Chapitre XIII – Vie de rêve

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

C’est le jour de ses huit ans ; il s’est perché sur la méridienne du salon pour mieux épier les alentours par la fenêtre. Valère voit la mer clapoter sous le ciel rouge, par‑delà les falaises de Virgade. L’air, chaud et sec, l’invite à sortir. Mais non ; il ne peut pas partir jouer, au risque de rater Maman.

Et voilà qu’elle arrive sur la lande, d’ailleurs ! Grande, élégante, couronnée de cheveux d’ébène. Par le chemin serpentant, elle apporte un panier de fleurs mauves et blanches. Estelle Sceau serait plus jolie encore si elle avait un visage… mais Valère ne s’en souvient pas. Il pousse les deux battants, passe la tête par l’ouverture pour l’appeler. Aucune réaction. Mais bon, ce n’est pas de sa faute : elle n'a pas de bouche. Il saute du canapé‑lit, atterrit sur ses courtes pattes d’enfant et court à la porte pour l’accueillir. Déception : la femme qui tient ce panier a désormais les traits d’Athalie, sa gouvernante.

« Maman avait promis de venir me voir… Regarde ce que je sais faire ! »

Il sort son yo‑yo de sa poche et le fait claquer dans l’air. Une bourrasque, sans mouvoir un seul cheveu de leurs têtes, s’abat alors sur le jardin. Les brins d’herbe se plient sous la force du vent ; les branches du camphrier fouettent l’air, en perdent leurs feuilles.

« Ta maman est occupée, Valère, minaude Athalie. Mais je suis sûre qu’elle pense fort à toi. Regarde les jolis bouquets qu’on lui a envoyés ! Elle doit t’aimer beaucoup pour tous te les donner. »

On lui a dit qu’elle est chanteuse, or il ignore jusqu’au son de sa voix. Au moins, il garde ses fleurs. L'aiment‑ils autant, tous ces gens qui la couvrent d’honneur ?

« Dis, Maman viendrait si je lui offrais un beau bouquet de fleurs ? Il y en a plein, ici. Savinien m’aidera à écrire une carte, et j’ai assez travaillé à la barberie pour lui acheter un beau ruban. »

C’est désormais Céleste qui se tient devant lui. Elle lui prend les mains, d'un air grave :

« Tu dois te montrer à la hauteur de ceux qui t’aiment. Tu auras beau posséder les plus grands pouvoirs de l’univers… nous ne serons jamais à l’abri. Ta mère aussi avait peur, tu sais ? Elle se cachait. Alors il va falloir que tu apprennes à imiter ces pourceaux. Tu feras le lycée, puis une bonne petite maîtrise de génie civil.

— Mais pourquoi Maman se cachait‑t‑elle de moi ? De quoi avait‑elle peur ?

— Estelle voulait… Non, tu ne me surprendras pas à dire du mal de ma sœur, mais… je crois qu’elle ne s’était jamais préparée à être mère. Pour le peu qu’elle t’a donné, je suis sûre qu’elle aurait voulu que tu deviennes mon disciple. Il faut que la magie survive dans nos veines…

— Elle promettait toujours de venir me voir, et elle ne venait jamais, geigne‑t‑il. Et maintenant qu’elle est morte, elle a trouvé l’excuse parfaite ! T’es nulle, comme sorcière. Tu ne peux pas la ressusciter, j’ai été bête de t’en croire capable.

— Quoi ? Valère, je ne t’ai jamais promis ça, se défend Céleste. Tu ne m’as même pas dit que tu voulais… »

Il la repousse. En reculant, elle a pris l’apparence de Talma.

« C’est la seule raison pour laquelle j’ai accepté de devenir ton apprenti, idiote ! Tu ne t’en es pas rendu compte ?

— Valère ? Tu marmonnes. Réveille‑toi ! Ce n’est qu’un cauchemar. »

La jeune Diamisse pose sa main sur son épaule ; ses nattes dénouées lui frôlent le visage. En sursautant, Valère s’extirpe d’une prison de draps pelucheux. Le souffle court, il met un certain temps à reconnaître sa chambre du 8 rue des Camphriers. Talma veille à son chevet. Sa taille imposante le rassure d’un coup. Revenu à lui, il demande aussitôt des nouvelles d’Olibée.

« Le médecin lui a prescrit du repos, chuchote‑t‑elle tandis qu’elle lui éponge le front d’une serviette. Je suis redescendue à la cave au bout d’un quart heure, comme tu m’avais dit… Olibée et toi étiez dans les pommes. Mais il n’y avait plus une goutte de sang, par terre !

— Le démon l’a léché jusqu’à plus soif, respire Valère qui s’assied en tailleur sous le drap.

— Alors… Tu l’as tué ?

— Tu plaisantes ! Il gigote quelque part dans les limbes… Mais j’ai cassé le sortilège posé sur la dagyde, alors il ne reviendra pas. Je la garde, d’accord ? Considère ça comme mon salaire.

— Je n’allais pas me balader avec… »

Elle se lève de sa chaise et lui ramène la poupée, empaquetée dans son linceul de papier.

« J’ai préféré ne pas t’amener au dispensaire, se justifie‑t‑elle. Trop suspect. Alors j’ai fouillé dans ton porte‑monnaie pour trouver ton adresse.

— Oh, malmort, s’effraie Valère. Ma tante sait que tu es là ?

— Ben, j’ai bien tenté de la réveiller en arrivant…

— …mais elle était raide. Ça va, j’ai l’habitude. »

Pour une fois que l’opiomanie de Céleste joue en sa faveur… Comment aurait‑elle réagi si elle l’avait trouvé évanoui dans les bras d’une Diamisse inconnue ?

L’aurore pointe par la fenêtre de sa chambre. Talma, grâce lui soit rendue, l’a couché tout habillé… Il se lève, fourbu, malgré les protestations :

« Arrête, tu devrais conserver tes forces.

— Non, je suis censé tailler les moustaches à la barberie, aujourd’hui… Et j’ai d’autres affaires à régler avant. Attends deux secondes que je te raccompagne en bas…

— D’abord, je dois te remercier, au nom de tout notre groupe, le coupe‑t‑elle avec fébrilité. Pour ce que tu nous as révélés hier. Tes talents cachés. Non, ne t’inquiète pas, personne ne te dénoncera ! Entre illégaux, on se soutient… mais je ne peux pas cacher à mes supérieurs ce qui s’est passé. »

Il la dévisage, catastrophé :

« Talma, il le faut. La seule raison pour laquelle la Dissidence survit encore, c’est que le Comité de Salut Public ne s’y intéresse pas trop. Mais si le bruit court que vous cachez des mages…

— C’est là que tu te trompes. Le CSP est un service de renseignement pluve, non ? En cas de révolution, la Dissidence prévoit de débarrasser la Diamisse de tout agent secret qui s’y cacherait. Nous ne pouvons y tolérer des espions d’une puissance étrangère. Quant aux mages… eh bien, ils pouvaient exercer librement en Diamisse, avant la colonisation. Bien sûr, ils ont tous été tués durant la Guerre du Phosphore, ou forcés à fuir.

— Hein ? Tu veux dire que la Dissidence veut légaliser la magie ?

— Ce n’est pas au programme officiel, mais l’idée fait son chemin. Pas exactement notre priorité, car nous n’avons aucun sympathisant mage. À part toi, songe‑t‑elle. Il y a une place pour les gens comme toi dans le monde que nous construisons, Valère… si tu souhaites la réclamer. Combien de mages vivent dans la terreur, à l’étranger ? Que feraient‑ils s’ils apprenaient qu’un pays les accepte, et qu’un des leurs s’est battu pour lui ? »

Valère en reste abasourdi. Après un long moment, il tergiverse :

« Ce n’est pas mon rôle.

— Vraiment ? Combien de tes semblables la Pluvède a‑t‑elle assassinés ? Mon peuple se meurt des mains des mêmes bourreaux. Diamisses et sorciers auraient intérêt à s’allier. Le jour où je t’ai rencontré, j’ai senti en toi une haine contre les autorités. Maintenant, je sais d’où elle vient. Alors aide‑nous à sauver ceux que tu ne peux pas sauver. Sers‑toi de tes talents.

— Mes talents ? Tu veux que j’utilise ma magie pour la Dissidence ?

— Personne ne te forcera à faire quoi que ce soit, et ton secret sera bien gardé, même si tu nous quittes. Médite ça tout le temps dont tu as besoin… Si un jour tu te décides, je serai là. Le gérant du Balibar est réglo, mais ne rentre pas dans les détails en sa compagnie. »

Il ramasse la poupée empaquetée et lui promet avec sécheresse de réfléchir. S’il refuse, la décevra‑t‑il ? Il aimerait être aussi désintéressé et courageux qu’elle se l’imagine. C’est sa faute ; elle le croit aussi merveilleux que la magie qu’il maîtrise. Mais son rituel n’a fonctionné que par pure chance. Olibée et lui‑même auraient dû mourir.

Ils quittent sa chambre. Valère songe qu’il a toujours proscrit à Savinien et Azalée de visiter le 8 rue des Camphriers… alors que Talma, qu’il ne connaît que depuis quelques jours, vient d’y passer la nuit. C’est inique.

Pour ajouter à son déplaisir, ils tombent nez‑à‑nez avec sa tante.

Postée au garde‑à‑vous dans le vestibule, celle‑ci guette depuis un bon moment leur sortie. Elle qui se lève pourtant toujours tard… Emmanchée d’un luxueux châle à motifs de lunes bleues et blanches, elle a attaché sa longue tignasse à l’arrière du crâne : une collection de pinces orne ses traits cireux telle une collerette de tricératops. Son neveu regrette de ne l’avoir jamais traînée chez le coiffeur.

Sa rigidité rassure cependant Valère : elle est, aujourd’hui, maîtresse d’elle‑même. Céleste compte lui passer un savon, mais sans plus. Cela ne prendra pas plus d’une heure, après quoi il pourra s’esquiver sans risques de représailles.

« Bonjour, Δέσποινα, articule Talma. Au revoir, Δέσποινα. Au revoir, Valère. »

Céleste la congédie d’une main irritée, comme pour éloigner un moucheron. La politesse pluve pose problème aux Diamisses : « camarade » désigne un égal, « citoyen » un inférieur… restent « monsieur » et « madame », mais ces mots rappellent les vieux titres de noblesse orgéliens, et ceux‑ci ont été abolis en Pluvède. Alors, pour ne pas froisser les colons, les indigènes utilisent « Δέσποινος » et « Δέσποινα », leurs équivalents. Ce sont probablement les deux seuls mots de diamarin que Céleste connaît.

Cette dernière claque la porte cochère derrière Talma et s’emporte aussitôt :

« Que tu te soulages avec une roulure, passe encore… Il fallait bien que tu te fasses… déniaiser un jour ou l’autre… mais… la ramener ici, chez MOI… T’en servir de lupanar, c’est…

— Elle veut progresser en ondéen, alors je lui donne, heu… des cours de langue particuliers », improvise Valère.

Céleste étouffe un hoquet de dégoût et lui intime de ne pas en dire davantage. Elle évite toujours de mentionner ce qu’elle désigne comme les « choses du corps ». Lorsqu’il avait neuf ans, Valère et elle avaient visité une foire à bestiaux. Lorsqu’il lui avait vu un verrat glué sur le dos d’une truie, il lui avait demandé pourquoi l’animal faisait des pompes. Avec violence, Céleste l’avait agrippé par l’épaule pour l’éloigner. Tout au plus avait‑elle marmonné : « voilà ce qui a perdu ta mère ». Elle s’était couchée sans manger, ce soir‑là. Depuis, il a toujours évité de lui poser ce genre de questions. Tout ce qu’il sait des inévitables gonflements qu’on ressent à l’adolescence, il l’a appris de Savinien.

« Tu l’as rencontrée aux manufactures ? Je voyais bien tu agissais bizarrement, depuis l’incendie. Ne pouvais‑tu pas choisir une vraie diamasse ? Les mulâtresses sont plus belles, mais également rusées et vicieuses… »

Derrière sa pudibonderie, Céleste ne peut dissimuler un certain… soulagement. S’il avait volé sa vertu à une petite pluve, l’affaire aurait pu dégénérer, mais trousser avec une autochtone n’a pas grande conséquence.

« Bon sang, je devrais recompter l’argenterie… si elle nous a volé quelque chose, je t’en tiendrai responsable. Ne l’invite plus jamais ici, compris ?

— Compris. En parlant d’objets perdus… J’ai trouvé quelque chose qui t’appartient. »

Interloquée, Céleste le voit écarter le rideau de perles qui conduit à son repaire. Là, il lui tend ce qui ressemble à un colis. D’une joie mesquine, il la regarde lutter longuement avec la ficelle, puis chercher son ouvre‑lettres, sans succès. Valère sait qu’elle l’a oublié sur une pile de livres, mais il se garde bien de le lui dire. Elle finit par s’en remettre à ses dents, puis, après une bonne minute, s’émerveille comme s’il venait de lui offrir un ravissant bibelot :

« Mais j’avais oublié ça ! Tu étais si jeune quand je l’ai fabriquée… Le visage est raté, mais bon, je n’ai pas fait les Beaux‑Arts. Où l’as‑tu trouvée ?

— Chez un brocanteur. Nous courrons un grave danger, Tantine. Je ne sais pas comment, mais quelqu’un s’est introduit ici pour te dérober certains de tes artefacts.

— Oh ! Non, non, rit‑elle. Ne t’inquiète pas, c’est moi qui l’ai vendue.

— QUOI ?!!! »

La force de sa voix décontenance sa tante, et résonne dans toute la pièce.

« TU… as exhibé un artefact archi‑cousu de sorcellerie devant la moitié de Carat ! Si ça s’était su, nous croupirions déjà dans les geôles du CSP ! Quelqu’un aurait pu MOURIR…

— Tu cries, gémit‑elle en se collant les mains aux oreilles. Et voilà, tu viens de relancer ma migraine… Sainte‑Mère, qu’ai‑je fait pour mériter un neveu aussi horrible !

— Arrête de noyer le poisson ! Réponds‑moi !

— Oui, oui, si ça peut te faire taire… Prenons le thé cinq minutes. »

Valère n’aurait pas dû perdre son sang‑froid ; c’est un coup à déclencher chez Céleste une crise de folie furieuse. Mais puisqu’elle est disposée à discuter, mieux vaut se soumettre à son petit jeu. Ses humeurs sont si imprévisibles ! Elle prétend que c’est la faute de sa maladie ; parfois Valère a envie de la croire.

Le feu vestal fume toujours, couronné d’exhalaisons verdâtres : les restes d’une décoction d’opium qui explique peut‑être la placidité temporaire de sa tante. Cependant que Valère s’affaire au samovar, Céleste s’attribue un magnifique fauteuil en tilleul, marqueté des croissants lunaires qui constituent son emblème. Il se voit désigner une chaise en rotin. Ce n’est qu’une fois le thé gâché de brins d’herbe indéfinissables et versé dans deux tasses poussiéreuses que Céleste se justifie :

« Neveu chéri, me prends‑tu pour une idiote ? J’ai bardé cette dagyde de sortilèges protecteurs, afin de masquer mes traces. Puis je l’ai vendue sous un faux nom… Je ne suis pas folle, rit‑elle.

— Tu m’as mis en garde contre le CSP des douzaines de milliers de fois, insiste‑t‑il d’un air grave. J’en fais toujours des cauchemars. S’ils étaient remontés jusqu’à toi…

— Mais encore heureux, si ça les attire, s’enorgueillit‑elle. Cette poupée n’est qu’un attrape‑mouche, Val. Et tu as tout fait rater ! J’espérais piéger un de leurs agents et remonter leur toile…

— Ça n’aurait fait que les alarmer. Ils auraient renforcé leur surveillance sur Carat…

— Survivre et se terrer comme un rat sont deux choses différentes. Moi, je pose mes collets, et je gagne. Ce sont à ces barbouzes de nous craindre. Tiens ! Regarde. »

Elle se lève et trouve dans son bazar, à l’intuition, une conserve de verre. Deux formes rondes, que Valère prend d’abord pour des litchis, tournoient dans leur vinaigre.

« C’était en… 72 ? Moi et Estelle vo‑ya‑gions du côté de la Silencie. Et là, un agent du CSP m’a prise en filature. Je l’ai re‑pé‑ré de suite, cet imbécile… Mais ta mère le trouvait mignon et m’a fait jurer de l’épargner. Ah ! Toujours craqué sur les mauvais garçons, celle‑là. Un de ces métisses qui s’engagent dans l’armée histoire de s’acheter une conduite. Pouah. Pour sa défense, il est vrai qu’il avait de beaux yeux… Et du coup… Je les ai gardés. »

Elle pose alors le récipient devant sa tasse ; Valère frémit en découvrant son contenu.

« Quand ta mère est morte… j’en ai perdu le sommeil. Puis j’ai eu l’idée de caser ce ca‑ma‑rade du CSP sur ma table de nuit. Et depuis, je dors comme un bébé. C’est drôle, non ? Si tu veux, je te le donne. »

Deux globes oculaires, d’un bleu perçant, l’interrogent derrière la paroi de verre. Ce bocal au regard fixe semble animé d’intelligence, tel un grotesque personnage de bande dessinée.

« Sans… façon. Merci. Mais… Nous nous égarons. J’aimerais revenir à la dagyde…

— Tu nous en fais un fromage, ma parole, soupire‑t‑elle. Personne n’a remarqué cette poupée avant toi, que je sache ! D’ailleurs, je n’y sens pas une seule vibration magique, et… »

Elle se fige.

« Je n’y sens rien, marmotte‑t‑elle d’une voix blanche. Pas d’ondes. Pourquoi ?

— Elle ne vaut plus rien. J’ai adjuré le démon qu’elle contenait.

— PARDON ? »

Céleste s’élance sur lui ; il croit qu’elle veut le rouer de coups, mais ses mains se sont mises, de partout, à l’ausculter, le serrer, le secouer… de peur. Jusqu’à lui faire mal. Il voit l’horreur sur son visage, sent le tremblement de ses mains tremblantes.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez