Une ultime pulsation violacée déchira l’espace, puis s’évanouit lentement. Le souffle du portail s’effaça tel un soupir hésitant à mourir, laissant place à un silence lourd, presque surnaturel.
Elwyn et Loyd émergèrent de l’autre côté, leurs sens encore en alerte à cause de la traversée. Sous leurs pieds, le sol était sec mais ferme, recouvert d’une herbe rase à la teinte d’émeraude ternie.
Devant eux s’étendait une vaste plaine vallonnée où quelques bosquets isolés, tordus par les vents incessants, parsemaient le paysage telles des sentinelles oubliées. L’air était léger, parcouru d’une brise familière rappelant Agnos.
Au-dessus, le ciel était bas et chargé de nuages pâles qui filtraient une lumière diffuse et voilée. Aucune route, aucune ruine ni aucune trace de construction n’étaient visibles. Seulement la terre brute, imprégnée du silence d’un passé oublié.
Derrière eux, la faille du portail s’estompait lentement, ne laissant qu’un léger halo flottant dans l’air, battant au rythme lent et régulier d’un portail encore éveillé. Stabilisé, mais vigilant.
Loyd fut le premier à se retourner, ses yeux plissés cherchant un détail crucial.
— Regarde…, murmura-t-il en pointant la lame de son épée vers l’horizon.
Un mince faisceau pourpre s’élevait silencieusement derrière le portail, dessinant dans l’air une ligne d’éther qui s’étirait vers un promontoire rocheux, à demi caché par les reliefs.
Leurs regards suivirent cette ligne subtile jusqu’à distinguer une lueur familière entre deux rochers. Là, enchâssée dans la pierre, une sphère cristalline pulsait doucement, semblable à un cœur minéral palpitant d’une lueur violette.
— Voilà notre cristal de portail, confirma Loyd.
— C’est plus petit que ce à quoi je m’attendais, confia Elwyn.
Ils n’avaient pas besoin de préciser qu’il était impératif de ne pas y toucher. Pas pour l’instant, du moins. Détruire ce cristal entraînerait la fermeture immédiate du portail, les condamnant à chercher un autre chemin de retour ou à emprunter celui utilisé par l’expédition disparue, sans savoir où dans le monde ils réapparaîtraient.
Après un bref échange de regards, ils contournèrent prudemment la butte pour s’approcher discrètement du promontoire. Les cristaux étaient rarement laissés sans protection, et aucun d’entre eux ne souhaitait prendre de risques inutiles.
— Aucune défense visible, du moins pour le moment, constata Loyd à voix basse.
— Mais si des monstres rôdent dans les environs, ils finiront forcément par arriver ici, répondit Elwyn.
Tous deux se figèrent un instant, attentifs au moindre signe suspect. Le vent portait peu d’odeurs, mais Loyd, l’œil vif, indiqua soudain une marque sur le sol.
— Là, regarde… Des empreintes fraîches.
À quelques pas seulement du promontoire, la terre portait clairement des marques récentes. Des empreintes de bottes, nombreuses, serpentaient vers l’est, disparaissant entre les ondulations du terrain.
— Ce doit être l’expédition, remarqua Elwyn.
Loyd s’agenouilla pour mieux examiner les traces.
— Pas uniquement des bottes… Tu vois ? Il y a aussi des empreintes plus légères, pieds nus, probablement des gobelins. Et là, ces autres, plus larges et plus profondes… Des orcs, sans doute. Ils sont vraiment nombreux…
Elwyn fronça les sourcils, le regard inquiet fixé vers l’horizon.
— Alors nous n’avons pas une seconde à perdre.
Sans hésitation, ils suivirent la piste, s’éloignant progressivement du faisceau violacé qui pulsait doucement dans leur dos, seul lien tangible avec leur unique porte de retour vers Agnos.
Le relief se fit plus accidenté à mesure qu’ils progressaient, suivant les traces éparses. Parfois dissimulée par l’herbe haute, la piste réapparaissait sous forme de pièces d’équipement abandonnées par des monstres abattus ou de flèches fichées çà et là dans le sol.
Loyd avançait en tête, silencieux et aux aguets, tandis qu’Elwyn fermait la marche, surveillant constamment leurs arrières et les alentours.
Aucun animal ne semblait habiter ces lieux silencieux. Seuls leurs pas troublaient l’étrange sérénité ambiante. Puis, après avoir franchi une dernière crête, ils débouchèrent sur une dépression naturelle circulaire, cernée par des buttes rocheuses.
Le sol ici portait les marques évidentes d’une bataille.
Plusieurs impacts noircis par des sorts de faible puissance parsemaient la terre. Des touffes d’herbe avaient été arrachées par un violent coup d’arme contondante. Des traces de pas désordonnées témoignaient d’une mêlée confuse, et partout, des traînées sombres, incrustées dans la terre comme un sinistre rappel.
Loyd s’accroupit, effleurant du doigt une marque calcinée.
— Sort de feu… faible puissance, mais précis.
Elwyn repéra plusieurs éclats de flèches brisées, fichées dans le sol ou contre les rochers.
— Certaines flèches sont mal conçues, remarqua-t-il.
Loyd hocha la tête avec un air d’expert.
— Travail de gobelin, sans aucun doute. Il faudra rester prudents, ils sont maîtres dans l’art de l’embuscade et des attaques en submersion.
— Alors les aventuriers voulaient sûrement réduire leur nombre ici, avança Elwyn.
— Sans doute… Ici, personne ne pouvait se mettre à couvert efficacement.
Ils reprirent leur progression, le paysage devenant encore plus accidenté. Puis, au détour d’un promontoire, la plaine se resserra en une cuvette naturelle, bordée à l’est par une lisière boisée, le seul abri visible alentour.
Et c’est là qu’ils les virent.
À demi dissimulées derrière les rochers, trois silhouettes étaient regroupées autour d’un corps étendu sur le sol. L'une d'elles, un homme vêtu d’une armure légère en cuir souple, usée mais bien entretenue, se tenait en alerte. Ses cheveux châtain clair étaient tirés en arrière, dégageant un visage marqué par une fine cicatrice le long de la mâchoire. Ses yeux gris, vifs et inquiets, scrutaient les environs avec une vigilance presque animale.
À leur approche, il se retourna brusquement, bandant son arc, une flèche déjà prête à être décochée. Sa méfiance s’estompa alors rapidement, mais fut remplacée par une surprise manifeste, lorsqu'il reconnut la nature des deux arrivants.
— Qui êtes-vous ? lança-t-il, le souffle court.
Loyd fit instantanément disparaître son épée longue, puis leva les mains en signe de paix. Il s’avança lentement, jaugeant la scène d’un regard vif et précis.
Installé de manière précaire sur une grosse pierre, un magicien humain d’une trentaine d’années, au visage émacié, semblait au bord de l’effondrement. Sa peau pâle luisait de sueur, et ses yeux cernés trahissaient un épuisement profond. De longs cheveux noirs, en bataille, encadraient son visage creusé. Il portait une robe de voyage sombre, renforcée de cuir aux épaules et aux avant-bras, souillée de poussière et de sang séché. Une blessure profonde à la cuisse droite l’obligeait à s’agripper à son bâton catalyseur pour ne pas chanceler. Le sang continuait de s’infiltrer, goutte à goutte, à travers les fibres du bandage improvisé.
À ses côtés, un nain en armure complète était à genoux, soutenant le torse inerte d’un guerrier tombé. Large d’épaules, le visage buriné par les années et marqué d’une cicatrice sur la joue gauche, il arborait une barbe rousse, entremêlée de mèches grises, soigneusement tressée. Son regard sombre était tourné vers le défunt, empli d’un respect silencieux.
Le corps reposait lourdement entre ses bras. C’était un homme des steppes d’une quarantaine d’années, à la peau tannée par le soleil et les vents. Ses traits anguleux et sa chevelure noire tressée trahissaient ses origines nomades. Sa carrure massive avait été brisée par un coup d’une violence inouïe. Sa poitrine avait littéralement été broyée, sans doute par une arme contondante de grande taille. Des entailles multiples, fines mais profondes, zébraient ses jambes.
À ses côtés reposait son épée à deux mains, une lame longue et épaisse, forgée pour fendre aussi bien l’armure que la chair. Son fil portait encore les traces du combat, poisseux de sang séché. La garde, simple mais robuste, était ornée de gravures tribales aux motifs ondulants. Le cuir de la poignée, usé par les années et les batailles, avait épousé la forme de ses mains calleuses.
— Nous venons vous prêter main-forte, répondit calmement Loyd.
Un silence tendu s’installa. L’archer hésita, le regard incertain, partagé entre soulagement et suspicion. Il finit par abaisser légèrement son arc, sans détendre complètement la corde.
— Pourquoi un néphilim de la Guerre s’intéresserait-il à une simple mission d’extermination de gobelins ? demanda-t-il, après avoir observé minutieusement les deux nouveaux venus, son regard s’étant arrêté sur l’individu dissimulé sous une capuche et un masque blanc.
— Parce qu’un portail du Chaos vient de s’ouvrir près de chez nous. Nous l’avons franchi pour enquêter et vos traces nous ont conduits jusqu’ici.
— Un autre portail… ouvert ? répéta le magicien dans un souffle rauque, sa main crispée accentuant la pression sur sa blessure.
Il tenta alors de redresser légèrement le torse, pour mieux voir les nouveaux venus, mais son corps protestait à chaque mouvement. Sa respiration était hachée, son regard fébrile.
Elwyn s’avança d’un pas, calme et sûr.
— Je peux vous aider, si vous le souhaitez, proposa-t-il en montrant le pendentif d’argent qu'il portait.
— Un guérisseur ? Eh bien, la chance me sourit finalement, répondit le magicien avec un sourire soulagé.
Elwyn s’agenouilla à ses côtés et retira délicatement le bandage ensanglanté, dévoilant la plaie béante, puis posa sa main gauche au-dessus de l’ouverture afin de l’examiner.
L’éther en lui s’éveilla, et sous ses mains, une lumière pâle aux reflets verts et dorés se mit à luire. Non pas vive ni agressive, mais douce, presque végétale. Elle s’écoula doucement entre ses doigts comme un fluide translucide, venant baigner la plaie ouverte d’une chaleur apaisante.
Les tissus endommagés frémirent, puis, lentement, très lentement, se mirent à vibrer, comme s’ils retrouvaient leur mémoire. Les bords déchirés de la peau s’approchèrent l’un de l’autre, pulsant d’un éclat chaud, puis se ressoudèrent, millimètre par millimètre. Les vaisseaux sanguins, invisibles à l’œil nu, se reconnectèrent d’eux-mêmes dans une harmonie silencieuse.
Le magicien, d’abord crispé, se détendit peu à peu. Il réalisa, avec un souffle tremblant, qu’il ne ressentait ni douleur ni brûlure. Ses yeux écarquillés suivaient l’évolution de sa jambe comme s’il observait un miracle ancien. Le tissu musculaire, auparavant lacéré, se régénérait avec une précision surnaturelle, sans excès ni boursouflure.
En réalité, Elwyn transformait son éther en cellule afin de combler les fragments manquants de chair, muscle, vaisseaux, nerfs… tout ce qui avait été arraché par la blessure. Il veillait à ce que chaque fibre reprenne exactement sa place, que chaque tension musculaire s’adoucisse, sans provoquer de rejet ou de tension interne.
Enfin, la peau se referma, souple et lisse, sans laisser la moindre cicatrice.
En quelques secondes, la plaie béante était refermée et le magicien regardait sa jambe, incrédule, passant doucement les doigts sur la peau neuve comme pour vérifier qu’il ne rêvait pas.
— Par les Divinités… murmura-t-il, c’est comme si ça n’avait jamais existé.
Le nain releva la tête et lança un regard empreint d’admiration vers Elwyn.
— J’ai vu bien des guérisseurs à l’œuvre, mais jamais rien de tel.
Le magicien fixa soudain Elwyn avec intensité.
— Une Entité du Domaine de la Vie ! s'exclama-t-il en remarquant l’absence de catalyseur.
Elwyn se contenta d’un signe de tête, se redressant. Son souffle était légèrement plus court, sa cuisse droite était devenue douloureuse pendant les quelques secondes qui suivirent le soin.
“Heureusement que le masque a réussi à cacher la brillance de mes yeux pendant le soin…“
Loyd l’observa d’un coup d’œil.
— Ça va aller ?
— Oui, ça va. Juste le contre coup.
— Dommage qu’il soit trop tard pour lui, intervint tristement le magicien en désignant le corps inanimé du guerrier.
— Que lui est-il arrivé ? demanda respectueusement Elwyn.
— Il a tenu tête à toute une vague de monstres. Il a voulu faire diversion quand tout a dérapé, expliqua le nain d'une voix grave.
— C’était censé être une simple mission de fermeture de portail… On savait que des gobelins et des orques rôdaient encore dans la zone. Mais on s’est fait piéger. Ils étaient bien plus nombreux que prévu… une véritable horde. Ils s’étaient scindés en plusieurs groupes pour mieux nous encercler, ajouta le nain, la voix lourde de désillusion.
— Une embuscade, confirma Loyd, le regard sombre.
— Oui… notre guerrier a hurlé pour attirer leur attention et a foncé droit dans le tas, brandissant son épée à deux mains. Notre éclaireuse, et cheffe, les a ensuite menés vers la forêt, là-bas, à l’est. Elle comptait réduire leur nombre à distance. On devait la rejoindre ensuite… mais lui…
Il désigna le corps du guerrier, la voix se brisant.
— Il n’a pas tenu. Il en a abattu au moins six. Mais ils étaient trop nombreux.
Le silence retomba un instant. Seul le vent bruissait dans l’herbe, portant l’écho lointain d’un danger encore présent.
L’archer s’approcha alors du groupe. Il venait de quitter son poste de surveillance en voyant l’effet du soin. Son regard était celui d’un homme épuisé, mais profondément soulagé.
— On n’aurait pas tenu longtemps dans cet état. Votre arrivée est une bénédiction.
— En espérant que le pire soit derrière nous…, murmura le magicien.
Loyd tourna son regard vers la lisière sombre de la forêt. Les arbres, élancés et serrés, formaient un rempart naturel, presque menaçant. La lumière tamisée peinait à s’y frayer un passage, comme si le bois lui-même refusait de révéler ce qu’il abritait.
— Tu penses qu’elle est encore en vie ? demanda Elwyn à voix basse, les yeux fixés sur les fourrés immobiles.
Loyd resta un instant silencieux, à l’écoute. Puis il plissa les yeux, comme pour percer l’ombre végétale.
— Si elle a gardé l’initiative, elle doit encore les ralentir. Mais si elle s’est faite encercler…
Il ne termina pas sa phrase. Il n’en avait pas besoin.
— Espérons qu’elle ait pu grimper aux arbres, conclut-il finalement, la mâchoire serrée.
Elwyn se redressa, déterminé.
— Alors on va la chercher.
Loyd acquiesça sans un mot, mais ses yeux trahissaient une tension intérieure, une volonté plus tranchante encore que sa lame.
— Et on va finir ce que cette équipe a commencé.
À côté d’eux, le magicien prit appui sur le rocher le plus proche pour se relever. Il testa sa jambe en transférant son poids d’un pied à l’autre, puis hocha la tête avec une grimace de détermination.
— Je peux marcher et encore lancer quelques sorts.
Le nain, jusque-là à genoux près du corps du guerrier, tira lentement la cape de son compagnon pour recouvrir son visage. Il demeura un instant figé, les yeux clos, une main posée sur le front du défunt en guise d’adieu silencieux. Puis, dans un souffle discret, il se redressa. Sa lourde armure grinça sous l’effort. Il s’empara de son bouclier, puis de son marteau de guerre, le regard sombre et résolu.
— Moi aussi je viens. Tant qu’il me reste un bras pour tenir mon bouclier, je peux encore être utile, dit-il d’une voix rocailleuse.
— Et moi aussi, conclut l’archer, ajustant son carquois presque vide.
Loyd les observa tour à tour, jaugeant d’un seul regard l’état physique et l’armement de chacun. Son attention se fixa finalement sur l’épée à deux mains du guerrier tombé, encore posée près du corps recouvert. Il s’en approcha lentement, puis s’en saisit avec respect, la relevant à hauteur de regard.
— Du vrai travail de barbare… Mais elle est solide. Et elle a déjà fait ses preuves. Plusieurs fois, même. Au nom de mon Domaine, je ne vais pas te laisser sur une défaite.
Alors qu’il prononçait ces mots, son éther s’éveilla en lui. Une onde imperceptible parcourut ses bras, jusqu’à ses mains. La lame vibra sous l’effet de cette énergie guerrière, et un rouge incandescent s’empara peu à peu du métal. Elle se mit à luire doucement, comme si elle venait tout juste d’être sortie d’une forge. Des fissures de lumière parcoururent son tranchant, qui se régénéra instantanément, affûté à la perfection.
Loyd la fit tourner une fois dans sa main, sentant son équilibre. L’arme reconnaissait déjà son nouveau porteur.
Il se tourna ensuite vers le reste du groupe.
— Vous trois, restez à l’arrière. Nous ouvrons la marche, déclara-t-il d’une voix ferme, que nulle contestation ne vint troubler.
Son ton ne souffrait aucune objection, mais il n’était ni hautain, ni condescendant. C’était une nécessité tactique.
— On se déplace vite et bas. Pas de feu, pas de bruit inutile. Si on tombe sur des gobelins en patrouille, on élimine vite. S’ils donnent l’alerte, on se prépare au pire.
— Compris, répondit le magicien en tirant un tissu autour de sa gorge.
— On va la ramener, assura Elwyn en fixant l’orée de la forêt.
— Et on ne laisse plus personne derrière, ajouta le nain.
Le petit groupe se mit alors en route. Loyd et Elwyn en tête, les pas souples et lents. Les trois aventuriers leur emboîtèrent le pas, silencieux, mais l’allure tendue.
Devant eux, les ombres des arbres semblaient palpiter d’un souffle invisible. L’écho des affrontements passés flottait encore dans l’air. Mais ils avançaient. Ensemble.