J’avais peur, Gamine. Peur de quitter ce que je connaissais, peur de dire adieu aux membres de l’équipage, peur de m’éloigner de ce qui se rapprochait le plus pour moi d’un foyer. Aussi, j'étais furieuse. Furieuse que le destin m'éloigne encore davantage de mes objectifs. Si j'avais su, jamais je n'aurais adressé la parole à ce fichu capitaine !
Alors, ce soir-là, j’ai pris la chaloupe pour passer la nuit sur le Nerriah. Je voulais toucher une dernière fois les cordes usées des voiles, caresser le bois râpeux du gouvernail et dormir à la belle étoile, mon dos contre le pont crasseux et irrégulier du navire. Oui, je l’admets, c’est une drôle de façon de dire au revoir. Mais c’était la mienne, voilà tout.
J’ai lentement ramé sur les eaux calmes de la baie de Nassau, jusqu’à atteindre la coque du bateau. Heureusement pour nous, la tempête qui faisait rage à l'horizon hier soir a contourné notre île. À la place, nous profitions d'une nuit claire et chaude.
J’ai monté l’échelle avec autant d’agilité que la première fois. Les images du premier jour me sont revenues, ainsi que l’atmosphère de branle-bas de combat.
Mais cette nuit-là, tout était calme. Seul le remous des vagues perturbait le silence, comme une douce berceuse appelant au voyage. Quelle tristesse de savoir que mon prochain voyage ne serait pas sur ce navire ! À la taverne, j’avais tout fait pour garder bonne figure, mais maintenant que je me trouvais seule, ma gorge s’est nouée sous mon bandana crasseux. Une larme, la première depuis bien longtemps, a roulé le long de mon nez.
Rien ne semblait pouvoir me réconforter.
Soudain, les planches du pont ont craqué sous le poids d’une démarche claudicante. Une silhouette décharnée s’est approchée, guidée par la faible lueur d’une lanterne.
« Je me doutais bien que tu allais venir. »
La Guigne, bien sûr, avec sa bosse aussi lourde à porter qu’un rocher. N’importe qui aurait pris ses jambes à son cou en voyant ce marin-sorcier. Je me souviens encore de la terreur qu’il m’inspirait, avant. Mais ce soir-là, malgré mon chagrin, je lui ai souri comme à un ami.
« Tu viens pour ta dernière leçon d’escrime ? a repris le bossu.
— Elle peut attendre un peu. Je suis plutôt venue observer les étoiles avec toi, ce soir.
— C’est vrai qu’elles sont magnifiques en cette période de l’année. Une nuit parfaite pour dire au revoir au Nerriah, n’est-ce pas ? »
C’était un gars sensible, La Guigne, plus qu’on ne pouvait le croire. Pas besoin d’exprimer mes sentiments avec des mots : il avait tout compris.
« Suis-moi, je connais le meilleur endroit pour regarder le ciel. »
Il m’a entraînée à l’arrière du navire, près du mât d’artimon. Là, nous nous sommes installés sur une caisse remplie de matériel de pêche. Puis le bossu a éteint la lumière, laissant simplement les constellations nous éclairer.
Ici, on ne voit pas grand-chose du ciel : les toits des villes sont trop hauts pour qu’on puisse apprécier les étoiles. Mais là-bas, Gamine, quand la voûte céleste revêtait ses couleurs nocturnes, la mer devenait son reflet, au point que les navires de la baie semblaient voler parmi les astres. Je crois que c’est la première fois que j’assistais à autant de beauté naturelle. Je te souhaite de vivre un tel spectacle un jour !
La Guigne était aussi ébloui que moi. Même plongée dans le noir, je voyais ses prunelles étinceler d’amour pour ces étoiles qui, paraît-il, sont des boules de feu qui s’embrasent à des milliards de miles au-dessus de nous. Son expression m’a rappelé ce que les hommes chuchotaient à son sujet.
« Dis-moi, c’est vrai ce qu’on dit sur toi ? Que tu peux lire l’avenir dans les étoiles ?
— Les hommes parlent trop. Mais c’est vrai, j’ai appris à lire le langage du ciel et à y entrevoir certaines destinées. Mais tu sais, j’évite de m’en vanter. Moins les autres en savent sur moi, mieux ce sera, et c’est valable pour toi aussi.
— C’est pour ça que tu ne parles jamais de toi ? Que tu ne parles jamais de ta vie en France ? De ta vie avant la piraterie ?
— La France est un grand pays d’idée, mais toutes les idées ne sont pas bonnes à dire. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. »
Un silence s’est établi naturellement entre nous. J’aurais aimé mieux le connaître, tu sais. De tous les membres de l’équipage, c’était avec La Guigne que j’avais tissé le plus de liens. En m’apprenant à me battre à l’épée, il m’a permis d’organiser ma propre défense et ma propre force. Alors que je l’observais, alors que je pensais à cet état de fait, mes larmes sont de nouveau remontées. Entre l’angoisse et l’inquiétude, je me suis demandé comment j’allais m’en sortir sans lui, sans Isiah et sans Ferguson.
« Et ce soir, qu’est-ce que les étoiles disent de moi ? »
J’ai eu du mal à articuler ces mots, mais, à ma grande surprise, La Guigne a souri.
« Elles disent que tu t’apprêtes à partir pour la plus grande aventure de ta vie. Ce n’est pas si étonnant : ton nouveau capitaine est un jeune homme très ambitieux, tu sais, avec de grands rêves. En fait, je crois que tu lui ressembles un peu. Vous avez la même hargne.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Moi, tout ce que je vois, c'est que je vais m'éloigner encore plus de ce que je veux vraiment.
— Tu veux parler de ce soldat qui t'a fait des misères à Portsmouth ? »
Je l'ai regardé, consternée. Jamais je n'avais mentionné Sawney Bean devant lui.
« Le capitaine m'en a parlé, a-t-il répondu. Je sais que tu veux y retourner pour le tuer, à cause de ce gamin qui est mort en prison. Je te comprends, Adrian, mais ne laisse pas ton désir de vengeance te ronger ainsi. La colère n'est pas une force. C'est d'ailleurs pour ça que tu n'es pas prêt.
— Alors quoi ? Je rejoins l'autre équipage sans garantie ? Sans être sûr de pouvoir accomplir un jour ce que je souhaite ?
— Si c'est tout ce que tu veux, ton existence doit être bien malheureuse, mon gars.
— Non, ce n'est pas tout.
— Alors quoi d'autre ?
— Je veux être capitaine. »
C'est sorti comme ça, le plus naturellement du monde. La Guigne m'a dévisagée en haussant les sourcils.
Je dois admettre que j'avais beaucoup cogité sur ce sujet pendant la journée. Si je voulais combattre la couronne britannique à ma manière, cela me semblait le meilleur moyen. Mais secrètement, je souhaitais le faire en tant que Saoirse Fowles et ça, je savais que ce n'était pas possible. Personne ne suivrait une femme capitaine, personne... Cela me faisait grincer des dents.
Mais La Guigne, qui me prenait pour Adrian Fowles, a pris le sujet très au sérieux :
« Si c'est ce que tu veux, intégrer l'équipage du capitaine Monteña est le meilleur moyen. C'est son second qui est mort, tu te rappelles ? Bien sûr, on ne te mettra pas sur ce poste d'office, mais si tu te débrouilles bien, tu pourras l'obtenir. Être second sur un navire de cette envergure est le meilleur moyen de se former au commandement, tu peux me croire !
— Je ne suis pas certain que ce soit la voie à suivre... Après tout, pourquoi je ne pourrais pas continuer à me former avec vous ?
— Voyons, Adrian, Ferguson ne te donnera rien de plus. S'il t'apprenait le commandement, tu lui ferais de l'ombre. Jamais il ne prendrait un tel risque. Et ce sont tes convictions que tu dois suivre, pas celle des autres.
— Mais je crois à la cause que nous défendons !
— Ce n’est pas suffisant, mon gars. Ce n’est pas parce que tu adhères à une idée pour changer le monde que tu es capable de la mener à bien. Il faut que tu tisses un lien avec elle, tu comprends ? Ce n’est pas donné à tout le monde. Hier matin, tu as libéré des esclaves. Est-ce que cela t’a apporté autant de satisfaction, autant de fierté que ça l’a été pour Isiah et Ferguson ? »
Je ne lui ai pas répondu, détournant mon regard vers les étoiles. Ma mémoire m’a ramenée à l’expression d’Isiah lorsqu’il parlait aux rescapés de notre dernier abordage. Il était difficile de faire plus fier que lui.
Non, Gamine, la libération des esclaves ne m’avait pas apporté autant de satisfaction que je l’espérais. En fait, asservie à mon désir de vengeance envers Sawney Bean, je m’y étais à peine intéressée.
« Si ce n’est pas la voie que je dois suivre, comment être sûr que rejoindre le capitaine Monteña est bien celle que je dois emprunter ? »
La Guigne a fait la moue en remuant ses épaules de droite à gauche. Ça m’a fait sourire : rares étaient les moments où il ne savait pas quoi répondre.
« Je crois que c’est à toi de décider. Je ne peux pas te garantir que rejoindre Monteña t’aidera à trouver le chemin à suivre, mais ce qui est certain, c’est que la voie que tu cherches n’est pas sur le Nerriah. »
J’ai médité longtemps pendant que le bosco contemplait la voûte céleste. Nous sommes restés un moment silencieux, prisonniers de nos pensées respectives. Alors que les étoiles tournaient au-dessus de nos têtes, l’air s’est rafraîchi.
Au bout d’un moment, La Guigne s’est levé avec énergie et a sorti son épée de son fourreau.
« Bien ! Et si nous commencions ta dernière leçon ? »
*
Le lendemain, à l’aube, Ferguson m’a secoué l’épaule pour me réveiller. La Guigne avait dû le chercher pour me conduire à mon nouveau capitaine. J’étais alors étendue en plein milieu du pont, juste à côté de mon épée.
« Il est l’heure, Adrian. »
Ces mots froids trahissaient son bouleversement, mais je ne lui ai pas fait remarquer. En vérité, j’étais incapable de lui dire quoi que ce soit.
Nous sommes grimpés dans la chaloupe pour rejoindre le port. Une fois installée, j’ai mis mes mains en visières pour observer les silhouettes qui attendaient sur le ponton. C’était le capitaine Monteña, à cheval, accompagné de deux de ses contremaîtres. À leurs côtés, une monture m’attendait.
Ferguson a ramé en silence, le visage dissimulé sous son grand chapeau à plume. Il hésitait, je le voyais bien. Mais je me suis contentée de le fixer, le suppliant du regard. Allait-il enfin m’adresser la parole ?
Alors que nous étions à mi-chemin, Forbes a stoppé la chaloupe. Quand il a relevé la tête, j’ai vu dans ses prunelles une drôle d’expression, semblable au regard qu’un père adresse à son fils.
« Fais attention à toi, fillette, a-t-il lâché. Si ces gaillards découvrent ton secret, il n’y aura personne pour te protéger. »
J’ai hoché la tête comme l’on approuve le dernier ordre de son capitaine. Mais, la gorge nouée, les larmes me sont montées aux yeux.
Il ne s’était pas adressé à moi de cette manière depuis notre première rencontre.
Je l’ai compris trop tard, Gamine, mais pour Ferguson, j’avais toujours été Saoirse.