Chapitre XIII : Un lac de lumière (MAJ : 24/06/2022)

Evannah marcha en ruminant sa colère. Elle aurait aimé distribuer une paire de claques à Iuka, mais ce n’était pas une bonne idée. Et Foudre Bleue ne l’aurait pas apprécié. Evannah s’était attachée si vite au lépokyr et respectait un minimum sa sœur. Mais son égoïsme et sa fierté l’exaspéraient.

La jeune fille se retourna et vit Lyzel courir vers elle. Même si elle souhaitait s’isoler, la damorial était la seule qu’elle pouvait accepter à ses côtés en cet instant.

– Personne n’aurait réussi à les convaincre de s’allier, dit Lyzel.

– Je sais, ma tentative était stupide, rétorqua sombrement Evannah.

– Rien n’était stupide dans ce que tu as dit. Iuka ne voulait pas admettre que tu avais raison.

Un faible sourire apparut sur les lèvres de la jeune fille.

Elles avancèrent en silence dans les rues bruyantes et inquiétantes. Cette fois-ci, les lieux étaient infestés de personnes douteuses et infréquentables. Comme Evannah s’y attendait, une bande de damorials aux cornes abîmées les aborda brusquement.

– Salut, les gamines ! s’écria l’un d’eux alors que ses compagnons ricanaient méchamment derrière son dos. Vous visitez notre jolie cité ?

– Dégage, rétorqua froidement Lyzel.

Le voyou la saisit violemment par l’épaule et la força à le regarder dans les yeux. L’estomac d’Evannah se contracta et sa respiration se bloqua.

– T’as dit quoi, salope ?

– J’ai dit : dégage !

– Lâche ça, connasse ! hurla un second damorial en pointant Evannah du doigt.

La jeune fille qui venait de s’abaisser se releva lentement. Sa main serrait une grosse pierre. Elle fit un signe de tête à Lyzel pour prendre la fuite, mais une force invisible arracha la roche de ses mains avant qu’elle ne la lance. La pierre fonça sur un mur et roula à quelques mètres des filles. Frémissante de peur, Evannah laissa tomber la lampe. La racaille télékinésiste s’approcha d’elle, menaçante.

– Quoi ? Tu pensais nous assommer avec ton caillou, gamine ? Attends, on va t’en faire bouffer, maintenant !

– C’est vrai, ce n’était pas efficace comme tentative, admit l’Enfant-Cristal dans un calme forcé. Mais peut-être que celle-ci…

Une puissante clarté blanche explosa comme une bombe. Evannah crut être aveugle. Les yeux fermés, elle vacilla jusqu’à Lyzel qui la retint. Les ténèbres étaient revenues et les bandits poussaient des cris d’agonie. Des boules de lumière apparurent et la damorial fuit dans les rues en tenant le bras d’Evannah. Elle ne prêta pas attention aux badauds qu’elle bousculait et s’arrêta une fois dans les ruines. La jeune humaine reprit son souffle, le cœur tambourinant sous l’effet de la course et de la terreur.

– Quelle bande d’enflures ! pesta-t-elle.

– Malheureusement, certains sont mauvais, répondit Lyzel.

– Je vois. Et tu viens d’Ixarian. Comment as-tu pu vivre avec des gens pareils !

Evannah regretta aussitôt ses paroles qui avaient rembruni Lyzel.

– Beaucoup d’entre eux m’ont aidée depuis toute petite. Pour Ixarian, pour Leïvron, même pour Synoradel entier, je ne suis qu’une erreur. Je suis plus exilée que n’importe qui, mais les damorials d’Ixarian m’ont donné une place.

– Je suis désolée, je ne voulais pas…

– Ce n’est rien.

Lyzel prit la main d’Evannah et l’emmena dans le bâtiment où elles s’étaient croisées, au matin. Elles sortirent par une autre porte et arrivèrent dans une rue déserte, parsemée de ruines. C’était comme si un missile avait ravagé cette partie de la cité. La route montait vers un endroit inconnu. Le vent murmurait entre les restes des maisons en répandant cette odeur de vanille et de plâtre. Des quartz poussaient sur les murs fissurés et sur la terre où serpentaient de petits cours d’eau. Evannah s’apprêta à demander à Lyzel où elles allaient, mais une lueur attira son regard dans une rue, sur la droite. C’était d’ailleurs la direction que prit la damorial.

La mousse cristalline dévorait les façades et des touffes d’herbes s’échappaient des craquelures dans le sol. L’endroit était humide et Evannah manqua à plusieurs reprises de glisser. La pente s’arrêta enfin et laissa place à un paysage de lumière. Une plaine blanche constellée de quartz s’étendait à perte de vue. La végétation dansait sous le vent et entourait un lac translucide. Les yeux de l’humaine s’accoutumèrent longuement à la clarté pourtant douce. Son cœur s’apaisa face à cette plaine. Les ténèbres l’avaient étouffée pendant tout ce temps. Plus Evannah l’observait, plus elle désirait à tout prix quitter ces souterrains. Elle soupira d’admiration.

– Je viens ici quand j’en ai besoin, lui expliqua Lyzel.

Égarée dans sa contemplation, Evannah l’avait à peine écoutée. La damorial lâcha sa main et s’avança dans l’herbe. L’humaine la rattrapa et toutes deux arrivèrent près du lac. Des rochers couverts de plantes lumineuses dominaient le fond. Parmi les algues nageaient une grande variété de poissons.

Lyzel s’assit et invita Evannah à faire de même.

– Je ne pensais jamais voir un endroit aussi beau, s’émerveilla la jeune fille en se posant.

– Mitrisiane n’a pas de tels endroits, n’est-ce pas ? demanda la damorial.

– Non, pas vraiment… Si tu t’en souviens, ce n’est pas si beau. La pluie n’arrête pas de tomber, mais le soleil se pointe une fois par an. Mais ce n’est pas un jour de joie. Tout le monde sort, fête ce jour et provoque un sacré bordel. Les immeubles se ressemblent tous, comme les gens d’ailleurs. Les rues sont trop étroites et le ciel n’est jamais dégagé. L’air ne sent pas la vanille, mais pue l’essence et la poubelle. À vrai dire, je n’ai jamais eu de vie là-bas.

– Mitrisiane possède d’immenses serres qui protègent les fleurs des averses, n’est-ce pas ? Ton monde a une grande variété de plantes qui fait rêver les damorials !

– Oh ! c’est sûr… Je sais que vous adorez beaucoup les fleurs. Ma mère m’a emmenée chez un fleuriste pour en déposer sur la tombe de mon frère. Elle était… assez mal à l’aise quand c’était un damorial qui lui avait vendu les fleurs.

– C’est compréhensible.

Evannah lui répondit par un silence gêné. Dire que ses parents n’aimaient pas tellement les damorials était un euphémisme. Ils haïssaient les damorials. S’ils apprenaient que leur fille s’était attachée à l’un d’eux, ils la renieraient. Et encore, être Nébulienne suffisait.

– Tu avais un frère ? s’enquit Lyzel.

– Oui, il s’appelait Erwin et il était mon frère jumeau. Contrairement à moi, il était né Nébulien et pouvait contrôler le sang. Il avait tué notre chien quand il avait quatre ans. Les Veilleurs de Mitrisiane l’ont condamné à Uvrenel. Je ne me souviens plus de son visage, mais je me souviens de la douleur de sa perte. C’était comme arracher une partie de mon âme. Même s’ils essayent chaque fois de me faire croire que tout va bien, mes parents ne s’en sont jamais remis. Je suis sûre que… qu’ils voyaient en lui un avenir brillant. Il était si doué pour son âge. Moi je n’ai rien d’une gagnante.

– Mais… tu sais chanter ! Le chant est un art merveilleux !

– Ça n’a aucune importance. Chanter, c’est bon pour finir à la rue, comme le dit ma mère. C’est drôle, mais finalement, j’y suis rien qu’en l’ayant écoutée.

– L’avenir est inexistant, c’est nous qui le construisons. Tout le monde sait qu’il n’est pas écrit et qu’il ne peut être vu. Tu peux le façonner comme tu le veux, Evannah.

– Tu es très optimiste pour quelqu’un qui a vécu hors de ses terres.

– Parce que nous savons que Camoren n’est pas morte. Elle vit en nous et ses graines que nous parsemons écloront dans tout l’univers. Camoren est un fruit qui ne pourrira pas sur la branche de l’Arbre des mondes, Synoradel.

Evannah avait l’impression qu’elle récitait un poème.

– Nous avons grandi dans l’espoir, poursuivit l’Enfant-Cristal, pour la plupart d’entre nous. Ma mère me disait que Camoren ne mourra pas tant que les fleurs continueront de pousser, que nous sommes les tentacules de la Pieuvre aux Roses Pourpres.

– Alors c’est vrai ? Camoren a créé un Parasite ?

– Qu’est-ce que tu connais de notre histoire ?

– Je sais juste qu’il y avait un Parasite en forme de pieuvre couverte de roses. D’après ce qu’on m’a dit, ses tentacules ont traversé des portails. Le parfum de ses fleurs rendait les Furies rebelles et faisait disparaître les Gardiens Brumeux. Puis, Leïvron et Pémoré ont attaqué la Pieuvre aux Roses Pourpres. Après l’avoir tué, ils sont ensuite partis sous ordre des Gardiens Brumeux… qui ont détruit Camoren.

Une histoire bien trop irréaliste. Comme elle n’était pas née avant cet événement, Evannah se demandait si la vérité n’avait pas été ensevelie par la haine que les autres mondes portaient envers les damorials. Rendre des Furies folles… qui aurait pu faire ça ? Les Furies dominaient Uvrenel. Elles seules savaient ce qui se trouvait là-bas, mais aucune d’entre elles ne le dirait. Selon les rumeurs, celles liées à Camoren auraient révélé l’apparence d’Uvrenel. Mais personne ne connaissait aujourd’hui les secrets de la prison de Synoradel.

– Plus précisément, la Pieuvre a été créée par Handor, notre Ami à Tous, celui qui prenait soin de Camoren, expliqua Lyzel. Il voulait étendre notre jardin, rendre Synoradel heureux. Mais… se soulever contre l’autorité des Gardiens Brumeux, les protecteurs de Synoradel, c’est mal, n’est-ce pas ? Tuer l’un d’entre eux était impensable, mais Handor a utilisé leur unique point faible : les Parasites, ces monstres géants et étranges qui pompent l’énergie du monde pour grandir. Attaquer une Furie est déjà un acte immonde. Le projet de Handor était incompréhensible, même pour nous. Mais beaucoup continuent de croire qu’il avait une bonne raison.

Pour Evannah, Handor n’en avait eu aucune. Elle en déduisait qu’il n’était qu’un utopiste assoiffé de pouvoir. Les Gardiens Brumeux protégeaient Synoradel. Ils avaient abattu des Parasites et sauvé des peuples de leur perte. Ces maîtres de vapeur ne se mêlaient aux mortels qu’en cas d’immense catastrophe. Les problèmes de Mosdrem étaient trop petits pour eux. Du moins, pour l’instant.

– Hérannévya te dit quelque chose ? demanda Lyzel, rêveuse.

– Je sais juste qu’il s’agit d’un nouveau monde, répondit Evannah. Mais est-ce que c’est vrai ?

– Nous, damorials, nous sommes sûrs qu’il existe. Avant de quitter Maciurim, des rumeurs annonçaient que Hérannévya avait été détecté.

– Mais personne ne l’a encore trouvé ?

– Non, personne n’est parvenu à ouvrir de portail.

– Tu penses que Hérannévya est un nouveau Camoren ?

– Bien sûr !

Evannah croyait que Lyzel, tout comme les autres damorials, était aveuglée par ses espoirs. Camoren pourrait très bien renaître, mais seulement si ses enfants se réunissaient. Hérannévya n’avait rien à voir avec le monde de son amie. Et qui serait assez fou pour reprendre le projet de Handor ? D’ailleurs, qu’avait-il découvert pour s’opposer à l’autorité brumeuse ?

– Tu… tu étais avec tes parents quand Mosdrem s’est déchaîné ? s’enquit Evannah avec prudence.

– Mon père est mort dans la destruction de Camoren et ma mère, quand j’avais seize ans, répondit Lyzel sur un ton neutre.

La jeune humaine n’osa pas poser d’autres questions, même si elles désiraient se faire entendre.

– Evannah, je voudrais te suivre, annonça Lyzel.

– Ah bon ? Je pensais que tu ne voulais plus revoir l’obscurité.

– Mes amis Alaïa et Niyaëv sont dans Ixarian. Quand j’ai vécu là-bas, ils étaient les seules personnes vers qui je me tournais lorsque j’étais mal. On s’est toujours soutenus dans notre exil. Je dois les retrouver et savoir ce qu’ils sont devenus.

– J’espère qu’ils vont bien, Lyzel. Je veux bien que tu viennes avec nous.

Elle esquissa un sourire pour la remercier et s’allongea. Evannah l’imita et contempla les cristaux qui poussaient sur les hautes parois de la caverne. De là où elle était, ils s’apparentaient à des étoiles et formaient des constellations irisées. Son imagination se déchaîna et lui montra des lapins, des renards volants, une pieuvre et un bateau de fleurs. Dans Mitrisiane, les nuages gâchaient ce plaisir et n’égayaient pas les cieux de diverses formes.

Plus tard, Evannah se leva en entendant Foudre Bleue hurler dans les ruines. Intriguée, elle sortit de ce rêve de cristal, Lyzel sur ses talons, et alla à la rencontre du lépokyr.

L’attention du lapin était focalisée sur un des étages de l’immeuble. Les jeunes filles plissèrent les yeux, mais ne perçurent rien.

– Quelqu’un est ici, visiblement, fit remarquer Lyzel.

– Des damorials peut-être ? J’espère qu’on ne va pas de nouveau tomber sur de sales types.

– Peut-être, mais je pense qu’ils se seraient déjà occupés du lépokyr.

– Allons voir !

Evannah marcha vers le bâtiment avec appréhension. Réticente devant cette idée, Lyzel la suivit quand même. Elles montèrent prudemment les escaliers. Personne n’était à l’étage. Excepté un étrange mur qui ne s’y trouvait pas avant.

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maanu
Posté le 26/05/2022
Très sympa de découvrir un peu les effets des pouvoirs de Lyzel !
Et j’ai beaucoup aimé ta description du lac, on arrive très bien à se l’imaginer, et ça a l’air plutôt magnifique (contrairement à Mitrisiane, qui ne donne pas franchement envie...) :)
Tu avais déjà mentionné le frère d’Evannah ? Triste, tout ça, en tout cas. Hâte de voir si on entendra de nouveau parler de lui, et si on va savoir un peu ce qu’il est devenu ;)

Il y a un passage qui m’a posé un peu problème, au moment de la dispute :
« La jeune fille qui venait de s’abaisser se releva lentement. Sa main serrait une grosse pierre. Prête à prendre la fuite, elle tendit l’autre vers Lyzel pour l’attraper, mais la roche vola et fonça sur un mur. Frémissante de peur, Evannah laissa tomber la lampe. » → Ce passage manque un peu de clarté… Le damorial télékinésiste a arraché la pierre des mains d’Evannah, c’est ça ? Je pense qu’il faudrait reformuler la phrase pour qu’on comprenne mieux, parce qu’en l’état on a d’abord l’impression qu’Evannah a lancé la pierre, avant de comprendre que c’était le damorial quand tu le qualifies un peu plus loin de télékinésiste (ceci dit, c’est peut-être l’effet que tu recherchais?).
Et aussi, toujours dans ce passage : Evannah prend une pierre dans une main, tend l’autre pour attraper Lyzel, et un peu plus loin elle lâche sa lampe → c’est moi qui ai mal lu la scène ou est-ce qu’il lui manque une main pour tenir tout ça ? ^^

J’ai eu aussi un peu de mal à saisir l’histoire que raconte Lyzel, au sujet de Camoren. Je crois que c’est parce que quand tu dis « Camoren a laissé un Parasite entrer », c’est un peu embrouillant parce qu’on peut croire (en tout cas ça a été mon cas) que c’était involontaire, que Camoren a juste « attrapé » un parasite, comme on attrape des poux. Du coup on a l’impression que Leïvron et Pémoné sont venus en aide à Camoren, pas qu’ils l’ont attaquée, et on ne comprend pas bien comment ça explique la destruction de Camoren et la mauvaise réputation des damorials. Ce n’est que quand tu parles du rôle de Handor là-dedans qu’on comprend mieux, et il faut relire tout le passage pour tout saisir. Tu devrais peut-être mentionner Handor dès le début, ou dire « Camoren a attiré un Parasite jusqu’à elle », ou quelque chose comme ça.

- « Je sais que vous adorez beaucoup les fleurs » → adorer beaucoup, je trouve ça un peu bizarre… Pourquoi pas « aimez beaucoup », tout simplement ?
- « Elles seules savaient ce qui s’y trouvait là-bas » → « ce que se trouvait »
- « Ces maîtres de vapeur se mêlaient aux mortels qu’en cas d’immense catastrophe. » → « ne se mêlaient »

« L’avenir est inexistant, c’est nous qui le construisons » → très beau, ce passage ;)
DraikoPinpix
Posté le 28/05/2022
Coucou ! Merci encore pour tes corrections !
Alors, en effet, j'ai fait des erreurs dans le passage avec Lyzel et Evannah contre les racailles. J'ai corrigé : Au final, Evannah prend la pierre, fait signe à Lyzel de s'enfuir, mais une force invisible lui arrache la pierre des mains (cette force vient du télékiniste, donc).
Quant au Parasite, j'ai indiqué tout de suite qu'il a été créé, du coup. Ça permet en effet de comprendre de suite la réputation des damorials.
Bref, je rééditerai ce chapitre aussi pour les lecteurices suivants !
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