Carla laissa son regard s’attarder sur les paysages alors que la voiture de l’inspecteur filait sur la route de campagne. Les bouleaux se succédaient avec leurs troncs blancs pigmentés de mousse verte. Les longs rameaux lui rappelèrent les lanières d’un martinet. Le mouvement des branches celui de l’objet cinglant sa peau. Vlan. Tu ne parleras plus sur ce ton. Vlan. Tu es insolente. Vlan. Tu es une erreur. Vlan. N’interviens plus quand je corrige ta mère. Vlan.
Les réminiscences gagnaient en intensité, ses mains se joignirent et elle ressentit l’empreinte du cuir frappant ses membres. Un frisson la parcourut.
Le téléphone de l’inspecteur sonna. Il utilisa son kit main libre et répondit.
— Oui, Stéphane ?
— ….
— Très bien… Ah oui. D’accord. Bon, cela ne m’étonne pas. Quoi ? Comment était-il ?
— ….
— Bon, merci pour ces infos. Super boulot. Fais passer le message à Charlie.
Il décrocha et resta un moment songeur avant de prendre la parole.
— Vous n’êtes pas très bavarde aujourd’hui. C’est parce que vous vous êtes rapproché d’Halima et que cela vous gêne ?
Carla lui jeta un regard noir.
— Occupez-vous de vos affaires. C’est pas parce que j’accepte de vous aider que je suis devenue votre amie. C’est compris ?
— Très bien, très bien, ne gâchons pas cette belle journée en nous disputant.
Le flic termina sa phrase en tournant sur une nouvelle route communale puis, une fois la manœuvre accomplie ajouta :
— Apparemment, Justin Cruzet a été licencié après une faute professionnelle. Il n’a pas démissionné.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Vous m’avez menti. Ce n’est pas bon pour notre partenariat.
Elle mentait trop souvent, cela était presque un mécanisme de défense.
— Mon collègue m’a aussi affirmé qu’une semaine plus tard, un incendie avait eu lieu dans les locaux et le directeur juge ce départ de feu suspect. Vous en connaissez la cause ?
Bien sûr, pensa Carla, je me suis vengée. Ils s’en sont pris à Justin ? Je m’en prends à eux. Ces blaireaux.
— Aucune idée, dit-elle en haussant les épaules.
Le lieutenant resta impassible.
— Les collègues de Justin ont dit de lui qu’il n’était pas une lumière et qu’il se mettait toujours dans les emmerdes pour de l’argent. C’est une description fidèle ?
— La plupart de mes anciens collègues ont le QI d’une huître, je doute qu’ils soient fiables.
— C’est encore loin ? demanda-t-il finalement.
Carla regarda autour d’elle.
— Non, au bout de la route, vous tournez à droite, dans l’impasse.
Après quelques instants, Arthur Jakes engagea le véhicule dans la ruelle déserte puis arrêta sa voiture sur le bas-côté. C’était une vieille demeure en pierre, au toit abîmé et aux volets lapis écaillés. Carla n’appréciait pas cet endroit, elle y avait passé quelques soirées avec Justin une dizaine d’années auparavant et elle l’assimilait à un lieu de débauche.
— Charmante maison, chuchota le policier d’un air ironique.
Il sortit son carnet et commença à noircir une page de questions. Carla observa l’habitation, le jardin et le cabanon, sur ses gardes. Marc et elle n’avaient pas un très bon passif.
— Bon, voici les questions que vous allez lui poser.
La jeune femme récupéra la liste, lut en diagonale et déchira la feuille devant le regard outré du policier.
— J’en ai rien à faire de vos questions. Je connais bien Marc. Il ne me fait pas peur, c’est un gars qui s’est engraissé avec la bouteille et la drogue, si je le trouve en état de me parler, il n’osera pas me tenir tête. Il sait comment je suis…
— Vos paroles ne me rassurent pas du tout…
— Filez-moi votre micro. Vous interviendrez si besoin.
Docilement, Arthur enleva l’appareil de son bouton de chemise et le lui tendit. Il acceptait les ordres sans ronchonner. C’était même un peu louche.
— Faîtes attention… ça vaut cher…
Carla acquiesça et le plaça au niveau de son soutien-gorge. Au moins, elle était sûre que Marc n’y aurait jamais accès. Elle descendit de voiture, le policier lui emboîta le pas.
— Attendez !
Elle s’arrêta. Que lui voulait-il encore ?
— S’il y a un problème, on pourrait convenir d’un mot de passe ou d’une phrase pour que j’intervienne… Comme « Oh qu’elle est jolie cette horloge ».
Carla se demanda un instant s’il était sérieux. Apparemment oui. Les sourcils froncés, il ne souriait pas.
— Est-ce que je suis du genre à faire des compliments ?
Arthur grimaça.
— Vous pensez que s’il me saute dessus je vais avoir le temps de sortir votre jolie petite phrase ?
Il soupira en signe de résignation.
— Bon, vous avez raison, de toute manière j’entendrai tout, j’interviendrai rapidement, il tapota son arme avec un signe d’entendement.
Carla leva les yeux au ciel et se dirigea vers la maison de Marc 90ourant d’un pas assuré. Il était chiant ce flic, elle avait franchement fait pire dans sa vie qu’aller parler à Marc, l’obsédé du coin ! Elle arriva au perron et tapa à la porte avec virulence.
Au bout d’un moment, l’entrée s’entrebâilla et un homme de moyenne stature apparut.
— Putain ? Carla ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?
— Laisse-moi rentrer.
Sans attendre l’approbation du propriétaire, elle força le passage et se faufila dans la maison. Il referma la porte sur elle. La pièce sentait le renfermé, l’humidité. La décoration n’avait pas changé depuis des lustres, elle repéra les mêmes rideaux, les mêmes canapés où Justin s’asseyait pour emballer les filles. Toutes sauf elle.
Oui, elle était sa meilleure amie. Son âme sœur qu’il disait. Elle se rappela aussi la lourdeur de Marc. Ses tentatives de séduction foireuses et ses remarques cochonnes.
— Putain, ça fait un bail, Carlita.
— Ouais, je sais. Ne m’appelle pas comme ça.
— OK. Tu me veux quoi ?
— Des réponses. Tu as intérêt de ne pas faire le con.
Marc hocha la tête. Il avait maigri, mais son visage portait encore la marque de son embonpoint passé. Le menton semblait fléchir sous le poids de sa bouche, ses pommettes glissaient sur ses joues évidées, seuls ses yeux restaient intacts, petits et marron : le même regard de furet qu’elle lui connaissait depuis toujours.
— C’est quand la dernière fois que tu as vu Justin ?
Il se raidit immédiatement.
— Euh… Je sais plus trop, ça doit remonter à trois mois. Pourquoi ? Il lui est arrivé un truc ?
— C’est moi qui pose les questions, toi tu réponds. Pourquoi tu l’as vu ? Et de quoi vous avez parlé ? Reprit-elle d’un ton autoritaire.
— Je sais pas, il est juste venu pour dire bonjour, on a papoté et puis il est parti.
Elle savait qu’il mentait, Marc n’était pas très doué à ce jeu.
— Marc, dis-moi la vérité.
Elle fit craquer ses phalanges pour lui prouver qu’elle ne rigolait pas.
— Pas avant que tu m’aies dit ce qui se passe.
Elle hésita un instant, jeta un regard par la fenêtre, mouvement qu’aperçut Marc qui immédiatement remarqua le véhicule garé dans l’allée.
— Quelles emmerdes tu m’emmènes Carlita ?
— Aucune si tu parles. Justin est dans le coma, il a été renversé par une voiture.
Marc ne parut pas vraiment surpris ce qui irrita particulièrement la jeune femme.
— Comme ça, alors même qu’il est quasi mort, t’es toujours son lèche-cul ?
Sa lèvre s’était retroussée dans un pli de dégoût. Comme s’il était anormal qu’elle s’accroche. Carla sentit la colère palpiter le long de ses veines. Pas sûre qu’elle garde son calme bien longtemps.
— Qu’est-ce qu’il te voulait, putain ! lui cria-t-elle à la figure.
Marc s’approcha de la jeune femme et murmura :
— Va chier, Carlita.
En deux mouvements, la jeune femme se jeta sur lui, elle l’immobilisa avec une prise de judo, lui tordit le bras d’un côté et maintint l’autre hors de portée d’une arme quelconque. Marc poussa un grognement plus proche de l’animal que de l’homme.
— Arrête de te débattre, tu sais très bien comment ça va se terminer. Tu te rappelles ton dernier séjour à l’hosto ?
— T’as vraiment pas changé, Carlita… ça me fait toujours autant bander.
Pour toute réponse, elle tira davantage son bras en arrière ce qui provoqua un magnifique craquement. Il se contorsionna de douleur en hurlant. La jeune femme relâcha un peu la pression.
— OK, OK ! C’est bon ! Un de ses fournisseurs l’avait roulé. Il voulait savoir comment le faire payer, avoua-t-il.
— Il m’en aurait parlé.
— Tu m’as demandé la vérité. Lâche-moi maintenant !
La jeune femme le libéra. Marc recula de quelques pas en se massant l’épaule et lui lança un regard mauvais.
— Je n’ai jamais compris ce que tu lui trouvais. Il se servait de toi ! T’étais son putain de pantin. Il touchait de l’argent pour te garder à ses côtés, tu le savais ça ?
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? T'en a pas marre de raconter des conneries ? Tu lui as répondu quoi ? insista-t-elle.
— Qu’il avait qu’à le tuer cet enfoiré !
— Putain, mais quels conseils DE MERDE !
— Je pensais pas qu’il m’écouterait ! Carla, il a buté quelqu’un ! Pourquoi tu fais genre que tu l’ignores ? Tu le sais très bien ! Il a dû t’appeler !
— Non, objecta la jeune femme.
— Il t’a pas appelé pour enterrer le corps ? Tu veux me faire avaler ça ?
Marc se déplaça lentement dans la pièce. Carla remarqua la carabine posée sur la cheminée. Trop tard. En deux mouvements, l’homme récupéra l’arme et la pointa vers elle.
— Ne bouge pas où je t’explose les tibias.
La jeune femme leva les mains au ciel en signe de reddition.
— C’est dommage que tu n’aies pas d’horloge, murmura Carla.
Marc la dévisagea comme si elle avait perdu la tête. La porte s’ouvrit d’un coup.
— Police. Lâchez votre arme, s’écria le lieutenant avec une expression concentrée qui ne lui ressemblait guère.
Marc, l’air mauvais, s’exécuta de mauvaise grâce.
— Mademoiselle Cole, repartez calmement à la voiture.
La jeune femme traversa la pièce, zigzaguant dans le bazar du domicile de Marc. Elle lui fit un petit signe de main enjoué avant de prendre la direction de la voiture.
Elle entendit Arthur Jakes exiger que Marc fasse glisser son arme vers lui, puis elle entendit un juron et un bruit sourd, comme si on avait cassé de la vaisselle sur la tête de quelqu’un. Elle vit la silhouette du flic s’effondrer au sol et Marc sortir avec la carabine au poing. Elle ne chercha pas à se cacher ou à s’enfuir. Il n’allait pas la tuer. Il courut jusqu’à son 4x4, démarra en trombe et lui fit un doigt d’honneur.
Carla hésita puis revint sur ses pas. Arthur Jakes gisait inconscient au seuil de la porte. Des débris de porcelaine jonchaient le sol autour de lui. Elle posa deux doigts près de sa carotide pour s’assurer qu’il était bien vivant : son pouls battait régulièrement. Ses mains s’égarèrent dans les poches de son trench à la recherche des clés de voiture. Elle laissa échapper un sourire de satisfaction lorsqu’elle rencontra un contact métallique. En se relevant, elle lui tapota gentiment le crâne.
Elle monta dans le véhicule, vissa le chapeau rodéo de l’inspecteur sur sa tête et partit dans un crissement de pneu.
C’était intéressant comme chapitre, avec le petit flashback du passé de Carla au début et la confrontation avec ce Marc.
J’ai été surprise du code du bouquet pour demander de l’aide, je me suis demandé si j’avais pas raté une info sur un possible bouquet, mais non. C’était assez drôle quand Carla a dit que c’était dommage qu’il n’y ait pas de plantes chez lui, mais sinon je pense que c’était une assez mauvaise idée de la part d’Arthur de choisir ce code-là, il me semble qu’il aurait pu trouver mieux, avec son expérience ! En plus c’est assez rare qu’il y ait un bouquet chez les gens, enfin ça dépend lesquels, mais pour ce monsieur ça me paraît assez attendu.
Carla gagne plus de substances avec ces insinuations sur son passé en tout cas !
Je m'amuse toujours en te lisant ! Merci pour la lecture :)
Détails :
« Faîtes attention… ça vaut chère » : Faites, cher
« Putain, ça fait un baille, » : bail
« seuls ses yeux restaient intact » : intacts
« Pas avant que tu m’ais dit » : aies
« Il t’as pas appelé pour enterrer le corps » : t’a, appelée
Ah je t'avoue que le coup du bouquet, c'était un peu pour faire rire l'audience :p. Et j'imagine qu'Arthur s'emballe un peu aussi pour dérider Carla ! Enfin, je pourrai peut-être trouver quelque chose d'aussi drôle mais de plus logique ! Je vais réfléchir :p
Merci encore de ta lecture et du relevé des coquilles :p
Pleins de bisous
Je ne suis pas certaine d'avoir bien saisi ce qu'il s'est passé à partir du moment où Arthur est intervenu haha, c'est allé assez vite, et puis Carla qui part avec sa voiture : elle sait qu'elle risque d'avoir d'énormes problèmes et de ne plus pouvoir visiter Justin si elle se fait arrêter, donc pourquoi elle fait ça ? Encore l'interaction avec Marc était très intéressante, autant je ne suis pas certaine d'avoir compris la fin du chapitre haha
"Je ne suis pas certaine d'avoir bien saisi ce qu'il s'est passé à partir du moment où Arthur est intervenu" => Oui, je dois retravailler le passage en ajoutant plus de détails ;)
" elle sait qu'elle risque d'avoir d'énormes problèmes et de ne plus pouvoir visiter Justin si elle se fait arrêter, donc pourquoi elle fait ça ?" => Parce qu'elle a plus important à faire^^ Tu verras, tu comprendras par la suite :p
bisous volants
En ce qui concerne le cadavre, c'est bien réel^^
Tu t'y attendais du coup que Carla s'en aille ?
" Le mystère s'épaissit autour de Justin ! Et si vraiment il a tué quelqu'un et qu'il na rien dit à Carla, elle va se sentir trahie jusqu'à la moelle, peut-être que ça la détournera de lui ^^" => Ou pas :p
"ça va créer de sacrés problèmes à Arthur qu'il l'ait embarquée la dedans et qu'en plus elle l'ait roulé" => Oui, ça c'est sûr, tu liras les retombées dans quelques chapitres ;)
Pleins de bisous ! A bientôt <3
Comme d'habitude, j'apprécie particulièrement ton style d'écriture. Bien que court, ce chapitre est vraiment réussi. Il y a encore quelques coquilles à droite, à gauche, mais de manière globale, tout va bien. J'en ai relevé deux :
- « Oh qu’il est jolie ce bouquet ». = joli
- "Alors comme ça, alors même qu’il est quasi mort, t’es toujours son lèche-cul ?" (répétition alors)
- Et aussi, j'aurai aimé que tu t'attardes plus sur les expressions des personnages. Comme il s'agit d'un roman policier, ça peut toujours être intéressant.
Côté personnage, rien à redire. J'aime vraiment beaucoup Carla, et son côté cinglant. Son amour pour Justin est touchant. On voit bien que tu as bien travaillé chaque personne de ton histoire, c'est très satisfaisant à la lecture, tu peux être fière de toi !
C'est avec un tonitruant "La suiiiiite !!!" que je termine ce commentaire. Tu maintiens super bien le suspens, j'ai très hâte !
Que l'encre de ta plume éclabousse la voûte céleste !
Pluma.
Comme tu le dis, j'ai essayé de bien travailler les personnages, ça a l'air de fonctionner pour l'instant :p. Je serai fière quand j'aurai terminé l'histoire <3
"Et aussi, j'aurai aimé que tu t'attardes plus sur les expressions des personnages. Comme il s'agit d'un roman policier, ça peut toujours être intéressant."=> tu as bien raison, je note precieusement cette remarque pour ma réécriture :p
Merci pour ta lecture attentive et tes encouragements <3
Ça me fait super plaisir !!!