Lors de l’un de leurs entraînements quotidiens, dans la clairière isolée de l’Académie, une soudaine perturbation de l’éther se fit sentir à proximité, alors qu’ils étaient en pleine confrontation.
Elwyn s’apprêtait enfin à riposter, après avoir été acculé à plusieurs reprises, mais il s’interrompit brusquement en voyant le regard de Loyd dévier soudainement. Car même avec les bracelets de restriction, ceux qui étaient sensibles à l’éther restaient capables d’en percevoir la présence et les moindres fluctuations.
— Tu as ressenti ça ? demanda Loyd, la voix tendue, les sens aux aguets.
Le néphilim de la Vie se tourna lentement dans la même direction que son camarade, sans percevoir, dans un premier temps, quoi que ce soit d’inhabituel. La forêt était calme. Trop calme. Ce ne fut qu’en affinant sa perception de l’éther qu’il remarqua un déplacement subtil, régulier, semblable à une lente et profonde aspiration, émanant du cœur des bois.
— Un magicien… ou peut-être un objet magique ? hasarda Elwyn, les sourcils légèrement froncés.
— J’en doute, répondit Loyd en secouant la tête. Je n’ai senti ni mouvement, ni présence autour de nous avant que ça commence.
— Alors, tu penserais à quoi ?
Le regard de Loyd se durcit. Il garda les yeux fixés sur les ondulations d’éther, le souffle ralenti par la concentration.
— Pour moi, une aspiration pareille… c’est le signe qu’un portail du Chaos est en train de s’ouvrir. Pas très loin d’ici.
Elwyn sentit une tension froide glisser le long de sa nuque.
— Un portail ? Tu penses que des créatures des Terres Chaotiques vont apparaître ici ? À Agnos ?
— C’est possible. Il faudrait qu’on aille voir de plus près pour en avoir le cœur net. Tu es prêt à tenter le coup ?
Elwyn hésita une seconde.
— On ne devrait pas plutôt prévenir le professeur Ezekiel ?
— Ce n’est qu’une mission de reconnaissance. On pourra le prévenir après… une fois qu’on sera sûrs de ce qu’il se passe.
— Très bien. Si ce n’est que ça, répondit-il en hochant la tête.
Les deux néphilims se mirent en marche, progressant silencieusement à travers la forêt. Ils connaissaient peu ces lieux, encore peu adaptés à leur entraînement à cause de la difficulté qu’ils avaient à s’y déplacer. Cependant, l’atmosphère avait bel et bien changé.
L’éther saturait l’air de la zone à un point tel qu’il en devenait difficilement respirable pour quiconque n’était pas lié au Plan Éthéré, provoquant la fuite de toute forme de vie animale dans les environs.
À mesure qu’ils avançaient, la pression devenait plus forte. Une anomalie invisible, mais écrasante, les attirait vers un point précis de la forêt. Lorsqu’ils atteignirent enfin l’orée d’une petite clairière, ce qu’ils virent confirma leurs craintes.
Au centre, l’espace était distordu. Lacéré. Des filaments d’ombre et de lumière violette y tourbillonnaient en spirale, tissant dans l’air une trame instable, comme le reflet d’un monde qui n’aurait jamais dû croiser le leur. Et au cœur de ce chaos éthéré flottait une faille ovale, suspendue à quelques dizaines de centimètres du sol. Ses contours frémissaient, aspirant l’éther environnant comme une respiration inversée, vorace.
Un portail du Chaos venait de naître.
Loyd fut le premier à s’avancer, les yeux fixés sur la faille instable. Il plissa les paupières, scrutant les ondulations d’éther.
— C’est bien ce que je redoutais… Mais il est encore instable. On a un peu de temps avant son ouverture complète.
Elwyn resta légèrement en retrait, concentré, observant l’ensemble de la structure.
— Et dire que ce simple point de passage pourrait nous aspirer droit dans les Terres du Chaos… ou pire, laisser passer une horde de créatures jusqu’ici.
Un silence pesant s’installa. La clairière semblait figée hors du temps, comme si la forêt elle-même avait cessé de respirer. Même les feuilles, suspendues à leurs branches, semblaient hésiter à frémir.
Loyd observait toujours les ondulations instables du portail, les bras croisés.
— On ne pourra pas le refermer d’ici, déclara-t-il d’un ton sec.
Elwyn acquiesça, le regard grave.
— Il va falloir atteindre le cristal d’ouverture et le briser.
Un bref silence s’installa entre eux, lourd, presque sacré. Une tension sourde flottait dans l’air, mêlée à la conscience aiguë de ce que leur présence ici impliquait.
Ce qu’ils observaient, ce qu’ils ressentaient, n’avait rien d’un mystère pour eux. C’était une vérité brutale, enseignée à tous ceux qui rêvaient un jour de devenir aventuriers… ou à quiconque s’était un jour attardé sur leurs récits. Tant que le cristal d’éther demeurait intact dans les Terres du Chaos, la faille resterait ouverte. Inexorablement.
— Tu crois que la Divinité Ogme va demander de l’aide pour envoyer une expédition ? demanda Elwyn.
Loyd ne répondit pas tout de suite. Son regard restait fixé sur la déchirure dans l’espace, comme si l’éther lui-même lui murmurait quelque chose.
— Il n’aura pas le choix. À moins que les professeurs de l’Académie soient assez puissants pour refermer cette chose eux-mêmes, finit-il par dire.
— Et si ce n’est pas le cas… ce sera aux aventuriers d’aller s’y brûler les ailes.
Le regard d’Elwyn se durcit légèrement. Il n’était pas un aventurier, pas encore du moins, mais il avait déjà vu, de ses propres yeux, ce qu’une seule créature issue de ces terres pouvait infliger. Il n’avait pas oublié.
— Espérons qu’il trouve un groupe compétent. Et vite, souffla-t-il.
À cet instant précis, une distorsion traversa l’air, violente et glaciale. Une vibration aiguë fendit le silence comme une lame invisible. Le portail pulsa brutalement, plus fort que jamais. Comme un cœur immense, affolé à l’approche de l’éveil.
Loyd se redressa d’un coup, les sens en alerte.
— Il faut rentrer. Maintenant !
Mais alors qu’ils s’apprêtaient à rebrousser chemin, un nouveau portail s’ouvrit brusquement derrière eux, avant de se refermer aussitôt et instinctivement, ils se retournèrent d’un même mouvement.
Une silhouette les attendait à l’orée de la clairière, là où il n’y avait rien quelques secondes plus tôt, immobile, comme si elle avait toujours été là. Drapé dans une longue toge noir-violacée aux reflets mouvants, l’individu les observait avec calme. Son visage restait dissimulé sous un capuchon ondulant, flottant comme au ralenti. Mais ses yeux, deux orbes améthyste, purs, d’un éclat surnaturel, brillaient dans l’ombre.
— Ce portail… il n’est pas là pour laisser passer les êtres du Chaos, déclara-t-il d’une voix posée, presque douce, dont la tonalité ne permettait pas de deviner le genre.
Il s’avança d’un pas silencieux.
— Il est là… pour vous. Pour que vous le traversiez.
Loyd se raidit, ses muscles tendus, se plaçant légèrement devant Elwyn par réflexe, tout en faisant apparaitre une épée longue dans sa main droite.
— Vos yeux… Vous devez être une entité, constata Loyd, encore perturbé par cette soudaine apparition.
Elwyn observa l’entité en question et constata qu’il ne semblait pas hostile envers eux.
— Que voulez-vous dire au juste ?
L’entité ne répondit pas immédiatement. Il leva lentement une main en direction de la faille, ses doigts effleurant l’air comme s’il traçait une ligne invisible dans le tissu même du monde.
— Il se trouve qu’un autre portail s’est ouvert ailleurs dans le monde. Une expédition y a été envoyée pour le fermé… mais ceux qui s’y sont aventurés ont oublié que les Terres du Chaos ne se laissent pas apprivoiser si facilement.
Le regard d’Elwyn se durcit.
— Tu veux dire… qu’ils sont en danger ?
L’entité tourna légèrement la tête vers lui.
— En effet. Ils ont besoin de votre aide… très chers néphilims de la Vie et de la Guerre.
Comme pour appuyer ses mots, des voix se mirent à résonner depuis l’autre côté du portail. D’abord étouffées, lointaines, déformées par l’éther fluctuant puis plus distinctes.
C’étaient des cris. Des fragments d’ordres arrachés par le tumulte, mêlés à des éclats de panique, et un vacarme métallique d’armes s’entrechoquant. Le chaos d’un affrontement désespéré, au bord de la rupture.
Elwyn se figea. Dans ces voix, il n’entendait pas que la peur. Il y avait autre chose. Une volonté. Une rage de vivre. Un instinct de survie.
— Ils sont encore en vie, murmura-t-il, le regard rivé sur la faille vacillante.
Loyd avait pâli. Lui aussi avait entendu. Il reconnaissait ce timbre si particulier, cette intensité crue dans les voix de ceux qui savent. Ceux qui ont compris qu’ils ne tiendront plus longtemps. Que le secours n’arrivera peut-être pas. Mais qui luttent encore par instinct, par devoir ou par simple fierté.
— Ils se battent… Mais plus pour gagner. Juste pour survivre, souffla-t-il, la voix grave.
Le portail pulsa de nouveau, plus fort cette fois. Les sons s’intensifièrent un bref instant, puis se dissipèrent, comme engloutis par une mer d’éther insondable. Il ne restait plus que le bourdonnement sourd, régulier, d’un passage prêt à basculer à tout instant.
Loyd serra les mâchoires.
— Et toi… qu’est-ce que tu y gagnes ? demanda-t-il sans détour, les yeux rivés sur l’entité.
Un sourire infime effleura les lèvres de la silhouette encapuchonnée. Il n’y avait ni moquerie, ni malveillance. Juste une certitude ancienne.
— Le Chaos n’est pas toujours synonyme de mort ou de destruction insensée. Il est aussi changement… voire possibilité, répondit-il doucement.
Il marqua une pause, laissant ses mots s’imprégner dans le silence.
— Je vous offre une passerelle. À vous de choisir si vous souhaitez l’emprunter.
Loyd hésita. Il ne répondit pas. Il n’en avait pas besoin. Il croisa simplement son regard avec celui d’Elwyn, et dans cet échange muet, tout fut dit.
Les cris résonnaient encore en eux. Ils les porteraient, qu’ils le veuillent ou non. Et s’ils tournaient les talons maintenant, ils n’abandonneraient pas seulement des inconnus en détresse, ils renonceraient à ce qu’ils étaient.
À leur rôle et à leur devoir.
Même si cette décision ne leur appartenait pas vraiment.
Même si l’entité qui se dressait devant eux incarnait une force aussi imprévisible que déstabilisante, dont la fiabilité était parfaitement questionnable.
Même si tout cela n’était en réalité qu’un piège savamment orchestré.
Ils n’avaient plus le luxe du doute.
Elwyn inspira profondément, bien décidé.
— On y va.
Loyd hocha la tête, sans la moindre hésitation. Sa résolution était forgée dans l’urgence, trempée dans cette conscience aiguë que le moment ne permettait plus l’indécision.
— Ensemble, confirma-t-il simplement.
Face à eux, l’inconnu esquissa un sourire plus large. Un rictus énigmatique, en contraste avec son immobilité presque surnaturelle. D’un geste lent, il écarta un pan de sa toge et en sortit un petit paquet roulé.
Loyd arqua un sourcil, méfiant. Même Elwyn sembla hésiter un bref instant, captant la nature inhabituelle de ce geste.
Il était composé d’une cape sombre à capuche, fine mais robuste, un masque blanc lisse percé de trois fentes étroites, deux pour les yeux, une pour la bouche, ainsi qu’un pendentif en argent de guérisseur.
Il lança le tout à Elwyn.
— Tiens. Tu vas en avoir besoin, si tu tiens vraiment à ta tranquillité. D’ailleurs, n’oublie pas de rendre le pendentif à Quevdorl après ça.
Elwyn attrapa l’ensemble sans un mot, et s’en équipa aussitôt, dissimulant ainsi ses cheveux et ses yeux.
Et sans plus attendre, tous deux s’élancèrent.
Le portail réagit à leur approche. Ses contours vacillèrent, se dilatèrent dans un frémissement éthéré, comme s’il reconnaissait enfin ceux qu’il attendait. Une lumière violacée pulsa, douce et sourde, puis les engloutit dans un souffle silencieux.
Puis, le calme revint.
Un instant passa. Puis un autre.
Et dans la clairière désertée, l’inconnu demeura seul. Immobile. Drapé dans son manteau d’ombre, il contemplait la faille encore ouverte, son regard brillant d’un éclat indéchiffrable.
C’est alors qu’un souffle fendit l’air, tranchant le silence comme une lame invisible. Une pression familière, glaciale et redoutable, s’abattit sur cette petite clairière.
Ezekiel venait d’apparaître.
L’épée déjà en main, il s’immobilisa à quelques pas du portail, le regard dur. Ses yeux croisèrent ceux de l’inconnu, et aussitôt, l’espace sembla vaciller entre eux.
— Zyrenth. Qu’est-ce que tu fais ici ? Où sont passés les deux gamins ?
La silhouette encapuchonnée inclina légèrement la tête, un sourire à peine perceptible flottant sur ses lèvres.
— Ezekiel, ma demi-aberration préférée. Quel bon vent t’amène ?
Il leva une main dans un geste paresseux.
— Si cela t’intéresse tant, sache que j’ouvre des portes. Et que je regarde qui ose les franchir.
Le professeur s’avança de quelques pas. L’arme était toujours abaissée, mais chaque muscle de son corps était tendu. Ses sens en alerte.
— Ce portail… Qu’as-tu fait ?
— Oh, pas grand-chose en vérité, ce passage n’est pas une menace pour l’académie. Il est une chance. Un test, si tu préfères.
Ezekiel grimaça.
— Une "chance" ? Tu appelles ça une chance, les envoyer dans les Terres du Chaos sans la moindre préparation ?
Zyrenth pencha légèrement la tête, comme s’il contemplait une évidence que lui seul percevait.
— Nous vivons dans un monde rude, Ezekiel. Il faut qu’il s’en rende compte le plus tôt possible.
Le ton singulier fit tiquer Ezekiel. Une fraction de seconde de flottement… puis il comprit. Il parlait d’Elwyn.
— Il est encore trop tôt pour ça… Qu’en aurait pensé Akeso ? Que penserait-elle de ce que tu fais subir à son fils en ce moment même ?
— Il n’est jamais trop "tôt" pour qu’une entité accomplisse son devoir. Et rappelle-toi qu’Akeso n’est plus là pour donner son avis.
Il marqua une brève pause.
— Et puis, dis-moi, Ezekiel… que crois-tu qu’elle aurait pensé des méthodes d’Ogme ? Comme lui verrouiller la mémoire, par exemple ?
Ezekiel resta silencieux. Il le savait, toute tentative d’intimidation serait vaine. Il connaissait la nature de Zyrenth. Son rôle. Son étrangeté fondamentale dans l’équilibre du monde, même si beaucoup préféraient l’ignorer ou le classer parmi les entités “non fiables”.
Le professeur le fixa longuement, le regard dur, mais sans colère.
— Tu sèmes toujours les graines du désordre… mais tu ne restes jamais pour en observer toutes les conséquences.
Il marqua une pause.
— Ou alors tu disparais, une fois que tu réalises, souvent trop tard, que tu as perdu le contrôle, et tu reviens avec une autre Divinité, espérant limiter les dégâts provoqués par tes propres manigances.
Un éclat singulier traversa les yeux améthyste de l’entité. Ni colère, ni ironie. Seulement cette certitude ancienne et inaltérable propre à ceux qui connaissent les fondations du monde.
— Tu le sais, Ezekiel. Je n’ai de comptes à rendre à personne ici-bas. Seul le Grand-Créateur peut me juger.
Il marqua un silence, presque pensif.
— Et oui, il m’arrive de commettre des erreurs… tout comme lui, d’ailleurs. C’est précisément pour cela que je peux faire bouger les Divinités, et que lui peut mobiliser les Grands-Gardiens.
Derrière eux, le portail continuait de pulser lentement, dans une cadence irrégulière, semblable à une respiration étrangère et instable. Ezekiel jeta un bref regard vers la faille, puis reporta son attention sur Zyrenth.
— Je vais aller les chercher.
— Tu ne passeras pas, répondit Zyrenth avec calme.
Son ton était doux, presque bienveillant. Mais l’autorité qui l’imprégnait ne laissait aucune place à la négociation. C’était un mur invisible, sans hostilité mais inébranlable.
Ezekiel fit un pas en avant, resserrant lentement sa prise sur la garde de son épée.
— Tu ne peux pas m’en empêcher.
— En effet. Mais je n’en ai pas besoin. Le portail lui-même ne t’acceptera pas. Ce passage a été façonné uniquement pour eux.
Le silence tomba, tendu. Ezekiel plissa les yeux, sondant la faille du regard. Il savait que Zyrenth disait vrai.
— Tu n’as pas le droit de décider ça, grogna-t-il.
Zyrenth haussa légèrement les épaules, avec le détachement d’un maître lassé par l’incompréhension de son élève.
— Ce n’est pas une question de droit, Ezekiel. C’est une question de fonction. De rôle.
Il désigna brièvement le sol, la forêt, le temps suspendu autour d’eux.
— Le tien est ici, à veiller sur cette île. Sur cette académie.
Puis il pointa un doigt vers la faille encore vibrante.
— Le leur, à cet instant, est là-bas. À faire ce qu’ils savent faire de mieux.
Ezekiel le fixa longuement. Son regard était dur, ses traits crispés.
— Et toi, alors ? Quelle est ta place dans tout ça ?
Un mince sourire se dessina sur les lèvres de Zyrenth, chargé d’une franchise désarmante.
— Moi ? Je crée du mouvement, Ezekiel.
Son regard se perdit un instant dans le scintillement chaotique du portail.
— En ce monde, tout ce qui stagne finit toujours par devenir mortellement ennuyeux. N’est-ce pas ?