Chapitre XIII

Par axel

Alexandre connaissait trop bien Arnaud pour ne pas avoir compris qu’il espérait lui faire oublier ses velléités d’enquête en le déposant à l’orée d’un coin de nature idyllique. Arnaud l’avait « lâché » dans la réserve naturelle du Val d’Allier, le genre d’endroit où son ami savait qu’il aimait perdre ses pas et son esprit. Ce plan avait failli fonctionner, Alexandre devait se l’avouer. Il se serait en effet volontiers abandonné à ce morceau de paradis, y aurait avec plaisir oublié toute cette histoire et même jusqu’à l’existence du temps. Mais Alexandre, cette fois, n’avait pas cédé à la tentation de se laisser vivre.

Il avait au contraire rejoint le village de Théo au pas de charge. Au pas de charge, mais aussi à pas de velours. Les derniers kilomètres, Alexandre les avait parcourus comme un chat, comme un chat à l’affût de sa proie, comme un chat aux aguets de ses propres prédateurs, comme un chat prêt à saisir mais risquant à tout instant d’être lui-même saisi. La police, Vincent, Théo et sa bande, tous ces gens étaient peut-être là, tapis, prêts à bondir, eux-aussi à l’affût, eux-aussi aux aguets, eux-aussi prédateurs, eux-aussi proies.

Le village en ligne de mire, le chat s’était mué en épervier : posé sur un grand rocher boisé d’où il pouvait observer sans être vu, muni de jumelles, Alexandre avait entrepris de soumettre à un regard fureteur chaque recoin du magnifique paysage en contrebas.

Durant ces heures et ces jours de prudence et de minutie, il songea aux échanges qu’il avait eus avec Théo dans le bar et repesa à l’aune de ses observations chacun des mots prononcés. Ainsi, lorsqu’il repensa au moment où il avait déclaré que Dieu avait oublié ce village, il se rendit compte à quel point cette réplique sarcastique était inexacte. Ce n’était pas seulement Dieu qui avait oublié ce village, mais aussi les Hommes : rien ni personne ne semblait vouloir l’animer ; l’atmosphère était à l’ennui, à l’ennui total, pour ne pas dire mortel. Si on avait dit à Alexandre qu’il observait une peinture, il aurait presque pu le croire, tant ce monde d’en bas était un monde d’immobilité. Devant ce tableau, il entra dans une profonde contemplation inquisitrice que seul un appel d’Arnaud interrompit (il arrivait à Paris et tiendrait Alexandre au courant du résultat de sa visite à Loïc).

Après plusieurs jours passés ainsi, presque figé sur son promontoire, grimaçant sous l’effet du soleil, Alexandre ressemblait maintenant à une gargouille.

Après plusieurs jours passés ainsi, le chat-épervier-gargouille décida soudain de se refaire Homme et de retourner dans le monde. Alors il quitta son piédestal sis entre terre et cieux et se dirigea d’un pas sûr et résolu vers le village-rue, prêt à tout.

Dès qu’il eut atteint les premières habitations, Alexandre confirma ses impressions lointaines : mis à part quelques vieux endormis sur des chaises installées devant chez eux, le village était désert. Très vite, il aperçut le bar. Sur la terrasse, la viande saoule et agressive de l’autre jour n’était pas là, pas plus qu’un quelconque autre client d’ailleurs ; à l’intérieur aussi c’était la désolation, mais elle, elle était là, la table, sa table, toujours dans son coin, son ventilateur et son frigo toujours près d’elle. Alexandre s’y installa, commanda, puis regarda le patron approcher. L’homme avait l’œil aussi mort que son bar ! Il repartait déjà vers son comptoir quand Alexandre l’interpella :
     « C’est très calme ici ! On dirait que presque tout le monde a quitté le village, surtout les jeunes !
     — Effectivement, les jeunes sont partis. La plupart sont des ouvriers agricoles saisonniers. Ils vont là où on a besoin d’eux puis reviennent quand leur saison est terminée. »

L’homme avait répondu à Alexandre tout en se réinstallant derrière sa caisse et sans même daigner le regarder, sauf au moment de conclure. À cet instant, son regard s’illumina, mais Alexandre ne s’en aperçut pas. Son attention était déjà portée vers l’église. Elle était ouverte. Le curé devait enfin se sentir en sécurité et respirer un peu sans tous ces types qui le prenaient pour un défouloir. Alexandre vida son verre d’une traite, paya puis alla se poster à l’entrée du sanctuaire.

Sur le territoire de Théo, la demeure de Dieu était modeste. Constituée d’une nef unique aux murs épais percés de rares et étroites fenêtres, d’un transept aux bras à peine déployés et d’un chœur plongé dans la pénombre, cette église donnait le sentiment qu’ici, le culte chrétien était une activité clandestine, comme au temps de sa naissance, lorsque le paganisme avait le monopole des âmes.

Le prêtre était là, occupé à préparer la messe. Absorbé par ses préparatifs, il sursauta quand Alexandre décida de le provoquer un peu :
     « Je ne suis pas certain que ça vaille vraiment le coup de préparer la “boutique”. On dirait qu’il n’y a pas grand monde par ici pour acheter ce que vous vendez.
     — Je ne vends rien ! Mais j’ai un message à transmettre. Et le faire en terre impie est un défi quotidien qui me remplit de joie ! C’est cela, la véritable mission d’un prêtre : prêcher la Bonne Nouvelle là où il y a des âmes à sauver, et pas seulement là où c’est confortable pour lui de le faire. »

Sa réponse, le prêtre l’avait assénée avec un aplomb et une assurance qui étonnèrent beaucoup Alexandre. Lui qui s’attendait à trouver un homme résigné et craintif découvrait une personne solide et combative. Mais ce n’était pas là le plus étonnant. Il y avait chez ce prêtre quelque chose dans le regard et les traits qui rappelait Théo : leurs yeux s’allumaient de la même lueur de satisfaction, le même rictus déformait leur visage. Décontenancé, Alexandre recula de quelques pas et, ne trouvant rien à répondre, laissa le prêtre retourner à ses préparatifs. En reculant, il remarqua une pancarte indiquant la direction du presbytère. La flèche imprimée dessus pointait en direction d’une porte située à l’extrémité du bras nord du transept. Discrètement, Alexandre s’en approcha, l’entrouvrit, puis se retourna pour jeter un œil derrière lui. Il vit que le prêtre ne le regardait pas, alors il se glissa dans l’ouverture et referma le plus silencieusement possible la porte derrière lui. Aussitôt, il se trouva au bord d’un magnifique jardin.

L’endroit, protégé du monde extérieur par de hauts murs couverts de lierre, lui parut irréel tant les délices qu’il offrait aux sens contrastaient avec l’odeur âcre des cierges, l’obscurité, le froid et l’humidité qui régnaient à l’intérieur de l’église. En ce lieu baigné de lumière s’épanouissait une végétation variée qui parfumait l’air ; la vue passait sans rupture d’un carré de potager à un buisson rempli d’oiseaux, à des massifs de fleurs, à un rosier... ; dans un coin, l’eau d’une fontaine délivrait une musique apaisante et, débordant entre les pierres amassées contre sa margelle, se répandait au sol en formant quatre ruisselets ; au centre, des arbres fruitiers étendaient leurs branches au-dessus d’un banc en pierre.

Le presbytère se trouvait à l’autre bout de ce jardin. Une ligne serpentine tracée au sol par d’écailleuses dalles de schiste menait jusqu’à sa porte de service qui, au travers de petits carreaux, laissait voir une cuisine. Alexandre entra et quitta aussitôt cette pièce sans intérêt particulier.

Il découvrit alors le séjour, qui occupait presque toute la surface du rez-de-chaussée. Il était décoré sobrement, avec de vieux meubles qui semblaient avoir traversé les âges. Sans trop savoir ce qu’il cherchait mais mû par l’intuition que le prêtre détenait quelques-unes des clés qu’il espérait trouver dans ce village, Alexandre ouvrit chaque tiroir, chaque placard, inspecta la bibliothèque, le dessus des meubles... mais ne trouva rien qui pût lui déverrouiller le moindre mystère. Il se fit toutefois la remarque que ce séjour était trop impersonnel et froid pour que ce ne fût pas intentionnel. Lorsque le prêtre avait aménagé cette pièce, il avait pris soin de ne rien laisser transparaître ni de son intimité ni de sa personnalité. Il y recevait certainement ses paroissiens et préférait de toute évidence garder son jardin secret.

L’échec de ses recherches n’entama pas la curiosité d’Alexandre : il lui restait encore l’étage à inspecter. Là-haut, l’atmosphère était nettement plus chaleureuse. L’unique chambre, spacieuse, était décorée avec goût et agrémentée de photos qui racontaient une histoire, celle d’un enfant du village qui en était devenu le prêtre.

Attenant à la chambre, un bureau cosy offrait une plongée encore plus profonde dans l’intimité de l’occupant des lieux. On y découvrait l’homme si méticuleusement dissimulé derrière son masque de religieux. Là aussi, il y avait une bibliothèque, mais elle ne contenait que des ouvrages profanes. Près d’une fenêtre donnant sur le jardin, il y avait un fauteuil club et un guéridon ; sur le guéridon, un livre et une tasse de thé pas entièrement vidée ; contre un des murs, un antique secrétaire révélait le goût de son propriétaire pour le dessin et l’écriture : sur son bois verni marqué par les cicatrices des siècles reposaient de nombreux croquis exécutés avec talents et un carnet aux pages noircies de poèmes ; partout dans le bureau, des photos montraient un enfant, un adolescent puis un jeune homme épanoui, entouré de sa famille et de nombreux amis.

En étalant une pile de croquis, Alexandre remarqua que beaucoup représentaient le même visage, celui d’une femme. Elle avait toujours le même air paisible, mais un peu triste. « Une madone », pensa-t-il. C’était l’interprétation la plus logique mais... Mais il y avait ces vers, griffonnés autour de chacun de ces visages :

Tant d’heures à regretter mes choix
Tant d’heures à regretter ce jour
Ce jour où je t’ai laissée sans voix
Ce jour où tu as rejoint ton dernier séjour

Alexandre plongea son regard dans celui de cette femme mélancolique et réalisa soudain qu’elle ressemblait beaucoup à l’une des personnes présentes sur les photos. Il ramassa un des croquis et l’approcha de l’un des clichés accrochés au mur. Il n’eut alors plus aucun doute : celle qu’il avait prise pour une madone était une personne bien réelle, présente à chaque étape de la vie de l’homme singulier qui habitait ce presbytère. Omniprésente même ! Ils avaient grandi ensemble, avaient partagé les mêmes jeux et les mêmes amis. Plus les photos étaient anciennes, plus elle apparaissait au premier plan, tandis que sur les clichés plus récents, elle n’était plus qu’une présence discrète, presque fantomatique.

Alexandre ouvrit les tiroirs du secrétaire. Au fond de l’un d’entre eux, cachés sous un crucifix et des images pieuses, il trouva, réunis en liasse par une cordelette, de nouveaux souvenirs sur papier glacé. Il s’assit dans le fauteuil club, libéra de ses liens de jute ce passé photographique dissimulé et le laissa revenir au grand jour, cliché après cliché.

Tous avaient le même cadre, le jardin du presbytère, le même sujet, la jeune femme des croquis, et sans aucun doute le même photographe, le prêtre. À sa façon de la magnifier, à sa manière de le regarder, il crevait les yeux que le modèle et son photographe éprouvaient une fascination mutuelle. Ce prêtre et cette femme s’étaient aimés, et le jardin avait abrité leurs amours secrètes et idolâtres.

Un enfant était né de cette union : sur les dernières photos de la liasse, il était là lui aussi, dans le ventre arrondi de sa mère d’abord, dans ses bras ensuite, puis enfin se hasardant à faire ses premiers pas. Cet enfant, il n’y avait aucun doute à avoir, c’était Théo.

En dénouant la cordelette, Alexandre avait aussi libéré et laissé tomber au sol une feuille de fin papier à lettres pliée en quatre. Il la ramassa, la déplia et se mit à lire. C’était une lettre poignante dans laquelle la resplendissante amoureuse admirée jusque-là par Alexandre se muait en une sombre furie désespérée. La mère de Théo maudissait celui qu’elle appelait encore pourtant « mon amour », le suppliait de quitter l’Église et de reconnaître leur fils, et menaçait de mettre fin à ses jours s’il ne tenait pas les promesses qu’il lui avait faites.

Du coin de l’œil, Alexandre repéra soudain une présence dans le jardin : le prêtre arrivait. Un court instant, il pensa rester là et forcer cet hypocrite à s’expliquer, mais se ravisa. Après tout, cette confrontation, qu’aurait-elle pu lui apprendre qu’il n’avait pas déjà compris ? Ce type n’avait pas quitté l’Église, n’avait pas reconnu Théo et avait laissé mourir une femme qu’il avait pourtant faite mère !

Alexandre mit la lettre et quelques photos dans sa poche, se dépêcha de sortir du presbytère, récupéra les affaires qu’il avait laissées dans le bar – sous l’œil intéressé du patron –, puis prit le chemin de la maison de Théo. L’hostilité viscérale du jeune homme envers l’Église avait maintenant une explication : d’une manière ou d’une autre, il avait appris la vérité sur ses origines et avait, comme beaucoup, fini par confondre l’individu responsable de son malheur avec l’institution tout entière. Doté d’une grande force de persuasion, il avait acquis à sa haine les esprits faibles qui l’entouraient. « Au point, pensa Alexandre, de faire basculer le plus fragile d’entre eux, Vincent, dans une folie meurtrière. Au point, peut-être, de l’avoir fait sciemment. »

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