Hâte de lire le passage en question quand cette scène arrivera.
JeannieC.
Posté le 11/02/2023
Aaaah tant mieux alors <3 Et yep, cette scène arrivera au chapitre 17 si ma mémoire est bonne
Yannick
Posté le 02/10/2022
Comme cet amour est compliqué, en prison, entre hommes, entre handicapés, entre un ex-soldat et sa victime… Le tout en rêvant d’évasion ! J’ai trouvé ça glauque et glamour, froid et lumineux… Un passage vraiment brillant à mon gout… Merci pour ce bon moment.
JeannieC.
Posté le 04/10/2022
Bonjour Yannick !
Merci à toi pour ta lecture :) C'est un plaisir de te recroiser par ici, et nous somme touchées par tes mots - toujours très justes à décrire l'ambiance d'un texte et ses personnages.
Héhé oui, les choses deviennent très sérieuses et dangereuses pour les deux enfermés ~
Au plaisir !
Hortense
Posté le 27/07/2022
Bonjour JeanniedC,
La vie dans la prison ne réserve guère de surprise, c’est à chacun de se créer des parenthèses, des moments dans une autre réalité. Le récit progresse doucement, au rythme de la vie entre ces murs hostiles. L’histoire est entrecoupée de souvenirs, d’images, d’impressions qui contribuent à créer une rupture tout en ramenant au final le lecteur vers la réalité à laquelle les prisonniers tentent d’échapper. Une fatalité. C’est habile et cela renforce le sentiment d’enfermement. Je n’ai pas souvenir de Perrine mais Hyriel l’a déjà croisée. Qui est Perrine ? Existe-t-il une raison particulière, autre que la compassion, à lui manifester de l’intérêt ? Théa ne devra jamais découvrir leur secret, la tension en fin de chapitre met en évidence les risques à courir à s’aimer d’un amour impossible et interdit.
Toujours un plaisir de suivre l’histoire d’Hyriel et Estienne. Quelques coquilles :
- Lui-même recommença à se poncer les mains cet après-midi puis les jours suivants, au milieu des toussotements, des crachats maladits : recommencerait ? maladifs ?
- À le voir là, de rtour parmi les vivants : retour
- Hyriel ne pouvait que se formuler : il me semble que le « se » devant formuler n’est pas indispensable.
- L’art martial mariaie l’arme avec l’homme : mariait ?
A très bientôt
JeannieC.
Posté le 29/07/2022
Bonjour Hortense !
Merci pour ces compliments et ton regard attentif, après lequel j'ai de suite corrigé ces vilaines coquilles ~

Hela et moi sommes touchées par ce que tu dis du rythme et la manière dont tu l'analyses. C'est effectivement un roman au tempo plutôt tranquille, voire un peu lent par moments et nous l'assumons. Comme tu le dis très justement, on souhaite rendre la fatalité, l'usure des protagonistes, le poids de l'institution sur eux au quotidien, tous les états d'esprit par lesquels on peut passer dans une situation pareille.
Les choses prennent leur temps, que ce soit leur dangereuse histoire d'amour, les plans de survie et d'évasion qui se construisent par petits bouts, la relation avec le chirurgien fatalement en pointillé à cause des conditions carcérales.
...Après, pas trop lent non plus, on espère toujours - c'est un peu une crainte qu'on toujours à l'esprit a et un revers de la médaille. On espère que le lecteur ne s'ennuie pas quand même -

Perrine est déjà apparue oui, et pour le coup c'est un geste sans aucun calcul de la part d'Hyriel, il a l'impulsion à partager facile.
Encore merci, à bientôt !
Hortense
Posté le 29/07/2022
La lenteur du texte dépend de l'attente du lecteur. Dans la mesure où l'envie de connaître la suite est la plus forte, c'est que l'intrigue fonctionne et la lenteur ne pose pas problème, au contraire.
JeannieC.
Posté le 31/07/2022
Oooooh thanks ! Si l'intrigue est prenante et les deux héros attachants, c'est le principal :) Le reste dépendra des goûts des lecteurs, tu as raison
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