Chapitre XIV

Je ne tiens pas vraiment à m’étaler sur le moment où, une fois à terre, les deux capitaines ont échangé quelques mots pour conclure leur marché. On m’a confié un cheval et j’ai suivi mon nouvel équipage, voilà tout. Sache seulement, Gamine, que j’avais le cœur lourd. J’ai dû me faire violence pour ne pas me retourner vers le capitaine Forbes une dernière fois.

Après avoir traversé Nassau au petit trot, nous avons emprunté le sentier littoral. C’était la première fois que je m’aventurais aussi loin de la ville, mais la mer ne nous quittait pas : sa couleur turquoise occupait toujours l’horizon et le remous de ses vagues continuait d’agiter nos oreilles. J’ignorais complètement où on allait. Aucun de mes compagnons ne m’adressait la parole, que ce soit le grand gaillard tatoué avec sa longue tresse noire ou le binoclard au regard charognard. Tous deux sont restés proches de leur capitaine et ont fait comme si je n’étais pas là.

Nous sommes passés au-dessus de l’épave anglaise qui gisait en bas de la falaise, sur la plage. Vu d’en haut, ce bâtiment me semblait encore plus impressionnant. Ce rafiot-là avait sûrement dû être conçu pour faire la guerre contre les autres puissances coloniales. Le royaume britannique devait s’en mordre les doigts d’avoir gâché ce beau navire pour une simple rébellion ! Si seulement il était récupérable… Mon nouveau capitaine a aussi jeté un œil sur cette épave. À son air désolé, je crois qu’il pensait la même chose que moi.

Nous avons chevauché ainsi un bon moment. Une bonne heure, je dirais. Monteña ne s’est pas retourné une seule fois pour s’assurer qu’on le suivait toujours. En bas, sur la plage, le sable s’étendait de plus en plus.

Le chemin a soudain bifurqué et nous a fait quitter le littoral. Après un grand virage, nous sommes descendus de nouveau sur la plage en passant à travers les dunes. Quand ces gros tas de sable se sont dégagés à mesure que nous progressions, ils m’ont laissé entrevoir une agitation telle que je n’en avais encore jamais vu.

Un campement immense de forbans.

Des tentes se dressaient de toutes parts. Des pirates s’affairaient dans tous les sens, certains s’occupant de la pause déjeuner, d’autres de réparer des filets. La plupart parlaient dans une langue que je ne comprenais pas. De l’espagnol, probablement, mais aussi autre chose, un dialecte non identifiable.

Jamais, en tout cas, je n’avais vu un équipage aussi discipliné, aussi dur à la tâche. Pas un seul ne dormait ou ne picolait. À côté d’eux, les hommes de Ferguson passaient pour des tire-au-flanc.

Mais ce n’est ni les hommes, ni le matériel, ni leurs travaux qui m’ont le plus impressionné.

Le plus extraordinaire, Gamine, c’était le navire qui se trouvait là, en cale sèche.

Jamais je n’avais vu un tel monument dans la baie de Nassau. Pourtant, il aurait été facilement repérable au milieu de toutes les autres frégates ! Avec ses quatre mâts et ses quarante canons, ce bateau était aussi bien armé que le Queen Anne’s Revenge. Il gisait sur le sable, des marins autour de lui, en train de racler sa coque immense. Les voiles carrées venaient tout juste d’être changées, les peintures avaient été revues, les fuites avaient été rebouchées. Sur le beaupré, une tête d’aigle sculptée regardait loin en avant, comme si le navire était un grand rapace prêt à s’envoler. Le gréement, flambant neuf, n’avait rien à voir avec celui du Nerriah, qui me paraissait bien piètre en comparaison. Pour sûr, j’avais devant moi un prince des mers !

« Le travail est pratiquement terminé, à ce que je vois ! » a crié le capitaine pour annoncer son retour.

Les hommes qui trimaient autour de nous se sont arrêtés pour le saluer.

Comment ce vaisseau était-il tombé entre les mains de ces pirates ? Mystère. Tout ce que je peux te dire, c’est que l’on avait effacé son nom pour en mettre un nouveau sur la plaque, comme je l’avais constaté la première fois sur le Nerriah. Ce galion, alors, avait été rebaptisé le Tlaloc. Quoi ? Tu trouves ce nom étrange, Gamine ? Moi aussi, je me suis demandé d’où il venait. Mais patience, je te raconterai.

J’ai suivi mon escorte jusqu’à la tente la plus imposante, probablement celle du capitaine. Nous sommes descendus de cheval pour nous glisser à l’intérieur. Là, une grande table recouverte de plans se dressait. Un Espagnol chauve, muni d’une longue barbe, y faisait des calculs.

« Eh bien ! Oeil-de-Pigargue, lui a demandé le capitaine Monteña, quelles sont les nouvelles ?

— En changeant les voiles et en nettoyant la coque, je pense que nous pourrons gagner cinq à dix nœuds.

— Excellent ! Chimalli, dis aux hommes de se reposer. À l'aube, nous remettrons ce navire à flot. »

Le grand gaillard tatoué est sorti exécuter son ordre.

Oeil-de-Pigargue, certainement le charpentier de l’équipage, s’est soudain rendu compte de ma présence, me toisant avec dédain. Le capitaine s’en est aperçu :

« Alvárez est mort. Il nous fallait une nouvelle recrue. Donc voici Adrian Fowles.

— Un Anglais ? C’est bien la première fois ! Rassurez-moi, capitaine, il ne va tout de même pas le remplacer ? Ce n'est qu’un gamin !

— Je n’ai pas encore décidé quel poste j’allais lui donner. Avant, il doit faire ses preuves. »

À cette annonce, le binoclard charognard a affiché un rictus entendu. Ce type-là ne m’inspirait pas confiance. Depuis le début, il me regardait comme un insecte qu’il fallait à tout prix écraser.

« Pourquoi il ne nous montre pas son visage ?

— Ne t’inquiète pas pour ça, amigos, a répondu Monteña au charpentier. Moi, je l’ai vu son visage, et son ancien capitaine m’a prévenu qu’il devait le garder pour n’effrayer personne. Disons que Fowles est un peu… amoché. »

J’ai froncé les sourcils, perplexe. Il savait que je n’étais pas défigurée, puisqu’il m’avait rencontrée près de l’épave avant que madame Morgane me donne le bandana. Pourquoi me couvrait-il ? J’ai frissonné, me souvenant alors de sa réaction quand je m’étais présentée à lui, ce fameux soir : Je m’attendais à un autre genre de nom.

Il savait, Gamine. Dès le début, il m’avait grillée. Et malgré ça, c’est moi qu’il avait choisie pour rejoindre son équipage.

Pourquoi ?

« Suarez, a repris le capitaine à l’attention du charognard, trouvez-lui quelque chose à faire. À votre retour, nous discuterons de la manœuvre de demain.

— Sí, señor. »

À sa manière d’incliner la tête, j’ai compris que cet inquiétant individu cherchait un peu trop ses bonnes grâces. Il m’a saisi le bras pour m’entraîner en dehors de la tente, trop heureux de m’éloigner de son supérieur.

Il m’a alors poussé à l’autre bout du campement, non loin du navire, vers une tente dont l’odeur ne m’était que trop familière.

Les cuisines.

« Aide le cuisinier et ses commis à terminer le dîner. On est nombreux, sur le Tlaloc, il y a sûrement encore beaucoup de pommes de terre à éplucher ! »

Après s’être assuré que l’on m’avait donné un tabouret pour m’asseoir et un couteau pour ma besogne, il s’en est allé en ricanant, satisfait de m’avoir mise là où l’on m’oublierait. Retour à la case départ… Pff ! Si Ferguson avait été là, il serait devenu complètement fou. Mais j’étais un bon matelot, Gamine, alors je me suis mise à la tâche sans m’exaspérer. Les autres m’ont discrètement observé. Ils parlaient entre eux en me regardant. Je n’y ai pas prêté attention. Pour l’instant, ce qui comptait, c’était de ne pas faire de vague.

J’ai passé des heures interminables à éplucher des légumes, au point que, quand est venue l’heure du souper, je n’ai rien avalé. Les autres sont allés manger dans leur tente, se souciant peu de ma présence. Le recrutement ne devait pas être très rare pour qu’ils m’ignorent ainsi.

Une fois la nuit tombée, personne ne m’a indiqué où je devais dormir. Alors, au lieu de faire le tour de toutes les tentes, je me suis résolue à roupiller à la belle étoile.

Mais avant ça, j’avais quelque chose à faire.

Le galion. Oui, je voulais le voir de plus près.

J’ai donc marché jusqu’au Tlaloc, déterminée à assouvir ma curiosité. Je dois avouer que ce navire était la seule consolation à ma situation. Étais-je tombée amoureuse de sa ligne dès le premier regard ? Oui, on peut dire ça.

Arrivée au pied de la coque, j’ai caressé le bois poli avec mes mains râpeuses. Toutes les impuretés de la mer avaient été retirées. Pas un craquement ne se faisait entendre, comme si ce galion venait tout juste d’être construit.

Où allait me mener ce vaisseau ? Sur quels flots allais-je à présent naviguer ? Pour quel pavillon m’apprêtais-je à me battre ? Tout ça me demeurait inconnu, à croire que le destin me réservait un sort tout particulier. Une mise à l’épreuve, voilà à quoi cela ressemblait.

Il me faudrait du temps pour m’adapter : il fallait absolument que j’apprenne la langue, sinon on me laisserait dans les cuisines éternellement et, cela, je ne pouvais le supporter. Jamais je n’avais autant nourri le désir de naviguer, de larguer les voiles pour les laisser s’envoler ou de les carguer pour laisser le soleil réchauffer le pont. Pour la première fois, je rêvais d’un navire. Pour la première fois, je rêvais de tenir la barre et de choisir un cap.

« Eh, toi ! »

Un sursaut venu du ciel. J’ai levé les yeux : une silhouette, perchée sur le hauban. Il m’a fallu forcer un peu pour la reconnaître : c’était celle de mon nouveau capitaine.

« Ne reste pas là. Demain, on aura besoin de toi pour remettre ce bâtiment à flot, il te faudra toutes tes forces. Retourne au camp ! »

Même si je ne le percevais pas parfaitement, les traits de son visage, sans aucun doute, s’étaient durcis à ma vue. Quelques mèches de ses cheveux noirs s’échappaient de sa queue de cheval, et il tenait un pistolet dans sa main libre. Il avait dû croire à une intrusion, d’où sa mauvaise humeur. Arf ! Décidément, quand je repense à cette journée, je ne cesse de me répéter à quel point elle a été catastrophique.

J’ai incliné mon tricorne et j’ai reculé lentement pour ne pas rendre plus mécontent mon supérieur. J’avais du mal à croire qu’il s’agissait du pirate que j’avais rencontré l'autre nuit près de l’épave. S’il m’avait bien repéré à ce moment-là, il ne semblait à présent montrer aucun intérêt pour moi.

J’ai repris la direction du campement où j’ai dormi en plein air, près du feu éteint. Faisant un dernier vœu aux étoiles, j’ai souhaité que demain me soit plus favorable.

 

*

 

Dès le lever du jour, l’ensemble de l’équipage s’est rassemblé directement devant la figure de proue. Là, j’ai aperçu le charpentier, Oeil-de-Pigargue, grimper avec agilité sur le beaupré. Une fois sur le pont, il a jeté trois gros bouts bien solides : un qui se trouvait à l’avant, et deux autres qui se situaient sur les côtés. Le capitaine Monteña a alors choisi ce moment pour élever la voix :

« ¡ La marea está con nosotros, amigos, disfrutémoslo ! ¡Pongan todo vuestro corazón a tirar! »

L’équipage a hurlé en cœur son enthousiasme. Pour ma part, je ne comprenais pas un mot de ce qu’il venait de dire, l’Espagnol étant une langue qui me faisait défaut. L’un des pirates qui travaillaient également aux cuisines s’en est rendu compte. Il m’a saisi le bras pour attirer mon attention, puis m’a désigné les cordes, mimant l’ordre que l’on venait de nous donner. Quand j’ai compris, j’ai dégluti.

J’ai considéré un instant mon corps et l'ai comparé à celui des marins qui m'entouraient. J’ai frissonné à l’idée de lui imposer un tel labeur. Mais le choix, Gamine, je ne l’avais pas. Si je tirais au flanc, on ne me garderait pas. Et plus que mon corps, l’échec m’était insupportable.

J’ai donc rejoint l’un des deux groupes qui tiraient sur les côtés. Après m’être placée juste derrière Montilla qui m’a adressé son plus mauvais sourire de charognard, j’ai décidé de me concentrer uniquement sur son dos pour ne pas flancher. Chimalli s’est placé en tête du groupe qui tirait devant, et le capitaine en tête du groupe qui se trouvait de l’autre côté de la coque. Nous avons tous avancé pour mettre les cordes en tension.

Une fois en position, j’ai serré les dents.

« TIREZ ! »

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