Le magicien vacilla soudainement. Une flèche venait tout juste de se ficher dans sa cuisse droite, lui arrachant un gémissement alors que sa jambe, désormais ensanglantée, refusait de le porter. Chaque pas devenait un supplice. Le groupe n’avançait plus. Ils n’avaient plus le luxe de fuir.
Le défenseur nain balaya les alentours du regard. Les buttes autour d’eux formaient un entonnoir parfait pour une embuscade. Il leur fallait disparaître. Immédiatement.
— Là-dessous, gronda-t-il, en pointant une dalle rocheuse partiellement dissimulée par des herbes folles.
Ils dégagèrent en hâte quelques touffes sèches, révélant une cavité naturelle creusée dans la pierre. Elle n’était pas assez grande pour dissimuler tout le groupe, mais suffisante pour en protéger une partie.
Le magicien s’y glissa en premier, soutenu par l’archer. Sa jambe saignait toujours, mais il parvint à se caler contre la paroi, haletant. L’archer s’installa à ses côtés, arc en main, les yeux déjà tournés vers l’extérieur.
L’éclaireuse se tourna alors vers le défenseur nain.
— Reste avec eux et protège-les. On va faire diversion, les attirer vers la forêt, dit-elle d’un ton rapide mais assuré.
Le nain acquiesça sans discuter. Il traîna son large bouclier derrière lui et le cala à l’entrée de la cavité pour en masquer l’ouverture autant que possible. Une fois cela fait, il se plaça en garde, prêt à défendre ses compagnons jusqu’au dernier souffle.
Sans attendre, l’éclaireuse attrapa son arc court et rejoignit le guerrier, déjà en train de s’éloigner d’un pas rapide en direction de la plaine ouverte. Le moment était venu de détourner l’attention des monstres.
Mais la cachette, bien que discrète, ne suffirait pas à échapper à un flair bestial ou à un œil exercé. Le magicien, haletant, leva son bâton. Le catalyseur enchâssé dans son pommeau se mit à luire faiblement.
— Je peux encore faire ça…
Il posa l’extrémité lumineuse contre la roche et murmura quelques mots à peine audibles. Un frisson imperceptible parcourut l’air, et l’entrée de la cache se couvrit d’un rideau végétal, tissé d’herbes et de racines, masquant le passage à la vue.
— Ce n’est pas grand-chose… souffla-t-il, trempé de sueur. Mais ça les ralentira… s’ils cherchent au mauvais endroit.
Le nain hocha la tête, impressionné. L’archer, silencieux, observait déjà les hauteurs à travers une fissure dans la roche. Son arc en main, il guettait les formes mouvantes entre les buttes.
— Ils approchent…
Le grondement sourd de pas précipités se faisait entendre à l’extérieur.
Dehors, le guerrier des steppes et l’éclaireuse étaient restés à découvert, les visages tournés vers la forêt lointaine. Le regard du guerrier se posa une dernière fois sur ses camarades cachés. Il acquiesça, empoigna son épée à deux mains… et s’élança dans un hurlement de guerre.
— Par ici, sales vermines ! Pour Asagar !
La plaine s’embrasa de cris et de bruits de guerre. Le guerrier faucha un gobelin d’un revers brutal, enchaîna sur un second dans la foulée. Les monstres surgirent de toutes parts. Deux orcs massifs se joignirent à la mêlée.
Pendant ce temps, l’éclaireuse, restée légèrement en retrait, décocha une flèche dans la gorge d’un gobelin qui tentait de contourner son compagnon. Une deuxième flèche vint transpercer l’épaule d’un archer ennemi. Puis, sans attendre, elle se lança à découvert vers la lisière boisée, filant comme une ombre, tout en tirant sur les tireurs ennemis.
Derrière elle, le combat faisait rage.
Le guerrier tenait bon. Trop bon. Il avait déjà abattu quatre gobelins et mis un orc à genoux d’un coup d’estoc dans le ventre. L’éclaireuse, à quelques mètres de là, couvrait sa progression, abattant les archers ennemis un à un pour leur ouvrir un passage.
C’était le plan. Ralentir les monstres, puis battre en retraite ensemble jusqu’à la lisière. Se fondre dans la forêt. Renverser la situation.
Mais il ne reculait pas.
Une flèche siffla près de son oreille tandis qu’elle décochait un nouveau trait. Un gobelin s’écroula. D’un regard bref, elle le chercha dans la mêlée.
Et elle comprit.
Il ne fuyait pas. Il tenait sa position, malgré le danger, malgré leurs accords. Comme s’il savait.
Un cri rauque l’alerta. Elle le vit chanceler. Une lame venait d’entailler sa cuisse et un gobelin surgit dans son dos et frappa violemment derrière ses genoux. Il trébucha, vacilla, tenta de se relever, trop lentement.
Une masse s’abattit sur son épaule dans un choc brutal. Il grogna, serra les dents, leva une dernière fois son épée dans un geste de défi… Puis un second coup, frontal et implacable, lui fracassa la poitrine dans un craquement sourd, presque étouffé par le tumulte.
Il s’effondra.
Elle s’arrêta un instant, figée. Son cœur se serra. Elle voulut hurler, revenir, tirer, sauver ce qui pouvait l’être. Mais c’était déjà trop tard.
Derrière elle, les gobelins fondaient comme une meute affamée, hargneux, les yeux brillants de cruauté, excités par l’odeur du sang et l’appel de la victoire. Ils étaient encore une bonne vingtaine, nerveux, surexcités, piaillant entre eux dans leur langue gutturale. Et parmi eux, avançant avec une lenteur pesante et une détermination brutale, une douzaine d’orcs se frayaient un chemin. Masses en main. Lames épaisses et sourires carnassiers aux lèvres.
Elle n’avait plus le choix.
Elle tourna brusquement les talons et s’élança vers la forêt. Les branches griffaient alors ses bras, les ronces s’accrochaient à ses jambes, les racines tentaient de la faire trébucher, mais elle courait. La rage la consumait, brûlant dans ses veines comme un feu indomptable. Chaque battement de cœur frappait plus fort, poussant ses jambes à aller plus vite, plus loin.
Elle n’abandonnerait pas. Pas tant qu’il resterait un monstre à abattre. Pas tant que la mort du guerrier n’aurait pas servi à quelque chose.
La forêt s’était refermée sur elle comme un piège vivant.
Le tumulte de la bataille n’était plus qu’un grondement lointain, étouffé par l’épaisseur des feuillages. Seul le craquement discret des branches sous ses pas trahissait encore sa présence.
L’éclaireuse avançait à pas feutrés, le souffle court mais maîtrisé, chaque sens tendu à l’extrême. Ses muscles vibraient encore de la course effrénée, mais son esprit restait clair, focalisé.
Le guerrier était tombé, et elle ne comptait pas laisser cela impuni. La douleur se mêlait à la rage, forgeant en elle une détermination implacable. Chaque monstre qu’elle croiserait désormais paierait le prix de son sang.
Elle savait qu’on la poursuivait. Elle l’avait voulu. Les gobelins et les orcs s’étaient jetés à sa suite, persuadés de la traquer. Mais c’était elle qui les guidait, les tirant loin de la plaine, loin de leurs cibles initiales.
Elle les isolait. Les désorientait.
Ils avaient abandonné l’avantage du nombre pour la suivre dans un territoire qui n’était plus le leur.
Un premier orc, égaré, n’avait pas vu la flèche. Il était tombé net, la gorge transpercée. L’instant d’après, elle avait disparu dans les hauteurs, glissant entre les branches, changeant de position comme un souffle dans le vent.
Elle bondissait de tronc en tronc, arc à la main, flèche prête, ne restant jamais plus de quelques secondes au même endroit. Elle était l’ombre des feuillages, une présence insaisissable.
Et chaque fois qu’elle frappait, un monstre tombait.
Mais cette fois, l’un d’eux la vit.
Un orc plus massif que les autres, au teint grisâtre, leva brusquement les yeux. Leurs regards se croisèrent. Il poussa un rugissement et lança sa masse avec une force démesurée.
Elle tenta d’esquiver.
Le projectile frôla son visage dans un sifflement, arrachant un éclat sanglant. Un choc fulgurant. Elle perdit l’équilibre.
Sa chute fut brutale. Elle roula sur le sol, tentant d’absorber l’impact, mais la douleur explosa dans sa tête. Une chaleur poisseuse se répandit le long de son cou. En portant une main tremblante à son visage, elle sentit sa chair lacérée.
Un morceau de son oreille gauche avait été arraché.
Un souffle rauque lui échappa. Pas un cri. Pas une plainte.
Elle n’avait pas ce luxe.
Des bruits de pas s’approchaient. L’orc, grisé par son lancer, avançait. Deux gobelins lui emboîtaient le pas, lames nues.
Elle n’avait plus le choix.
Elle rangea son arc, se redressa d’un bond, dégainant son épée elfique dans un geste fluide. La dague suivit, inversée dans sa paume.
Quand ils passèrent à portée, elle attaqua.
La lame siffla, fendant l’air avec un son sec, presque étouffé par le grondement de son propre sang dans ses oreilles, avant de trancher la gorge du gobelin de tête. La résistance brève de la chair, la chaleur soudaine sur ses doigts… Puis il s’effondra, les yeux déjà vitreux.
Le second recula, surpris, sa lame tremblante entre ses mains crasseuses. L’orc, lui, chargea.
Elle pivota, sentit l’odeur âcre de sa peau grasse passer tout près, l’épaule effleurant presque sa joue. Elle glissa sur le sol humide, la boue éclaboussant ses mollets, et planta sa dague dans la cuisse du monstre. Un cri rauque lui vrilla les tympans. Le sang, lourd et épais, jaillit sur sa main. Mais elle était déjà hors d’atteinte.
Ce n’était plus une chasse.
C’était une danse.
Une danse sanglante, menée au rythme de sa colère et du martèlement de son cœur.
Frappe. Esquive. Sentir le souffle de la mort passer à un souffle de peau. Disparaître.
Elle ne cherchait pas la mise à mort immédiate. Elle préférait la morsure lente. Éroder leur force, fissurer leur assurance, dévorer leur patience. Ils étaient dans sa forêt, et elle comptait faire de chaque arbre un bourreau silencieux.
Elle bondit dans un arbre. Ses bras brûlaient sous l’effort, ses paumes glissaient sur l’écorce rugueuse, ses ongles accrochant la mousse. Sa vision se brouillait par le sang qui perlait sur sa tempe, glissant jusque dans sa bouche, au goût métallique et amer. Mais dans ses yeux brûlait une lueur indomptable.
Elle banda son arc, sentit la corde vibrer sous ses doigts, puis lâcha. La flèche fila dans l’air et le dernier gobelin s’écroula, les membres agités d’un dernier spasme.
L’orc hurla. Un son guttural, animal, qui vibra jusque dans sa cage thoracique. Fou de rage, il frappait à l’aveugle les troncs alentours. Chaque coup faisait voler des éclats d’écorce qui la piquaient au visage. Sa masse labourait l’air dans de larges arcs, écrasant le bois avec un bruit sourd.
Mais ses yeux ne voyaient plus rien.
Elle, même blessée, s’était déjà dissoute dans les ombres, son souffle régulier se confondant avec celui de la forêt. Invisible. Intouchable.
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À plusieurs centaines de mètres de là, la forêt formait une ligne sombre, presque menaçante, au bord de la plaine.
Loyd ralentit l’allure, puis s’accroupit, un genou au sol. Ses yeux suivaient un entrelacs d’empreintes dans la terre légèrement humide. Les plus légères, profondes juste ce qu’il fallait, appartenaient sans doute à une femme rapide et agile. Mais autour, d’autres marques, plus larges et plus profondes, avaient été imprimées par des pieds massifs et lourds, des orcs. Entre elles, des empreintes plus irrégulières, griffées, nerveuses, la signature des gobelins.
— Elle les attire vers l’intérieur…, souffla-t-il, ses doigts suivant machinalement le tracé d’une piste.
Elwyn se tenait derrière lui, le regard fixé sur la lisière.
— On dirait qu’elle tient bon.
— Elle tient, oui… mais pour combien de temps ? répondit Loyd, le ton grave.
Il se releva d’un mouvement fluide et reprit sa marche, accélérant progressivement. Ses gestes étaient précis, calculés. Pas un mot de trop. Pas un regard inutile. Les traces montraient que la chasse était en cours et chaque minute qui passait augmentait la probabilité de tomber sur un corps plutôt que sur une alliée vivante.
Derrière, le nain, l’archer et le magicien les suivaient à quelques mètres. Chacun veillait à poser les pieds là où le précédent avait marché, limitant au maximum le bruit sur la terre sèche. Le cliquetis métallique de l’armure du nain se faisait discret, amorti par la tension qui pesait sur tout le groupe.
Ils passèrent près de plusieurs signes d’affrontement, une flèche gobeline plantée dans le tronc bas d’un arbuste, éclatée à l’impact, une entaille fraîche sur la mousse d’un rocher, un morceau de corde effilochée pendant d’une branche basse.
Puis Loyd s’arrêta net.
Il s’accroupit, posa deux doigts sur le sol et écarta quelques brins d’herbe. Une éclaboussure sombre tachait la terre. Elle n’avait pas eu le temps de sécher.
— Du sang… et pas celui d’un monstre, dit-il, la voix plus basse encore.
— Ce n’est pas bon signe… mais ça n’a pas l’air grave, répondit Elwyn sur le même ton.
— Tu as raison. Mais ne traînons pas.
Ils reprirent leur progression, cette fois au pas de course, longeant un creux du terrain pour limiter leur exposition. Plus ils approchaient de la lisière, plus l’air changeait. L’odeur humide des sous-bois commençait à remplacer celle, sèche, de la plaine. Les bruits lointains de la bataille s’éteignaient, remplacés par un silence épais, presque étouffant.
Le sol s’assombrit sous les premières ombres portées par les grands arbres. Une fine poussière de feuilles mortes se souleva sous leurs pas. L’impression d’entrer dans un lieu clos, où chaque craquement, chaque respiration, pouvait trahir leur présence, s’accentua.
— On reste groupés, murmura Loyd en franchissant la première rangée de troncs.
L’ombre les engloutit et la traque bascula dans un autre monde.
Un rugissement guttural fendit le silence. Il venait de plus loin, sur leur droite, suivi du fracas sec d’une masse contre un tronc.
Loyd pivota aussitôt, le visage durci.
— C’est elle. Et elle est encore en vie.
Sans attendre, il se lança dans la direction du vacarme, le groupe sur ses talons. Les bruits se précisaient, ponctués de chocs métalliques, de cris rauques et du sifflement d’une corde d’arc.
Puis, à travers l’épaisseur des troncs, ils aperçurent les silhouettes sombres des orcs et des gobelins. La meute s’était resserrée, une partie tentant de contourner leur proie.
Loyd n’hésita pas.
— On les prend par derrière. Elwyn, file vers elle !
Il bondit en avant, entraînant à sa suite le nain, l’archer et le magicien.
Le choc fut immédiat et brutal.
Le bouclier du nain heurta un orc de plein fouet, le projetant contre un tronc, tandis que l’archer décochait à bout portant dans la gorge d’un gobelin. Loyd, son épée fermement empoignée, trancha dans la masse avec précision. Les monstres, surpris, se tournèrent vers cette nouvelle menace plus accessible.