Notes, Carla, 19 novembre 2006
Je suis arrivée en début de matinée. Prendre le bus, c’est usant. Je ne te le recommande pas. Il y a plein de gens malades et des petits vieux en pagaille. J’ai rien contre les personnes âgées. C’est juste que je ne vois pas leur côté attendrissant, comme disent certains. Quoique je ne pense pas trouver quiconque attendrissant.
À part toi.
Quand je suis arrivée dans la chambre d’hôpital, la gamine m’a souri. Je me suis retournée, j’ai cru qu’elle remerciait le personnel de l’hôpital. Non, c’était bien pour moi. Elle m’a demandé comment j’allais et elle a commencé à me parler de danse. C’est son dada, la danse. Elle a dans les yeux un truc qui s’allume quand elle en parle. Moi, j’étais pareil avec la boxe, mais ma motivation ne devait pas être la même. Je ne crois pas qu’elle ait l’objectif de défendre sa mère des coups de son sadique de géniteur. Non.
Elle est toujours en train de parler de ballet, ça tourne en boucle, j’ai l’impression qu’elle vomit les mots, qu’elle ne va jamais s’arrêter. Comment on fait pour empêcher quelqu’un de parler sans lui casser la gueule ?
Puis, elle a une voix si stridente ! On dirait une souris sous ecstasy. Aide-moi, je t’en supplie, c’est un calvaire. Un enfer. Qu’est-ce que je vais faire si tu ne réveilles jamais ? T’as pas le droit de me laisser comme ça ! Après tout ce que j’ai fait pour toi !
Ouvre tes yeux. Ouvre tes yeux. Ouvre tes yeux. Ouvre tes yeux. Ouvre tes yeux.
— Mademoiselle Cole ?
Carla détourna le regard de ses notes. Elle découvrit le visage de l’inspecteur à quelques mètres. Il l’observait intensément. Tout frais, avec son sourire carnassier et ses yeux bleus rieurs. Pire vision de sa vie. Une odeur de menthe poivrée embaumait la pièce. En plus, il se foutait du parfum. Il empestait.
— Ah c’est vous, marmonna-t-elle.
— Vous êtes presque paisible quand vous écrivez, remarqua-t-il.
La jeune femme fronça les sourcils.
— Vous êtes carrément flippant, on ne vous l’a jamais dit ?
— Quelquefois…
— Qui c’est le monsieur ? interrompit une petite voix fluette émergeant des limbes.
— C’est pas tes affaires Halima et n’oublie pas la règle quatre.
— Elle a été annulée ! riposta immédiatement la petite.
— Mais n’importe quoi ! s’insurgea Carla.
— Oh je vois que vous avez fait connaissance ! s’extasia le flic.
Il s’approcha d’un pas jovial du lit de la gamine et lui tendit la main.
— Je m’appelle Arthur, je suis policier et je m’occupe de l’enquête du monsieur qui est dans le lit.
Halima lui serra mollement la main.
— Ah l’homme aux bleus !
— Oui oui, tu l’as très bien baptisé.
Carla grogna son désaccord, mais tous deux l’ignorèrent.
— Moi c’est Halima et si vous êtes l’ami de Carla vous êtes mon ami aussi.
Arthur partit d’un grand éclat de rire et se tourna vers la jeune femme.
— Mais elle est adorable, cette petite ! lança-t-il comme si cela était une évidence.
Carla rencontra le regard de l’enfant et pour ne pas la vexer, se força à répondre :
— J’ai jamais dit le contraire…
Avant que Carla ne puisse comprendre ce qui arrivait et comment cela s’était produit, ils partirent tous deux dans une longue discussion sur les chats, puis les poneys, vint ensuite les dauphins, les baleines et certainement tous les cétacés du globe, mais là elle avait décroché. Halima sembla immédiatement apprécier et adopter Arthur. Elle le dévisageait avec de grands yeux admiratifs et Carla remarqua que l’éclat de la tristesse avait déserté ses pupilles. Elle n’était d’ailleurs pas la seule à lui trouver du charme. Depuis une dizaine de minutes, plusieurs aide-soignantes entraient et sortaient de la pièce. Elles dévoraient littéralement Arthur du regard. L’une d’entre elles posa une serviette sur le lit de Justin, une autre vérifia les données sur l’écran d’ordinateur, alors qu’elle venait de le faire deux minutes plus tôt, une dernière replaça une chaise…
Les oreilles de Carla commencèrent à siffler d’énervement. Cette parade de poules l’horripilait au plus haut point. Alors qu’une quatrième poupée blanche pénétrait dans la chambre, Carla tendit sa jambe subitement. La femme n’arriva pas à esquiver l’obstacle et s’étala de tout son long sur le carrelage en proférant un juron.
Arthur, avec la vitesse de l’éclair, se dépêcha de la relever en lui demandant si elle ne s’était pas faite mal. Halima regarda suspicieusement Carla. La jeune femme haussa les épaules d’un air innocent alors qu’Arthur raccompagnait l’infirmière dans le couloir.
Après un instant de silence, la petite s’exclama :
— Il va revenir ?
— Ouais. Malheureusement.
— Je l’aime bien. On dirait un prince charmant…
Carla lui jeta un regard outré.
— Halima, les princes, ça n’existe pas. Tu as regardé trop de Disney, ça t’a monté au cerveau.
— Non.
— Je dis ça pour t’éviter certaines déconvenues.
— Des cons ?
— Non, des déconvenues, ce sont des déceptions.
— Ah ! Toi tu en as vécu beaucoup ? C’est pour ça que tu me dis ça ?
Carla hésita, elle était très douée pour la faire parler.
— Juste, crois-moi. Il n’y a pas plus faux que ce Arthur. Il se donne un genre, tu vois. Mais en vrai, c’est un bâtard, comme beaucoup d’autres.
Si la petite fille fut choquée par le vocabulaire, elle ne le montra pas.
— Tu as tort. Tu devrais lui faire confiance.
Carla soupira en remettant la serviette dans l’armoire. Elle ne se rappelait pas avoir été aussi naïve dans sa jeunesse.
Arthur Jakes revint dans la pièce avec un petit sourire au coin, Carla devina qu’il avait dû obtenir le numéro de la poupée blanche. Pathétique. Comment les femmes pouvaient-elles encore tomber dans le panneau ? Ce numéro de charme était vétuste, suranné. Il était trop propre sur lui, trop galant, trop avenant, ça cachait forcément quelque chose…
Arthur murmura un au revoir inaudible à Halima puis fit signe à Carla de le suivre. La jeune femme s’exécuta en soupirant et le rejoignit dans le couloir. Il ferma la porte sur eux, tandis que la jeune femme s’adossait contre le mur avec nonchalance.
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi vous ne voulez pas me parler dans la chambre ?
— Dorénavant, je vous poserai des questions ici, je ne veux pas qu’Halima entende parler de crimes, de drogues, ou je ne sais quoi d’autre… C’est une enfant.
— Vous savez elle a dû entendre pire à la télé.
— Ce n’est pas une raison. De plus, les questions que je vous pose sont confidentielles.
— Très bien. Vous me voulez quoi ?
— J’ai lu votre dossier. — Il marqua un moment de pause — on peut dire que vous avez un sacré parcours.
— Épargnez-moi vos euphémismes, rétorqua la jeune femme avec froideur.
Elle espéra qu’il n’allait pas lui poser des questions sur son passé, elle détestait en parler. Penser à ses parents, à sa jeunesse, à ses années au centre d’éducation sans Justin la plongeait dans un état de rage et d’accablement qui durait plusieurs heures voire, des jours entiers.
— Une petite chose m’intrigue. Cela fait dix ans que vous n’avez commis aucun délit…
— Vous formulez ça comme si c’était anormal.
— Pour vous oui. Pourquoi ?
Carla n’aima pas cette affirmation, cela sous-entendait qu’elle ne pouvait pas changer. Qu’elle resterait une meurtrière, une voleuse, une dealeuse jusqu’à la fin de sa vie. Peut-être avait-il raison ?
— Je suis désolé. C’était une remarque déplacée, corrigea-t-il en voyant son silence.
— J’ai appris de mes erreurs. C’est compris ? On passe à la suite ?
Arthur acquiesça, soudain mal à l’aise ou conscient d’avoir été blessant.
— J’ai discuté avec votre ancien psychologue. Vous seriez d’accord pour le revoir ?
— Non. Je n’en ai plus besoin.
La jeune femme remarqua la moue septique du lieutenant. Celui-ci ajouta :
— Il est persuadé que vous souffrez d’érotomanie…
— Je sais très bien ce qu’il pense. Si même l’amour est une maladie aujourd’hui, je ne vois pas trop où va le monde. Dites-lui bien que je ne suis pas un cobaye. Que s’est lui qui a un problème.
— Si vous y tenez. J’ai épluché les comptes de Justin Cruzet. Il a eu de grosses entrées d’argent ces dernières années, il n’a pas hérité et il n’avait plus de travail ces derniers mois. Vous pouvez me l’expliquer ?
— Non. Je ne sais pas pourquoi. Je ne suis pas sa banquière. Ni sa femme, répliqua Carla d’un ton sec.
La conversation commençait à l’énerver. Elle tourna les talons et se mit à marcher d’un pas déterminé en direction des escaliers.
— Où allez-vous ? s’inquiéta Arthur en la talonnant.
— J’aime pas les couloirs.
— Carla, on ne peut pas continuer ainsi, soupira-t-il.
Dans la cage d’escalier, il ne dit mot, mais ses pas résonnaient en décalage avec les siens. Lorsque Carla arriva sur le parvis de l’hôpital, elle se retourna pour l’affronter, mais il avait disparu.
Désœuvrée, elle sortit un mouchoir de sa poche et épousseta le banc parsemé de fientes de pigeon et de miettes de chips. Elle se dépêcha de jeter le papier à la poubelle avec une grimace. Lorsqu’elle se retourna, Arthur Jakes arrivait droit vers elle, deux gobelets à la main.
— Vous voulez un café ?
Elle eut envie de dire non, juste pour le faire chier, mais l’odeur eut raison d’elle. En plus, il était huit heures trente. Elle tendit sa main et récupéra le précieux liquide. Le flic s’assit sur le banc en buvant ce qui semblait être du thé noir.
Carla se mit à rôder autour du banc.
— Asseyez-vous. J’ai assez d’éléments pour vous arrêter, mais je suis persuadé que vous n’avez pas tenté de tuer Justin Cruzet. Je ne vous demande pas de me faire confiance, mais de coopérer.
La jeune femme s’installa le plus loin possible du policier et porta à ses lèvres le liquide brûlant.
Arthur Jakes ne posa pas de nouvelles questions, il patienta. La lumière matinale faisait miroiter des reflets blonds dans sa chevelure. Son visage était fermé, sérieux, un peu songeur. Devait-elle lui dire ? Il allait l’enfermer si elle lui racontait ce qu’elle savait. Carla prit une grande inspiration. Ce flic n’avait pas conscience de ce qu’elle s’apprêtait à faire, de ce qu’elle lui donnait. La petite voix d’Halima résonna dans sa tête « Fais-lui confiance ».
— Il dealait, avoua-t-elle finalement. Enfin. On dealait. On a arrêté il y a plus de huit mois.
Arthur ne sembla pas spécialement surpris, il sortit son petit carnet bleu ciel sur lequel il écrivait souvent.
— Il va falloir que vous m’en disiez plus. Comment ça fonctionnait ?
— Les boîtes à musique…
Le visage de l’inspecteur s’éclaira. Il comprenait enfin.
— Vous les utilisiez pour cacher la drogue, c’est ça ?
— Pas seulement. Sur le Dark web, chaque boîte à musique correspondait à un type de drogue. Quand Justin en recevait de son fournisseur, il postait une photo de la boîte à musique correspondante et il attendait les commandes. J’allais chercher la drogue, et les clients me reconnaissaient, car ils voyaient la boîte à musique. Je m’occupais des transferts.
— Vous touchiez de l’argent avec ce trafic ?
— Bien sûr.
En vérité, Carla l’aurait fait gratuitement pour Justin.
— Pourquoi avez-vous arrêté ?
— Justin venait d’acheter sa maison et il venait d’apprendre que Bambi était enceinte. Du coup, je ne sais pas. Il a eu une crise existentielle. Je dois être réglo, je vais être père, un truc dans ce style. On s’est bien engueulé ce jour-là.
— Vous avez continué ?
— Toute seule ? Aucun intérêt.
— Personne d’autre ne vous aidez ?
— Si, parfois. Marc Cournat.
Arthur nota scrupuleusement le nom et le prénom de notre complice.
— À quel type de drogue correspondait la boîte à musique Petit-Prince ?
— Aucune idée. Je ne l’avais jamais vue.
Arthur Jakes se frotta le front, signe évident de concentration.
— La tentative de meurtre est forcément liée à votre trafic, pourquoi utiliser une boîte à musique sinon ?
Carla haussa les épaules en signe d’ignorance. Elle remonta le fil de sa mémoire pour tenter de discerner des éléments qu’elle aurait omis.
— Ce Marc Cournat, il habite dans le coin ? Demanda le flic d’une voix particulièrement intéressée.
— Oui. Mais si j’étais vous, je ne lui rendrais pas visite. Il déteste les flics. Il ne vous répondra jamais et au mieux, si vous insistez, vous vous retrouverez avec le bras cassé.
— Il est obligé de me répondre, c’est la loi. Je viendrai avec deux ou trois hommes.
— Vous comprenez ce que je vous dis ? Il ne vous laissera pas entrer. En plus, il a une carabine et il a tendance à s’en servir. Dès que vous serez partis chercher des renforts, il se barrera et rentrera chez lui quand l’affaire sera classée.
Carla se dit qu’elle irait lui rendre visite dans la journée, il fallait qu’elle le voie avant la police.
— Sinon, nous pouvons y aller ensemble, proposa le policier comme s’il avait lu dans son esprit.
La jeune femme le dévisagea, pesant le pour et le contre.
— Je vous donnerai le micro qui nous enregistre en ce moment même pour vous laisser seule avec lui et pouvoir intervenir si la situation dérape.
Bien sûr qu’il enregistrait tout ce qu’elle lui disait. Ne jamais faire confiance à un flic ! Elle le savait pourtant ! Mais quel bâtard !
— OK. On fait ça. On va le voir demain.
— Non. On y va maintenant.
— Maintenant ?
— Oui. Vous avez autre chose à faire ?
Le policier se leva avec entrain comme s’il était content de leur future échappée. Carla souffla fortement, mais le suivit. Elle se retourna vers l’hôpital et chercha des yeux la chambre de Justin. Son regard tomba sur une petite tête collée à la vitre. Halima. Celle-ci les observait avec un immense sourire. Elle dressa ses pouces vers le ciel en signe de triomphe.
Vraiment spéciale cette môme.
Halima est toujours aussi calme et posée, elle est beaucoup plus facile à aimer que Carla !
Je suis contente de voir progresser l'enquête, c'est vrai que pour le moment, il n'y avait pas vraiment de pistes. Je crois que j'aimerais bien un petit chapitre un peu introspectif où Arthur penserait à tous les éléments qu'il a.
Gros bisous !
Détails :
« Ah l’homme aux bleues ! » : bleus
« On s’est bien engueulé ce jour-là » : engueulés
Ah c'est marrant que tu trouves Carla particulièrement imbuvable dans ce chapitre ! Pourquoi ?
(elle l'est tout le temps pour moi ! ahaha)
C'est sûr qu'Halima est plus facile à aimer que Carla, c'est une enfant et puis elle voit le meilleur chez les gens ! (même chez Carla^^) Ahaha
"Et je me demande aussi ce qu'Arthur lui trouve.. enfin il me semble bien qu'elle lui plaît bien, à sa manière ! Mais je vois mal si c'est une sorte d'intérêt "scientifique" ou simplement humain."=> Je dirai un peu des deux^^ Arthur est au final aussi paumé que Carla, sauf qu'il ne se l'avoue pas trop !
"Je crois que j'aimerais bien un petit chapitre un peu introspectif où Arthur penserait à tous les éléments qu'il a." => J'en parle un peu après mais bon, c'est vrai que l'enquête est en peu en retrait (trop ? )
Pleins de bisous volants <3
Mes hypothèses habituelles haha, navrée
"Hahaha, jsuis certaine que Halima essaie de les caser ensemble, elle me fait trop rire" => Tellement^^ ahaha
Je suis contente si tu t'attaches à tous les personnages ! C'est clairement une histoire de relations entre persos plutôt qu'une histoire policière. Disons que l'histoire policière sert les persos :p
J'aime trop les questions que tu te poses, continue comme ça ! XD
Je file répondre à tes autres coms ! Des bisous <3
Je suis contente si tu as trouvé que les échanges Carla/Arthur étaient savoureux et que le passage Arthur et Halima t'a fait rire :). C'est que j'ai atteint mon but !
Pleins de bisous volants <3